L’ascension fulgurante de Jair Bolsonaro et sa large victoire aux élections présidentielles brésiliennes d’octobre 2018 ont pris de court les observateurs. Si, plusieurs mois avant le scrutin, le député d’extrême droite était déjà assuré d’accéder au second tour, c’était parce que l’éparpillement des candidatures plaçait cette barre à quelque 20% des voix. À la même époque, il était de notoriété publique que les candidats des partis traditionnels privilégiaient l’affrontement avec Bolsonaro au second tour, car la victoire semblait alors assurée. Le capitaine de la réserve, député fédéral depuis près de trente ans, était bien connu des milieux politiques. Considéré comme un personnage marginal, mauvais orateur et débatteur, il était familier de propos outranciers dont tous s’imaginaient qu’ils le discréditeraient rapidement. Sans organisation derrière lui – il n’a intégré le fantomatique Parti Social Libéral qu’en janvier 2018 –, longtemps sans soutien des principales puissances économiques du pays, sans accès aux médias, il apparaît tardivement comme le représentant d’un mécontentement diffus destiné à plafonner au quart de l’électorat.
Les mécanismes de l’emballement de la candidature Bolsonaro ont bien été décrits. Une attaque au couteau, le 6 septembre, victimise le candidat et lui donne un prétexte pour échapper ensuite aux débats pré-électoraux, dans lesquels sa médiocrité apparaissait au grand jour. L’absence de décollage du représentant de la droite traditionnelle, Geraldo Alckmin (Parti de la Social-Démocratie Brésilienne, PSDB), pousse vers le 20 septembre les lobbys financiers et les Églises évangéliques à changer de cheval. Enfin, le matraquage de l’électorat par des millions de messages quotidiens de propagande et de fake news, essentiellement via la messagerie WhatsApp, est progressivement révélé par les médias [1]. Ces signaux annoncent le score élevé de Bolsonaro au premier tour, sans que les analystes aient vraiment d’outils pour en comprendre les logiques profondes. Le triomphe électoral de l’extrême droite est ainsi survenu sur une scène publique et intellectuelle qui s’y était peu préparée. Les quelques semaines écoulées depuis la victoire de Jair Bolsonaro permettent de mettre à distance l’effet de surprise, voire de sidération, qu’elle a suscitée et la resituer dans une décennie de fragilisation de la démocratie brésilienne et d’offensive, à l’échelle nationale et continentale, de forces conservatrices aux objectifs inédits.
La montée d’un « antipétisme » bien orchestré
Le point de départ de l’analyse est la rupture dans le premier mandat de Dilma Rousseff qu’ont représentée les grandes manifestations de juin 2013. Leur bannière est la dénonciation de la piètre qualité des services publics et des infrastructures dans ce pays « émergé », mise en regard avec le coût exorbitant de l’accueil des méga-événements sportifs (Coupe du monde de football, 2014 ; Jeux Olympiques de Rio, 2016) et des malversations qui les accompagnent. Les protestataires sont réunis derrière le slogan #NãoVaiTerCopa (« La coupe n’aura pas lieu »), la dénonciation de la corruption et le rejet des corps intermédiaires traditionnels – partis, syndicats. Ces derniers éléments les rapprochent des mouvements Occupy, Indignés et révolutionnaires qui secouent, depuis 2008, l’espace euro-atlantique et méditerranéen. L’usage du masque des Anonymous dans les rues, l’omniprésence des mots de « révolution » et des références aux réseaux sociaux sur les banderoles montrent que la parenté est d’ailleurs assumée par un grand nombre de manifestants.
À de nombreux points de vue, la mobilisation est fille d’une décennie d’exercice du pouvoir par le Parti des Travailleurs (PT) : elle traduit les attentes accrues des jeunes générations à l’égard de l’État et leur exigence d’une plus grande probité de la classe politique, dont le parti avait fait son étendard dans les années 1980 et 1990. Mais le mouvement est également tourné contre le pouvoir en place, et contribue de ce fait à l’effondrement de sa popularité, qui passe en quelques semaines de 65% à 30% d’opinions favorables, dans un contexte de fort ralentissement économique. Plus généralement, les manifestions de 2013 nourrissent un discrédit à l’égard de la représentation démocratique, des instruments traditionnels du combat social et des élites politiques qui, associé à la grande diversité des affiliations politiques des manifestants, désarçonnent les observateurs.
Bien que le centre de gravité des revendications se situe plutôt dans la gauche radicale et contestataire des modes habituels de la représentation politique, c’est l’opposition de droite qui tire rapidement le plus grand profit politique des « Journées de Juin » (Jornadas de Junho ) 2013. La subite perte d’hégémonie du Parti des Travailleurs accroît la combattivité de trois ensembles d’acteurs. D’abord, l’opposition parlementaire, qui est alors nombreuse et surtout numériquement extensible. Au Brésil, la proportionnelle intégrale aux élections législatives et l’extrême éparpillement partisan exigent en effet de l’exécutif la négociation d’alliances larges et précaires, désormais très fragilisées par les sondages défavorables et l’aggravation de la crise économique [2]. Le mandat de la présidente Dilma Rousseff est après 2013 paralysé par une obstruction parlementaire de plus en plus systématique, qu’accroît la menace qui pèse sur les députés et les ténors de différents partis de mises en examens pour corruption, contre lesquelles l’exécutif dit ne pas vouloir les protéger. Rousseff a en effet doté le parquet et la police fédérale d’une plus grande autonomie et de moyens nouveaux pour lutter contre les malversations en politique, ce qui permet l’explosion du nombre d’enquêtes à partir de 2012. Les procédures visent en particulier les « caisses noires » (« Caixa 2 ») des partis, qui recueillent les donations d’entreprises afin de financer les campagnes électorales. La pratique est hégémonique : les financements publics de la vie politique sont quasi inexistants et la majorité des partis ne dispose pas d’une base militante susceptible de couvrir leurs frais.
À la mi-2014, l’une des enquêtes, baptisée « Lava-Jato » (« Lavage Express »), met à jour des transferts de fonds illégaux de grandes entreprises pétrolières et de BTP vers la quasi-totalité de la classe politique : elle éclabousse, en particulier, certains élus du Parti des Travailleurs et d’organisations alliées. Grâce au système du plea bargain (« plaider coupable »), favorisant les délations troquées contre des réductions de peine, hommes d’affaires et politiques tombent les uns après les autres, provoquant au passage des saisies de fonds et une forte fragilisation des certaines de plus importantes entreprises du pays. Or rapidement, la sélectivité des procédures menées par le juge de première instance de la ville de Curitiba, Sérgio Moro, pose question, et positionne une partie du pouvoir judiciaire comme le second acteur de l’offensive politique contre le Parti des Travailleurs : les faits similaires imputés à la quasi-totalité des barons du camp conservateur sont archivés, tout comme d’évidents cas d’enrichissement illicite. La proximité personnelle du juge avec le principal parti d’opposition, le PSDB, achève d’instiller le doute sur la partialité de la justice.
La grande presse est le dernier acteur qui intervient directement dans cette opération politico-judiciaire dont le PT est la cible : les grands titres conservateurs et le réseau télévisuel Globo dépeignent sans nuance et à longueur de programmes le PT comme une grande organisation criminelle, responsable par ses agissements délictueux de l’aggravation de la crise économique et, plus encore, de la ruine du pays. Cette triple offensive parlementaire, judiciaire et médiatique crée un climat public particulièrement hostile au parti au pouvoir, qui n’empêche pas la réélection de justesse de Dilma Rousseff en octobre 2014, essentiellement grâce à l’appui des catégories populaires attachées aux politiques sociales, d’inclusion et de lutte contre la pauvreté menées depuis dix ans. Mais la société est désormais violemment bipolarisée, ce qui explique l’absence de reconnaissance par le PSDB de la victoire de Rousseff, la contestation des résultats du scrutin et l’évocation immédiate d’une procédure d’impeachment, pour l’heure sans motif précis.
Coup d’État institutionnel et panique morale
Cet effort concerté du camp conservateur pour forcer l’alternance à la tête de l’État, au prix d’une évidente distorsion des équilibres institutionnels, se poursuit après octobre 2014 et débouche sur l’impeachment, sans raison juridique valable car la présidente n’est elle-même coupable d’aucun crime, en avril 2016. Ce « coup d’État institutionnel » n’est possible que parce que Dilma Rousseff a perdu tout soutien, dans la classe politique et dans l’opinion : largement empêchée de gouverner – la chambre de 2014, très conservatrice, s’oppose à la majorité des projets proposés par l’exécutif –, Rousseff ne fait adopter que des mesures d’austérité qui détournent du PT nombre de Brésiliens d’extraction modestes jusqu’alors demeurés fidèles. Par ailleurs, le combat pour l’impeachment est embrassé par des classes moyennes et supérieures traversées par des imaginaires néoconservateurs jusqu’alors peu visibles dans les grands médias, car cantonnés à ce que nous appelons en France une « blogosphère » radicale et aux réseaux sociaux.
Les grandes manifestations en faveur de l’impeachment, qui s’égrènent de mars 2015 à avril 2016, leur donnent une visibilité inédite. Pancartes et micros-trottoirs témoignent certes, d’abord, d’un simple désir de revanche sociale : d’une rancœur diffuse face aux aéroports devenus des « gares routières », car fréquentés par des travailleurs plus modestes ; du mépris pour des universités désormais ouvertes à la jeunesse noire, grâce aux lois des quotas ; de la colère face à la nécessité de payer les heures supplémentaires des femmes de ménages dont le statut n’est plus, depuis 2015, dérogatoire au code du travail. Il ne s’agit pourtant pas simplement de réactions épidermiques : les manifestations pro-impeachment de mars 2015 montrent, déjà, que l’antipétisme est encadré par une véritable construction idéologique, qui associe le Parti des Travailleurs non seulement à la corruption, mais aussi au communisme et à un pouvoir dictatorial.
Ainsi les bannières des « frappeurs de casseroles » affublés de vert et jaune, descendus par millions dans la rue en 2015 et 2016, mentionnent avec systématisme la hantise du Venezuela et de Cuba, et un refus du « communisme » dont les formulations sont parfois calquées à dessein sur celles de 1964. Le souvenir de la dictature militaire (1964-1985) est bien présent, évoqué comme une période de lutte effective contre les deux maux qui continueraient de grever le Brésil du XXIe siècle, la « subversion » et la « corruption ». Les visages de Lula et Dilma Rousseff tels que photographiés par les services de répression de l’époque en sont d’éloquents symboles. L’existence d’une mémoire positive de la dictature parmi d’amples secteurs de la population est une caractéristique du Brésil. Elle est due en partie aux traits propres du régime, moins létal que ses voisins du cône sud et plus enclin à sauver un certain nombre d’apparences démocratiques ; et à une transition démocratique « incomplète », sans punition des responsables de la violence, sans vraie pédagogie publique au sujet de l’interruption de l’État de droit, et avec l’établissement très tardif et timide d’un discours officiel par une Commission Nationale de la Vérité (2012-2014).
Les slogans anticommunistes des manifestations de 2015-2016, qui semblent ressuscitées d’un autre temps, ne sont ni des excès de langage, ni des associations ponctuelles, mais bien le signe de l’appropriation par une grande partie de la bourgeoisie et des classes moyennes brésiliennes d’un discours auparavant cantonné à des franges totalement marginales de la droite intellectuelle et politique : le communisme n’aurait pas quitté, à la fin de la guerre froide, les terres latino-américaines. Il aurait pris la forme d’un travail de sape idéologique et culturel, par le biais des arts, des médias, des universités, de l’école, dans le sens d’une imprégnation marxiste, communautariste et antichrétienne [3]. Cette « revanche de la gauche », défaite dans les années 1970 par les régimes militaires, est définie par le polémiste brésilien Olavo de Carvalho comme la « stratégie gramscienne » du communisme latino-américain – une stratégie d’hégémonie culturelle.
Il peut sembler imprudent d’expliquer des registres manifestants par les théories fumeuses d’un polémiste. Pourtant son influence est bien réelle : à cette époque, l’audience de Carvalho, qui ne disposait jusqu’alors que d’une colonne hebdomadaire dans un journal de São Paulo et de l’oreille d’une poignée de militaires de la réserve, s’élargit considérablement. Les ventes de ses livres explosent, tout comme le nombre des visualisations de ses programmes sur internet. Le nom d’Olavo de Carvalho est même brandi en manifestation, en reprise du hashtag #OlavoTemRazao (« Olavo a raison »). Au-delà de Carvalho, les rues indiquent la croissante pénétration sociale de think tanks néolibéraux ultra-droitiers (les instituts Mises et Millenium) et de groupes activistes, souvent essentiellement actifs sur internet, qui portent tous la même paranoïa anticommuniste, et pour certains une exaltation de la violence et de la militarisation de l’espace public. Une étude indique qu’à la fin de l’année 2014, près de 10 millions de Brésiliens étaient déjà en contact avec de discours, via des blogs et des groupes Facebook [4].
Dans les buissons des pancartes et banderoles accusant le PT et le gouvernement de Dilma Rousseff de bâtir une dictature communiste, se trouvent en bonne place les références à la « théorie du genre » et au refus de l’endoctrinement à l’école. Ces expressions traduisent la progression de certaines obsessions, depuis la fin des années 2000, dans une société peu sécularisée où l’évangélisme conservateur est en pleine ascension [5] : des gouvernements libéraux et matérialistes, appuyés par des institutions internationales et des ONG, auraient entrepris de détruire la famille et la morale chrétiennes, de promouvoir l’homosexualité, la sexualisation précoce des enfants, l’usage de drogues et d’alcool. L’expansion de l’évangélisme politique au Brésil date des années 2000, mais son positionnement fortement conservateur dans le champ politique est plus tardif : certains temples furent, en particulier, des alliés des gouvernements Lula et une majorité de ses adeptes, au moins jusqu’en 2010, des électeurs du Parti des Travailleurs. Une inflexion apparaît à la fin des années 2000, dont le mouvement de l’« École Sans Parti » (« Escola Sem Partido », ESP) est l’organisation témoin. Fondé en 2004 par un avocat néolibéral, Miguel Nagib, l’ESP ne prend alors son essor que grâce à la rencontre de son hostilité féroce à toute pensée de gauche sur les questions économiques et sociales avec l’évangélisme fondamentaliste, qui commence alors à se mobiliser autour des questions de genre et de sexualité [6].
D’abord limité à un site internet, l’ESP se transforme en association en 2015 et mène dès cette année sa première action en justice : poursuivre les organisateurs de l’Examen National d’Enseignement Moyen (ENEM), équivalent du baccalauréat, pour « endoctrinement », en raison d’un sujet sur les violences domestiques, et d’un autre sur Simone de Beauvoir. L’association effectue parallèlement du lobbying pour l’adoption d’une loi interdisant aux enseignants de proposer aux élèves du primaire et du secondaire des contenus susceptibles de contrevenir à leurs convictions politiques et religieuses. Les thèmes évoqués concernent l’acceptation de l’homosexualité et la déconstruction des stéréotypes de genre, d’une part ; et l’enseignement d’objets sociaux et historiques considérés comme trop marqués à gauche, comme l’histoire de l’esclavage, des combats ouvriers, du fascisme, du mouvement noir, de l’autre. Un numéro de téléphone est proposé aux familles, afin de les encourager à dénoncer les professeurs contrevenants. L’ESP et ses slogans sont omniprésents dans les manifestations favorables à l’impeachment, et systématiquement associés à la dénonciation du communisme : ils expriment la représentation d’une société dominée par un ennemi, qui porterait les couleurs à la fois de la gauche communiste et de l’émancipation individuelle, laïque et moderne.
Il existe ainsi, entre 2014 et 2016, une concomitance entre une « alternance forcée » à la tête de l’État brésilien, orchestrée par une droite désireuse d’exercer l’entièreté du pouvoir, et une poussée ultra-conservatrice et traditionaliste dans de larges secteurs des classes moyennes et supérieures, le tout sur fond de profonde crise économique et démocratique. Concomitance, mais aussi convergence partielle, car le gouvernement de Michel Temer (2016-2018) est appuyé par une base parlementaire droitisée, convaincue de la nécessité d’un choc néolibéral pour relever l’économie, et adhérant à certains des objectifs des néo-pentecôtistes. Sous son mandat cependant, les aspects les plus radicaux de l’essor de la « Nouvelle Droite » brésilienne replongent dans l’ombre médiatique qui précédait les manifestations de 2015. Seuls l’activisme de l’École Sans Parti, quelques coups d’éclats d’activistes s’attaquant à la « dépravation » et/ou l’endoctrinement communiste dans les musées, les prises de positions d’idéologues néo-conservateurs dont Olavo de Carvalho est le gourou [7], et d’inquiétants appels à une intervention militaire lors de mouvements sociaux, témoignent ouvertement de la vivacité d’une construction discursive qui continue à irriguer les réseaux sociaux, canaux Youtube et divers groupes militants en deçà des radars.
La droite traditionnelle elle-même discréditée
Or l’échec flagrant du gouvernement de droite de Temer, prive cette Nouvelle Droite d’un débouché politique. La récession se poursuit, accompagnée par la mise en œuvre d’un agenda néolibéral affirmé, dont l’instauration d’un plafond constitutionnel des dépenses publiques d’éducation et de santé pour vingt ans ou les ventes à prix modique des droits d’exploitation des richesses pétrolières du « Pré-Sal » (gisements enfouis sous d’épaisses couches de sel au large de la côte atlantique) sont les symboles. En outre, Temer parvient à se faire acquitter de dizaines d’accusations de corruption et d’enrichissement personnel. Son gouvernement est exceptionnellement impopulaire, ce qui compromet les chances de la droite au scrutin d’octobre 2018, et redore par contraste le blason du candidat que le PT s’est choisi, l’ex-président Luiz Inácio Lula da Silva. Il existe donc une urgence politique à écarter ce dernier de la compétition électorale : une procédure expresse pour corruption passive et blanchiment d’argent est ouverte et les condamnations, tout aussi rapides, sont prononcées en première (janvier 2018) et deuxième instance (avril 2018). Outre sa célérité, le procès est entaché de graves irrégularités : l’instruction est menée par le juge Moro, qui n’a pourtant pas juridiction sur l’affaire, le cabinet de la défense est placé sur écoute, et les faits imputés – le projet d’achat à prix modique d’un appartement rénové, en échange d’ « actes indéterminés » en faveur de l’entreprise de BTP, alors que Lula n’était plus en fonctions – peinent à convaincre nombre de juristes brésiliens et internationaux [8].
La logique d’élimination du Parti des Travailleurs de la scène politique, que l’emprisonnement de Lula semble conclure, accroît pourtant l’incertitude quant aux résultats du scrutin de 2018. Les principaux partis de droite sont discrédités par la déroute de Temer et les affaires de corruption qui, même si elles sont généralement archivées, parviennent aux oreilles du public. C’est dans ce contexte que se déroule la rencontre entre la candidature de Jair Bolsonaro et la mobilisation néo-conservatrice des rues et des réseaux sociaux. Elle est relativement tardive : le capitaine de la réserve n’est pas un personnage central des manifestations de 2015-2016, bien que ses apparitions aient été bien accueillies dans les défilés de Rio de Janeiro, État dont il était député. Il n’était pas une figure nationale de la protestation comme Sérgio Moro ou, dans une moindre mesure, Olavo de Carvalho, et son nom n’était pas associé aux appels à « l’intervention militaire » pour sauver le pays. Les intentions de vote à son profit, car il s’est tôt déclaré candidat, sont selon l’institut de sondages Datafolha de 4% en décembre 2015, 7-8% en avril 2016 (date de l’impeachment), de 14% en avril 2017, afin connaître un palier autour de 20-22% jusqu’en septembre 2018. Leur sociologie indique, encore quelques mois avant le scrutin, un électorat aisé, éduqué, plutôt blanc et masculin, résidant majoritairement dans le sud et le sud-est du pays – c’est-à-dire très précisément la sociologie des manifestations pro-impeachment.
Bien que sa candidature ait été tardivement prise au sérieux par la classe politique, tant ses outrances, son obsession pour la dictature et les insultes dont il arrose femmes et opposants semblaient incompatibles avec la sortie d’un certain isolement, force est de constater que Bolsonaro porte une conception de l’espace politique tout à fait conforme avec la haine de la gauche que rues et médias martèlent depuis plusieurs années. Le capitaine de la réserve n’a connu de la dictature militaire (1964-1985) que ses années d’ouverture et de transition, alors qu’il était cadet et jeune officier : il n’a pas directement participé à la répression. Il partage cependant le goût de la violence et la paranoïa anticommuniste des parachutistes, et au-delà de la « ligne dure » du régime.
Lorsqu’il est exclu de l’armée, en 1988, ses ambitions politiques sont immédiatement embrassées par les courants militaires désireux de maintenir la République sous tutelle et d’empêcher toute forme de jugement des responsables de la violence d’État, protégés par « l’auto-amnistie » de 1979. Leurs groupes de pression (Terrorisme Jamais Plus – Ternuma ou le mouvement Guararapes) et, quelques années plus tard, le Club Militaire, organisation de sociabilité et de loisirs des militaires de la réserve, témoignent des mêmes obsessions que Bolsonaro pendant l’essentiel de sa carrière politique : goût de la violence vue comme purificatrice, mépris pour la gauche et, paradoxalement, pour la classe politique dont il fait partie, désintérêt pour le jeu parlementaire, fascination pour la période de la dictature. Dans les années 2010, alors que les gouvernements du PT déploient une nouvelle vague de politiques d’inclusion et d’égalité des droits (mariage homoaffectif en 2013, quotas raciaux dans les universités en 2012), le répertoire de haine et de provocations de Jair Bolsonaro s’élargit à une homophobie déclarée, et à des sorties misogynes, racistes et hostiles à la protection des peuples et des cultures indigènes [9]. Qu’il s’agisse ou non de stratégie politique, ces positions réactionnaires sur les questions sociétales s’accordent bien avec sa conversion spectaculaire au christianisme évangélique, en 2016, lors d’une immersion dans les eaux du Jourdain par un pasteur de l’Assemblée Universelle du Royaume de Dieu.
Un avenir incertain pour la démocratie brésilienne
Les dynamiques et la chronologie de la rencontre entre la mobilisation antipétiste conservatrice et l’extrême-droite militaire ou philo-militaire qui gravite autour de Bolsonaro n’ont pas, à ma connaissance, été précisément étudiées. Tous sont influencés par les idéologues néo-conservateurs dont Carvalho est le gourou, ainsi que par les think tanks néolibéraux liés aux réseaux ultra-conservateurs américains. Mais les modalités de ces circulations demeurent mal connues. De même, la diffusion des marottes de Bolsonaro et de ses acolytes militaires, comme l’héroïsation des tortionnaires de la dictature, devra faire l’objet de travaux spécifiques. Plus grande encore est notre méconnaissance des mécanismes précis qui ont permis l’ascension fulgurante du capitaine entre la mi-septembre, lorsqu’il plafonne encore à 25%, et le scrutin du 7 octobre lorsque 46,7% des suffrages se sont portés sur sa candidature. La campagne réalisée dans l’enceinte des églises évangéliques et par le biais de médias qui leur sont affiliés, comme la TV Record ; l’empêchement définitif de Lula et son remplacement officiel par la personne moins charismatique et surtout moins comprise comme « hors système » de Fernando Haddad ; et la réalisation essentiellement souterraine de la campagne par réseaux sociaux, avec usage intensif de fake news : tous ces éléments font partie de l’équation de l’ascension puis de la victoire de Jair Bolsonaro, sans que l’on sache précisément comment ils ont touché les différentes tranches de l’électorat.
En particulier, il est pour l’heure difficile d’évaluer quelle proportion des 57,8 millions d’électeurs bolsonaristes adhère à son système de pensée. Beaucoup n’avaient certainement qu’une appréhension partielle du programme de leur candidat, l’identifiant à une figure anti-corruption, à un rempart contre la violence endémique dans les métropoles brésiliennes, à un « homme nouveau ». Mais il serait erroné de réduire le choix de taper le « 17 » du PSL sur les urnes électroniques à un vote de colère, ou né d’une absence d’alternative. L’extrémisme des propos, leur dimension souvent abracadabrante, et le simplisme de leur traduction ont parfois découragé leur appréhension en termes d’idéologie. Les courts textes de la messagerie instantanée, les images montées ou les gifs, ne sont pas associés habituellement aux grandes constructions discursives. Ils visent à produire des associations simples dans l’esprit des internautes. Communisme=dictature=Venezuela. Droits de l’homme=défense des criminels=importation de l’ONU et des ONGs=violence contre le bon citoyen. Politiques sociales et quotas=assistentialisme=crise économique=injustice. Corruption=trop d’impôts=tous pourris. Et bien sûr, derrière tous ces maux, le Parti des Travailleurs et la gauche en général. Mais le simplisme de ces associations est justement le gage de leur efficacité. Elles dessinent un Brésil, voire un Occident en déchéance morale et menacée par un ennemi intérieur, qui appelle des solutions fortes et le « retour » vers une société épurée centrée sur l’homme blanc, propriétaire, chrétien, hétéronormé et cisnormé. Cet homme a mérité ce qu’il possède, comme les exclus et misérables ont mérité leur sort : la redistribution, les politiques d’inclusion, le service public sont des mesures d’assistance injustes et inefficaces. Elles sont le fruit des cerveaux malades des communistes éternels, dans un monde jamais sorti de la Guerre froide, dont les fléaux que sont la Corée du Nord, Cuba et le Venezuela seraient les preuves tangibles.
Les forces destinées à construire cette nouvelle société sont cependant diverses, inégalement (et globalement peu) formées à l’action publique, et pas forcément en accord sur tous les aspects du projet. La confusion dantesque qui a accompagné la constitution du futur gouvernement, entre la fin octobre et la mi-décembre lorsque ces lignes sont écrites, témoigne de l’impréparation et des divisions du nouveau pouvoir. Entre les réseaux militaires, les Églises évangéliques, les émules des Chicago Boys, le large éventail de la droite politique cherchant à se recycler sous le nouveau régime, les figures prestigieuses (le juge Moro est aujourd’hui ministre de la Justice), des désaccords surviennent déjà. Rien ne dit, cependant, que les ajustements et conflits au sein de cette polyarchie ne produiront pas davantage d’autoritarisme et de violence. Rien ne dit, par ailleurs, que ce qui reste des institutions démocratiques brésiliennes après quatre ans de délitement – en particulier les cours de justice – seront capables ou désireuses de faire obstacle à la mise à mort de la Nouvelle République (1988-). Et ce d’autant moins que les forces armées, dont les troupes et les officiers subalternes adhèrent de façon enthousiaste au nouveau pouvoir, risquent de constituer à la fois une ressource pour celui-ci et un élément difficilement contrôlable par la hiérarchie militaire. Rien pour l’heure ne laisse espérer que le système politique sera suffisamment résistant et résilient pour maintenir au Brésil un véritable ordre démocratique.