Le film que Walter Salles consacre à la disparition de l’ancien député Rubens Paiva a provoqué de nombreuses polémiques. Il est surtout un acte de mémoire dans le long chemin que le Brésil parcourt pour se rendre justice.
Le film que Walter Salles consacre à la disparition de l’ancien député Rubens Paiva a provoqué de nombreuses polémiques. Il est surtout un acte de mémoire dans le long chemin que le Brésil parcourt pour se rendre justice.
Le succès mondial du film Ainda estou aqui (Je suis toujours là) et les récentes querelles s’y rapportant sur les réseaux sociaux et dans les journaux, y compris en France, dépassent les polémiques de quelques fans enthousiasmés par le premier Oscar du cinéma brésilien. Le long métrage de Walter Salles révèle les liens entre le passé de la dictature et notre présent, mais aussi entre mémoire et histoire, art et politique. Il éclaire plus largement les conflits autour de la mémoire de la dictature brésilienne, en lien avec l’État, la société civile, l’historiographie et le processus inachevé de justice transitionnelle.
Le 15 janvier 2025, le critique Jacques Mandelbaum écrivait dans Le Monde : le film Je suis toujours là privilégie « une performance d’actrice qu’il est loisible – à rebours des Golden Globes, qui viennent d’attribuer à Fernanda Torres le prix d’interprétation féminine – de trouver passablement monocorde. » [1] Il a suffi de vingt-quatre heures pour que les réseaux sociaux du journal soient envahis par des milliers (21 600, selon Le Monde) de commentaires furieux de Brésiliens, répercutés par toute la presse brésilienne [2].
Le Monde a répondu avec un article de son correspondant, Bruno Meyerfeld, expliquant les « passions » que le film avait provoquées au Brésil et la « colère » de l’extrême droite, nostalgique de la dictature [3]. Il a affirmé que la bonne performance du film était liée à un sentiment national de « revanche », puisque la mère de l’actrice principale, Fernanda Montenegro, a concouru pour l’Oscar de la meilleure actrice en 1999 pour son rôle dans Central do Brasil, également réalisé par Walter Salles (mais ni elle ni le film n’ont remporté la statuette). Le journaliste évoque aussi ceux qui n’ont pas aimé le film et ont trouvé la performance de Torres « lourdingue ».
L’« arrogance » française et le « complexe d’infériorité » brésilien sont devenus un sujet diplomatique. Pour « clore la question », l’ambassadeur de France au Brésil est apparu dans une vidéo sur le compte Instagram de l’ambassade, en train de visiter la maison qui a servi lors du tournage du film brésilien. Avec un éloge de la « performance marquante » de Fernanda Torres, « qui a eu tant de succès au Brésil et dans le monde ».
Mais au fait, de quoi traite Je suis toujours là ? Le film est une adaptation du roman autobiographique de Marcelo Rubens Paiva, racontant la trajectoire de sa mère, Eunice Paiva, pendant et après la dictature militaire (1964-1985). Le film, qui débute en 1970, retrace la vie d’une famille de la classe moyenne aisée dans un quartier de Rio de Janeiro. Mariée à l’ancien député travailliste Rubens Paiva, Eunice était mère de cinq enfants. Du jour au lendemain, son mari a été enlevé et il est devenu l’un des « disparus politiques » du régime. Nous savons aujourd’hui que Rubens Paiva a été torturé et assassiné par les militaires dans les sous-sols du DOI-CODI [4] à Rio de Janeiro entre les 20 et 22 janvier 1971.
À la recherche d’informations sur le sort de son mari, devenue responsable et pourvoyeuse de sa famille, Eunice doit se réinventer. L’ancienne « femme au foyer » retourne avec ses enfants à São Paulo, ville dont sa famille est originaire ; là, elle suit des études de droit et devient une militante des droits de l’homme, en particulier des causes indigènes, sans jamais cesser de rechercher des informations sur son mari.
Peu de temps après l’arrestation de Rubens, Eunice a appris sa mort, mais la famille n’a jamais su où se trouvait le corps – sort de nombreux autres disparus de la dictature. Ce n’est qu’en 1996, après une longue bataille judiciaire menée par Eunice Paiva et plusieurs familles de disparus, que l’État brésilien a émis un certificat de décès attestant la disparition du député [5]. L’ironie de l’histoire a voulu que cette combattante pour la mémoire soit atteinte de la maladie d’Alzheimer. Eunice Paiva est décédée à l’âge de 86 ans, le 13 décembre 2018, le jour du cinquantième anniversaire de l’Acte institutionnel n° 5 et l’année où Bolsonaro est devenu président du Brésil.
Au-delà de l’hommage au courage et à la résilience d’Eunice, le film montre l’impact de la dictature militaire sur le quotidien des familles, le rôle des femmes et la mémoire de la résistance (pacifique) contre le régime.
Les militaires ont contrôlé le processus d’ouverture politique (jusqu’à la redémocratisation du pays), bien que la société civile ait suivi son rythme propre. Un moment clé a été la promulgation de la loi d’amnistie en 1979, après une intense campagne menée par différentes associations, institutions et groupes, en faveur d’une amnistie générale et sans restriction. Cette loi, négociée par le haut commandement des forces armées et adoptée par le Congrès national – elle est toujours valable aujourd’hui –, a permis le retour des exilés, mais elle a également blanchi les militaires et civils impliqués dans des crimes.
C’est dans ce contexte que d’anciens militants des groupes armés ont commencé à publier leurs mémoires, valorisant l’image d’une jeunesse révolutionnaire, héroïque et parfois naïve [6]. En parallèle, une lecture de la dictature s’est imposée : coup d’État de 1964, gouvernement militaire « doux », lutte entre factions, victoire de la « ligne dure » en 1968, donnant lieu à un « coup d’État dans le coup d’État » (avec la mise en œuvre l’Acte institutionnel n° 5). Le miracle économique du gouvernement Médici (1969-1974), ainsi que la censure et la propagande, ont contribué à dissimuler la période la plus dure de la répression. C’est le gouvernement Geisel (1974-1979), également « souple », qui a permis l’ouverture politique et le retour des mouvements sociaux en lutte pour la démocratie.
Il en est résulté une « mémoire hégémonique libérale » (selon la formule de l’historien Marcos Napolitano) sur la dictature, partagée par les militants, les artistes et de nombreux universitaires, mais pas nécessairement par le reste de la société. Cette mémoire hégémonique a toujours privilégié le binôme résistance/répression. La grande majorité des films et documentaires sur la dictature véhiculent cette vision. Dans le souvenir de nombreuses familles de la classe moyenne, la vie quotidienne s’est améliorée avec le « miracle économique » des années 1970. Peu importe la répression, dès lors qu’« on vivait mieux ».
Contrairement aux pays voisins comme l’Argentine et le Chili, qui ont rapidement mis en place une justice de transition après la fin de leurs dictatures (en commençant par la création d’une Commission de la vérité), le Brésil a commencé une politique de réparations seulement à partir de 1995, sous le gouvernement Cardoso, puis dans les années 2000 avec Lula. Ce n’est qu’en 2011, sous le gouvernement de Dilma Rousseff, qu’a été promulguée la Commission nationale de la vérité (CNV). Pendant le processus de promulgation de la loi, les militaires sont revenus sur la scène politique pour manifester leur opposition au « revanchisme » et ont réussi à faire pression pour modifier la période d’enquête de la Commission.
La fondation de la CNV a permis l’ouverture de nouveaux dossiers et la numérisation du vaste fonds du Service national d’information, organisme qui supervisait les actions de surveillance pendant la dictature. Il est intéressant de noter qu’à ce moment-là, le cas Rubens Paiva n’était pas parmi les plus connus et étudiés. Mais la CNV a décidé d’enquêter sur le cas. La version officielle de l’armée affirmait que,
lorsqu’il [Rubens Paiva] était conduit par des agents de sécurité pour être interrogé sur des faits liés à des activités subversives, son véhicule a été intercepté par des éléments inconnus, probablement des terroristes, et il a pris la fuite vers un lieu inconnu. [7]
En 2012, grâce aux documents d’un colonel qui dirigeait le DOI-CODI (assassiné cette année-là), la CNV a pu retracer la détention illégale de Rubens Paiva. L’année suivante, le témoignage d’un autre colonel de réserve et de deux autres militaires (gardés secrets) a permis de retracer les événements des 20-22 janvier 1971 et d’indiquer les noms des responsables de l’arrestation et de la disparition de Paiva.
C’est dans ce contexte que Marcelo Paiva, le fils, décide d’écrire, avec sa mère déjà atteinte de la maladie d’Alzheimer, le livre Ainda estou aqui (Je suis toujours là), publié en 2015. L’auteur a mené des recherches dans les archives et les journaux, ainsi qu’auprès de témoins, pour écrire un livre de mémoire.
Ou plutôt de mémoire empêchée : celle d’une famille qui n’a pu faire son deuil ; celle d’une femme qui, toute sa vie, a recherché des informations sur le sort de son mari, et qui, lorsqu’elle découvre enfin la vérité, n’a plus accès à ses souvenirs, bien qu’elle ne cesse de les ressentir. On voit cette scène dans le film, lorsque la vieille Eunice, interprétée par Fernanda Montenegro, suit à la télévision les conclusions de la CNV.
Le livre traite également de l’abus de mémoire, théorisé par Ricœur dans La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli (Seuil, 2014) : la manipulation, la propagande, l’invention de fausses versions que les Forces armées brésiliennes ont officiellement adoptées pour dissimuler les morts et disparitions forcées. En 2015, Mateus Pereira a publié un article pour montrer comment les travaux de la CNV avaient déclenché une véritable « guerre des mémoires » sur la dictature [8]. À l’époque d’Internet, et avec toutes sortes d’interprétations sur le coup d’État et le régime qui a suivi, de nombreuses versions étaient ouvertement négationnistes.
Walter Salles a commencé son travail à la mort d’Eunice et au moment où Bolsonaro a remporté l’élection présidentielle. Avec son équipe, il a passé trois ans à faire des recherches, ce qui explique le caractère très fouillé du film, jusque dans les moindres détails. Pour lui, adapter Ainda estou aqui signifiait résister à un gouvernement qui vilipendait la culture brésilienne. Comme il s’agissait d’un sujet délicat dans ce contexte et que, par ailleurs, l’épidémie de covid faisait rage, ce n’est qu’avec l’élection de Lula, en 2022, que les conditions du tournage ont été réunies.
Le tournage a commencé au début 2023, au moment où l’ex-président Bolsonaro préparait un coup d’État. Nouvelle ironie de l’histoire ? Non, car le film est en soi un acte de mémoire, dans le long chemin que le Brésil parcourt pour se rendre justice. Après 2015, le rapport de la CNV a été pratiquement oublié par l’État. La Commission des morts politiques et des disparus a continué d’exiger que la cause du décès soit modifiée sur les certificats obtenus en vertu de la loi 9140. Cependant, sous le gouvernement Bolsonaro, la résolution a été révoquée, tout comme la politique de justice transitionnelle. Cette commission n’a été réanimée qu’au milieu du gouvernement Lula III, en 2024, après une forte pression de la société civile.
Aujourd’hui, avec Ainda estou aqui, la politique de modification de la cause du décès a été reprise. Symboliquement, la famille Paiva a été la première à recevoir le nouveau certificat de décès de Rubens : elle était désormais reconnue comme « non naturelle, violente, causée par l’État brésilien dans le contexte de la persécution systématique des personnes identifiées comme dissidents politiques du régime dictatorial établi en 1964 ».
J’ai vu le film deux fois. La première, c’était deux semaines après sa sortie au Brésil, en décembre 2024. Le cinéma était plein. À la fin de la séance, les gens applaudissaient debout, beaucoup pleuraient. À l’université où j’enseigne (le cours que je donnais portait justement sur la CNV), on ne parlait que de cela. Les étudiants, les collègues, tous étaient très enthousiastes à propos du film. À la mi-février, le film avait déjà dépassé les cinq millions de spectateurs et était devenu le cinquième plus grand succès du cinéma brésilien.
Je l’ai revu à Paris avec une amie historienne qui a trouvé le film très beau. Un jour de semaine, la salle accueillait un public plus nombreux que je ne l’aurais imaginé. À la sortie du film, parmi plusieurs questions, elle m’a astucieusement demandé : pourquoi, dans le groupe d’amis de Rubens Paiva, lui seul a été arrêté et tué ? Cela m’a fait réfléchir aux disputes (de mémoires, mais aussi historiographiques) sur l’interprétation du coup d’État de 1964.
À ce moment-là, Rubens Paiva était député fédéral du PTB (le même parti que le président Jango, qui a été déposé) pour l’État de São Paulo. Le 1er avril 1964, il a prononcé un discours fervent contre le coup d’État en cours. Peu après, son mandat et ses droits politiques ont été révoqués. Il est parti en exil, mais il est revenu au Brésil en 1969, lorsqu’il s’est installé à Rio et a repris son activité d’ingénieur.
Contre la description générique selon laquelle les militaires auraient perpétré le coup d’État pour « en finir avec le communisme » et la corruption qui régnait, on peut soutenir qu’il s’agissait surtout d’extirper l’élite travailliste. La mort de Rubens Paiva en témoigne.
Le film est beau parce que, bien qu’il traite d’une histoire individuelle, il parle un langage universel : une famille, une mère, des enfants qui grandissent sans leur père. Rubens Paiva n’était pas un révolutionnaire ; il n’a pas pris les armes pour lutter contre le régime et pourtant il a été tué par lui.
Je suis toujours n’a pas échappé à la polémique, née à l’extrême droite comme à l’extrême gauche. En février 2025, le journal Estado de Minas a publié la chronique de la journaliste Etiene Martins, spécialiste des relations ethno-raciales, dont le titre était : « Pourquoi 22 ans de dictature dérangent-ils plus que 388 ans d’esclavage ? » Et d’affirmer à la suite : « Quand je regarde le visage de Walter Salles Jr, je vois la descendance de ceux qui ont torturé, violé, fouetté, emprisonné mes ancêtres. » Une énorme polémique s’est ouverte, qui ne concerne pas directement le film, mais plutôt la revendication d’autres mémoires. Le point ici soulevé est lié au réalisateur, héritier de l’une des plus grandes banques brésiliennes.
Le père de Walter Salles, Whalter Moreira Salles, a effectivement vu sa banque bénéficier des politiques économiques des gouvernements militaires. Les familles Moreira Salles et Paiva étaient très amies ; le petit Walter jouait avec les filles de Paiva. Lors du coup d’État, les Moreira Salles se sont exilés à Paris, où ils ont vécu jusqu’à 1968, avant de retourner au Brésil. Dans une interview, Walter Salles a déclaré que « la rencontre du public brésilien avec sa propre histoire est le plus grand prix dont il pourrait rêver ». En fait, c’est Walter Salles qui a retrouvé sa propre histoire et qui, en ces temps de graves menaces sur la démocratie, nous communique cette mémoire.
Je suis toujours là ne montre pas la mort de Rubens ni les larmes d’Eunice. C’est justement par la sensibilité et la pudeur avec lesquelles il évoque la période que le film a touché tant de personnes, dans une société fatiguée par la polarisation politique et la violence qu’elle engendre. Le film montre, une fois pour toutes, qu’une dictature ne vaut la peine à aucune condition. La joie de voir le film remporter l’Oscar du meilleur film étranger atteste du soutien populaire qu’il a recueilli – proche de la ferveur d’une Coupe du monde de football.
Une autre référence a été mentionnée par Fernanda Torres elle-même dans une interview, lorsqu’elle a déclaré que la plus grande consécration d’une artiste au Brésil était de devenir un déguisement de carnaval. Ce que l’on peut déjà observer. Le dimanche du carnaval 2025 a aussi été le dimanche de l’Oscar. Même la Marquês de Sapucaí, où se déroulent les défilés des écoles de samba à Rio, a diffusé la cérémonie américaine. Un pays tout entier a fêté son premier Oscar. En soutien à la culture brésilienne, mais aussi au désir de démocratie.
par , le 5 mars
Angélica Müller, « Le succès d’un film-mémoire. Retour sur le film oscarisé « Je suis toujours là » », La Vie des idées , 5 mars 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-succes-d-un-film-memoire
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[1] Jacques Mandelbaum, « Je suis toujours là : le combat existentiel d’une femme face à la disparition de son mari », Le Monde, 15 janvier 2025.
[2] « Le Monde reclama de ‘invasão’ de brasileiros após criticar ‘Ainda Estou Aqui’ », Folha de S. Paulo, 27 janvier 2025.
[3] Bruno Meyerfeld, « Au Brésil, le film Je suis toujours là déchaîne les passions », Le Monde, 27 janvier 2025.
[4] Créé en 1970, c’est un service de répression et de renseignement subordonné à l’armée.
[5] Loi sur les disparitions politiques au Brésil (n° 9140/1995).
[6] Le classique O que é isso companheiro (1979) du journaliste Fernando Gabeira, qui raconte l’enlèvement de l’ambassadeur américain Charles Burke Elbrick par des groupes révolutionnaires en 1969, est l’un des plus connus.
[7] V. Ishaq, C. Melo, “O caso do desaparecimento de Rubens Paiva : os avanços da investigação da Comissão Nacional da Verdade”, in M. Priore, A. Müller (dir.), História dos crimes e da violência no Brasil, São Paulo, Unesp, 2017, p. 329.
[8] Mateus Pereira, “Nova direita ? Negação e inscrição em tempos de Comissão da Verdade (2012-2014)”, Varia Historia, vol. 31, n° 57, 2015, p. 863-902.