Quelles sont les finalités réelles de “l’école de la confiance” que prône la loi Blanquer, élaborée hors de toute consultation des personnels de l’Éducation ? Selon P. Merle, cette loi obéit à une quadruple logique conservatrice.
Quelles sont les finalités réelles de “l’école de la confiance” que prône la loi Blanquer, élaborée hors de toute consultation des personnels de l’Éducation ? Selon P. Merle, cette loi obéit à une quadruple logique conservatrice.
Adoptée début juillet, la loi Blanquer, « Pour une école de la confiance », a pour objet de créer un consensus éducatif susceptible de mobiliser les principaux acteurs de l’institution scolaire. Cet objectif est difficile à atteindre, tant l’école est un lieu privilégié de polémiques récurrentes (Merle, 2019). De surcroît, les organisations professionnelles représentatives des personnels de l’éducation n’ont pas été consultées lors de l’élaboration de la loi. Celle-ci n’a également pas fait l’objet ni de débats ni de vote au Conseil Supérieur de l’Éducation en octobre 2018. En affichant un objectif non poursuivi lors de son élaboration, le titre de cette loi occulte ses finalités effectives. Celles-ci sont difficiles à définir, tant la loi est composée de dispositions législatives éparses dont la logique d’ensemble échappe. L’analyse des articles de loi les plus significatifs permet de dégager des logiques d’action cohérentes susceptibles de défendre la thèse d’une révolution conservatrice.
Nouveau dispositif législatif, l’instruction obligatoire à trois ans est présentée comme éminemment « sociale ». Le ministre considère aussi que cette disposition est « symbolique ». De fait, le taux de scolarisation à trois ans est déjà de 97,5 % et de 100 % à 4 ans (REFS, 2018, p. 21). 25 000 enfants sont concernés. Le symbole a toutefois un coût estimé à environ 100 millions d’euros par an. Dès lors que la scolarité est obligatoire dès trois ans, les communes et l’État vont devoir prendre en charge, outre les coûts salariaux de la scolarisation des 25 000 écoliers actuellement non scolarisés à trois ans, ceux liés à la scolarité pré-élémentaire déjà assurée par les écoles privées sous contrat généralement sans subvention (même si certaines communes ont pris l’initiative de participer aux coûts cette scolarisation).
Grâce à cette scolarisation à trois ans, les écoles privées, qui scolarisent principalement des enfants des catégories aisées largement épargnés par la difficulté scolaire, vont ainsi bénéficier de ressources supplémentaires estimées à environ 50 millions d’euros annuels. Il en est autrement des écoliers des catégories populaires scolarisés dans le réseau d’éducation prioritaire (MEN-DEPP, 2019), notamment en Seine-Saint-Denis, pour lesquels le gouvernement a renoncé, en 2019, au dédoublement des classes en CE1 des écoles en REP et REP+, compte tenu du coût d’une telle politique, lié notamment à des locaux scolaires insuffisants. Si l’objectif du gouvernement est « social », la dépense en faveur de ces classes de CE1 de la Seine-Saint-Denis n’était-elle pas plus prioritaire que celle engagée pour la scolarisation à trois ans ?
Lors de la discussion parlementaire sur l’instruction obligatoire à trois ans, la majorité présidentielle, en se conformant à la recommandation du ministre, n’a pas retenu un amendement relatif à l’obligation d’instruction de « chaque enfant, de tout sexe, français et étranger ». Cet amendement a été introduit pour réduire le refus de certains maires d’inscrire des enfants dont les familles n’ont pas d’adresse fixe (squats, camps, hôtels sociaux…). Souhaiter, pour une raison sociale, la scolarisation de tous les enfants dès trois ans et, de façon concomitante, ne pas apporter aux jeunes enfants les plus éloignés de l’école les mêmes droits et chances de réussite montre que la loi est effectivement symbolique.
Si cette disposition législative n’a de social que le nom, elle a toutefois des implications scolaires. La circulaire relative à la rentrée 2019 infléchit sensiblement les missions de l’école maternelle en introduisant des éléments de programme typiquement scolaire avec une insistance particulière « sur les connaissances en matière de phonologie, de syntaxe et de lexique » (Garnier, 2019). Cette primarisation de la maternelle se réalise au détriment des objectifs d’éducation et de socialisation spécifiquement nécessaires aux enfants les plus éloignés de la culture scolaire.
Le projet de loi de Jean-Michel Blanquer a fait l’objet d’un amendement adoptant le principe d’une obligation de formation pour les jeunes de 16 à 18 ans. Cet amendement entretient une complémentarité fonctionnelle avec la scolarité à trois ans. Le ministre a défendu celui-ci afin « de ne laisser aucun jeune sur le bord de la route ». Cet amendement prévoit que tout jeune âgé de 16 à 18 ans devra soit être dans un parcours scolaire, soit en apprentissage, en emploi, en service civique, en parcours d’accompagnement ou d’insertion professionnelle. L’amendement se justifie par le fait que, en 2016, le taux moyen de pauvreté est de 14 % de la population (8,8 millions de pauvres) mais de 19,8 % pour les moins de 18 ans (Insee, 2018). Ce taux élevé de pauvreté est corrélé à l’absence de diplôme et de formation.
Cet amendement, dont l’objectif fait consensus, soulève toutefois plusieurs questions. Un problème aussi central que la formation des jeunes de 16 à 18 ans peut-il être réglé par un amendement ? Quels sont les moyens financiers qu’il est nécessaire et possible de mobiliser ? Les formations ad hoc existent-elles ? Sont-elles de qualité suffisante pour apporter aux décrocheurs les diverses compétences qui leur font défaut ? Sur la question épineuse de la formation des jeunes de 16 à 18 ans, l’amendement retenu ne fait, pour une part, que reprendre un dispositif du précédent gouvernement instituant « un droit au retour en formation des 16 à 25 ans » (ONISEP, 2018).
Il est difficile de savoir comment ces deux dispositifs vont être conciliés entre eux et, aussi, conciliés avec le dispositif Garantie Jeunes, créé en 2013, géré également par les missions locales, destiné aux jeunes ni en emploi, ni en formation et en situation de grande précarité sociale, et dont la récente évaluation s’avère positive (Dares, 2019). Telle qu’elle est prévue, l’obligation de formation pour les jeunes de 16 à 18 ans risque soit de ne pas être mise en œuvre, soit d’être peu efficace, soit d’être contre-productive en concurrençant les dispositifs existants.
Ces réserves amènent à penser que les mesures relatives à l’instruction obligatoire à trois ans et à l’obligation de formation de 16 à 18 ans sont essentiellement des mesures symboliques dont les effets seront des plus limités sur l’égalité des chances scolaires et sur la proportion des jeunes sortant de l’école sans formation ni diplôme.
Une mesure centrale de la loi Blanquer est la suppression des ESPE (Écoles Supérieures du Professorat et de l’Éducation) remplacées par des INSPE (Institut National Supérieur du Professorat et de l’Éducation). Le but poursuivi par le ministère est de développer une formation « rationnelle », « dépourvue d’idéologie » et fondée « sur l’expérimentation et les données probantes » (Dehaene, 2019). Il n’est pas certain que des formations décidées de façon centralisée soient mises en œuvre sans modifications locales substantielles, ou soient plus pertinentes que celles actuellement en œuvre. Paradoxalement, au printemps 2019, les ESPE ne sont nullement mobilisées par les nouveaux contenus de formation des futurs INSPE, mais par le bouleversement futur de l’organisation des concours. À partir de la rentrée 2020, les épreuves du concours auront lieu, non plus à la fin du Master 1, mais à la fin du Master 2.
Cette nouvelle organisation, comparable à celle mise en place par Xavier Darcos en 2008, a deux conséquences majeures. D’une part, en Master 2, les étudiants ne seront plus des professeurs stagiaires, percevant le salaire d’un professeur débutant mais des étudiants en stage. Comme en 2008, la nouvelle organisation de la formation permet de réaliser des économies budgétaires substantielles. D’autre part, la nouvelle organisation de la formation des professeurs, en accordant 50% des ECTS à l’évaluation du stage du Master 2 (30% actuellement), va à l’encontre du projet des INSPE de donner une place plus importante aux recherches en éducation. Celles-ci imposent un temps d’appropriation, notamment dans le cadre d’un mémoire de recherche, guère compatible avec les contraintes de la préparation au concours. La nouvelle organisation de la formation aboutit à ce que les trois objectifs du stagiaire (réussir le concours, réaliser un mémoire de recherche, s’adapter au métier) seront en concurrence. Le premier objectif l’emportera largement sur les deux autres. De surcroît, comme en 2008, le report du concours à la fin du Master 2, en allongeant l’insertion dans le métier, risque d’accentuer encore – les mêmes causes produisant les mêmes effets – l’actuelle crise de recrutement. En 2017, sur les 13 287 postes à pourvoir par concours, 4,2 % n’étaient pas pourvus. En 2019, 11 485 postes étaient à pourvoir et 7,5 % n’ont pas été pourvus, soit près de 1400 postes. Les postes non pourvus ne cessent d’augmenter alors que le nombre de postes à pouvoir a été réduit en 2018 et 2019.
D’un point de vue juridique, la réforme actuelle des ESPE ne nécessitait nullement la suppression des ESPE et la création des INSPE. Les nouveaux contenus de formation tout comme la nouvelle organisation des cursus et des concours ne relèvent pas de l’activité législative mais du domaine réglementaire. Les maquettes de formation des Master, soumises à l’agrément du ministère de l’Enseignement supérieur, doivent de toute façon être conformes au référentiel de compétences des métiers du professorat et de l’éducation défini par le ministère de l’Éducation nationale. En tant qu’employeur, le ministère peut garantir « l’homogénéité des formations », objectif affiché par le ministre, grâce à une définition réglementaire plus précise des attendus de la formation et un agrément ministériel plus rigoureux des maquettes de formations proposées par chaque ESPE. La substitution des INSPE aux ESPE a une finalité uniquement politique.
Une autre disposition majeure de la loi « Pour une école de la confiance » concerne le pré-recrutement des enseignants. Jean-Michel Blanquer considère qu’il s’agit de l’un des « plus beaux dispositifs de la loi. » Ces pré-recrutements se feront avec un ciblage prioritaire sur les disciplines qui connaissent les plus fortes tensions en matière de recrutement (mathématiques, lettres, anglais, allemand). Cette disposition va permettre à des assistants d’éducation (AED), étudiants souhaitant devenir enseignants, de percevoir un salaire modeste à partir de la deuxième année de licence. En contrepartie de cette rémunération, ces étudiants devront assurer des tâches pédagogiques devant les élèves (par exemple une aide aux devoirs). Les missions précises des AED ne sont pas encore connues, notamment leur participation à des tâches d’enseignement devant les élèves. Compte tenu des difficultés récurrentes des rectorats à trouver des professeurs remplaçants, cette participation est probable. Elle a déjà fait l’objet de controverses. Si le ministre juge que les jeunes certifiés, titulaires d’un Master 2, ne sont pas suffisamment bien formés, des AED inscrits en licence ou en master 1 le sont encore moins.
Cette politique de pré-recrutement a sans aucun doute pour objet de pallier la crise de recrutement. Elle est toutefois problématique. Si le gouvernement considère que la formation des enseignants doit être repensée, notamment en accordant plus de place à la recherche, le recours à des AED, tout comme l’augmentation de la part du stage en Master 2 du nouveau concours, ne peut satisfaire l’objectif fixé. Et, si l’essentiel de la formation est constitué par les apprentissages sur le terrain, pourquoi l’école française, composée de titulaires avec une ancienneté importante, n’est-elle pas plus efficace ?
L’article 9 du projet de loi de Jean-Michel Blanquer a décidé la création d’un Conseil d’Évaluation de l’École (CEE) dont l’objet est d’assurer « la cohérence des évaluations conduites par le ministère chargé de l’Éducation nationale portant sur les acquis des élèves (…) et les établissements d’enseignement scolaire ». Lors des débats parlementaires, la composition du CEE a largement été critiquée. Le CEE sera composé de 14 membres, dont quatre représentants directs du ministre de l’Éducation nationale, six personnalités choisies par le ministre, et quatre parlementaires (deux députés et deux sénateurs). Sur les 14 membres, dix sont donc nommés par le ministre. L’indépendance d’une telle instance est incertaine. Elle risque de faire double emploi avec des évaluations internes au ministère déjà assurées par l’inspection générale ou la DEPP (Direction de l’évaluation de la prospective et de la performance) sans disposer cependant des moyens et compétences scientifiques de cette dernière.
Les critiques à l’égard de l’indépendance du CEE sont renforcées par la suppression du Cnesco (Centre national d’évaluation du système scolaire). Créé par la loi Peillon de 2013, le Cnesco a rempli pour l’essentiel sa mission. De 2014 à 2018, son activité a été considérable : 29 rapports scientifiques ont été rédigés sur des questions scolaires particulièrement sensibles, quinze « dossiers de ressources » mis en ligne, neuf conférences participatives organisées, 66 projets innovants identifiés et valorisés, etc. Ces différentes activités scientifiques ont sollicité 249 chercheurs et plus de 1200 praticiens. La diffusion de l’activité scientifique du Cnesco peut se mesurer notamment par le nombre des visionnages des conférences et vidéos de vulgarisation (plus de 160 000) disponibles sur le site du Cnesco (Merle, 2019).
Fait peu fréquent sur les questions scolaires, le Cnesco a fini par faire l’objet d’une forme de consensus politique. En septembre 2018, dans un rapport sur « l’organisation de la fonction d’évaluation du système éducatif », le Comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques (2018) a considéré que « La plupart des rapports thématiques publiés par le conseil, sur des sujets aussi complexes que les inégalités sociales à l’école ou le redoublement, ne sont pas de simples revues de littérature, mais des synthèses d’évaluations préexistantes sur des points clefs de l’organisation du système scolaire, qui constituent des documents de référence pour les décideurs et les praticiens ».
Compte tenu du consensus politique réalisé par le Cnesco et de la qualité de son expertise scientifique au cours des quatre dernières années, il est difficile de comprendre pourquoi le projet de loi entérine la suppression de cette instance d’évaluation des politiques éducatives à moins de considérer que Jean-Michel Blanquer souhaite substituer un Conseil d’Évaluation de l’École, contrôlé par le ministère, à une évaluation indépendante assurée par le Cnesco. Si une telle stratégie est politiquement pertinente, elle n’est pas favorable à une plus grande efficacité et équité de l’école française qui nécessite une instance d’évaluation indépendante, susceptible d’assurer une expertise des points forts et des points faibles des réformes entreprises. Il existe d’ailleurs un paradoxe entre le souhait largement exprimé par le ministre d’une évaluation externe des établissements scolaires et des performances scolaires des élèves, et la suppression d’une évaluation externe au ministère des politiques éducatives que le ministre met en œuvre. Le bilan ministériel, flatteur mais controversé, des évaluations menées auprès des élèves de CP en octobre 2018 et janvier 2019 (Goigoux, 2019) montre la nécessité scientifique d’une évaluation indépendante pour que le ministre ne soit pas juge et partie de sa politique.
Le projet de loi « Pour une école de la confiance » prévoit aussi la création d’un nouveau type d’établissement, les EPLEI (Établissements publics locaux d’enseignement international). Les EPLEI se caractérisent par une organisation, dans un même lieu, d’une scolarité allant du primaire à la terminale, et par la place centrale accordée à l’enseignement des langues étrangères dès les premières classes. Les EPLEI sélectionnent leurs élèves, dès la maternelle, sur la maîtrise d’une langue étrangère (allemand, anglais, danois, espagnol, grec, italien, néerlandais et portugais). Les EPLEI prépareront à l’option internationale du diplôme national du brevet, à l’option internationale du baccalauréat ou au baccalauréat européen. Selon le ministre, ce nouveau type d’établissement scolaire a pour objet d’accroître l’attractivité nationale et internationale des grandes capitales régionales en proposant des parcours d’excellence orientés vers l’international. Les EPLEI pourront exister en tant que scolarité indépendante dans des établissements spécifiques ou à l’intérieur d’établissements déjà existants.
Historiquement, les EPLEI rappellent le principe du lycée napoléonien, débutant dès l’enseignement élémentaire, et fondé sur la création de lieux de scolarisation réservés aux catégories les plus aisées. Lors de sa création, le lycée napoléonien avait pour objet de « former l’élite de la nation ». Au début du XIXe siècle, il était fréquenté par guère plus de 1 % d’une génération. Il a fallu plus d’un siècle et demi pour que cette scolarisation réservée aux élites perde ses classes élémentaires puis, en 1975, avec la création du collège unique, son premier cycle. La création des EPLEI revient sur une longue transformation historique de l’école qui a progressivement substitué une organisation par degrés et cycles (élémentaire - collège - lycée) à l’organisation antérieure fondée sur deux réseaux de scolarisation – « l’école du Peuple » versus « l’école des Notables » –, différenciés selon l’origine sociale des élèves (Prost, 1968 ; Merle, 2017a). La création des EPLEI est en cohérence avec la réouverture des classes européennes souhaitée par le ministre dans lesquelles les enfants des catégories aisées sont surreprésentées.
Dans son principe, la création des EPLEI pose deux problèmes. D’abord, la création des EPLEI ne peut qu’accentuer la hiérarchisation des établissements ainsi que la ségrégation académique et sociale qui l’accompagne (Lee et Riegert, 2016). Pour contrer cette critique, le ministre a affirmé que le souci de mixité sociale sera présent lors du recrutement des EPLEI. Un tel souci engage d’autant moins le ministre que la majorité présidentielle a rejeté un amendement visant à fixer des quotas de boursiers. Les recherches montrent pourtant que les parents les plus diplômés, les plus informés des méandres des réformes éducatives, ont toujours su profiter des différenciations de l’offre pédagogique susceptibles d’apporter un avantage scolaire à leur progéniture (Zanten, 2009). L’emplacement territorial des EPLEI dans les métropoles urbaines, les contenus de formation ainsi que les stratégies parentales des plus diplômés produiront structurellement de la ségrégation sociale.
Ensuite, cette ségrégation accentuera une spécificité essentielle de l’école française caractérisée par des cursus scolaires particulièrement corrélés à l’origine sociale. La contrepartie d’une forte concentration des bons élèves d’origine aisée dans les établissements d’excellence est le développement de ghettos scolaires scolarisant les enfants d’origine étrangère et défavorisée. Si cette ségrégation scolaire résulte de la ségrégation urbaine, les recherches montrent que la première est plus forte que la seconde, notamment en raison des politiques successives d’assouplissement de la carte scolaire et de différenciation des établissements qui favorisent les demandes de dérogations à la carte scolaire (Merle, 2012). La ségrégation des établissements constitue un handicap à la progression scolaire des élèves faibles d’origine populaire en créant des « effets de pairs » négatifs, tout comme la création des filières d’excellence, préoccupation récurrente des élites, contribue à des effets de pairs positifs bien que ces filières d’excellence produisent également des effets pervers (Dupont et Lafontaine, 2016 ; Merle, 2017b). Le ministre ne peut pas, en même temps, souhaiter une plus grande égalité des chances, créer des filières d’excellence, et maintenir le peu de mixité sociale qui caractérise l’école française. Ce projet constitue un affichage politique séduisant mais contraire aux connaissances scientifiques des systèmes éducatifs (Merle, 2017a). L’importance que le ministre attache à cette nouvelle forme de scolarité particulièrement sélective est montrée par la publication d’un décret d’application sur l’organisation des établissements publics locaux d’enseignement international (EPLEI) dans le Journal Officiel du 25 août. Des EPLEI pourront être ouverts dès la rentrée scolaire 2019.
L’analyse des principales dispositions législatives de la loi « Pour une école de la confiance » montre que celle-ci poursuit quatre logiques. La première est constituée de mesures qui ont pour objet de renforcer « la tradition française de l’État-éducateur » (Nique, 1999). Il en est ainsi de la scolarité obligatoire à partir de trois ans et de l’obligation de formation de 16 à 18 ans. Ces mesures, dont le coût est modéré, rappellent la loi Guizot de 1833 qui fait obligation à chaque commune ou groupements de communes de construire des écoles primaires, considérant que l’éducation et l’instruction du Peuple sont nécessaires à la stabilité politique et morale. L’obligation scolaire de Jules Ferry se situe dans une logique comparable (Prost, 1968), tout comme la politique de dédoublement des classes des CP puis des CE1. L’objectif de réduction de l’analphabétisme est au service de la cohésion sociale. En 2018, la publication d’un guide Pour enseigner la lecture et l’écriture au CP est comparable, dans son principe, à la publication par le ministre Guizot du Manuel général de l’Instruction primaire.
Cette tradition française de l’État-éducateur est conservatrice lorsque, lors des débats parlementaires, le ministre accepte un amendement imposant la présence de drapeaux européen et français dans toutes les classes ainsi que l’affichage de la Marseillaise. Le ministre s’est aussi déclaré favorable au port de l’uniforme scolaire tout en considérant qu’une telle décision, sujette à polémique, devait être prise localement. Les références au drapeau français, à la Marseillaise, à la devise de la République, à l’uniforme scolaire et aux « savoirs fondamentaux » sont cohérentes idéologiquement, et manifestent une idéalisation des traditions scolaires. Par touches successives – la possibilité d’interdire l’usage des smartphones relève d’une logique similaire – le ministre entreprend une révolution conservatrice.
Une seconde logique renvoie à une politique d’économies budgétaires. L’objectif de réduction des dépenses est central dans la nouvelle organisation de la formation des professeurs, dans la politique de pré-recrutement des enseignants et aussi, parallèlement à la loi, dans la réforme du lycée, source sensible d’économies de postes budgétaires. Cette politique d’économie résulte d’une double contrainte budgétaire liée, d’une part, à l’objectif de réduction du déficit budgétaire en dessous du seuil de 3 % et, d’autre part, de la réduction de recettes fiscales produite par la suppression de l’ISF et le prélèvement forfaitaire unitaire (perte estimée à près de 5 milliards d’euros annuels). La contrainte budgétaire est d’autant plus forte que le nombre d’élèves scolarisés dans le second degré passera de 2018 à 2022 de 5,64 à 5,75 millions (Miconnet, 2019), soit plus de 100 000 élèves supplémentaires au cours du quinquennat. Cette croissance forte des effectifs scolaires justifiait mécaniquement une augmentation du nombre de postes. En privilégiant une politique de réduction du nombre de postes aux concours d’enseignement en 2018, le ministre s’est conformé à une conception conservatrice de la dépense éducative. Elle est perçue comme un coût budgétaire alors qu’elle constitue également un investissement en « capital humain » aussi bien dans la théorie économique (Becker, 1964) et les analyses empiriques (Angels, 2019) que dans le classement de compétitivité de Davos (Trésor Public, 2015).
Une troisième logique d’action du projet de réforme est d’accroître le contrôle ministériel exercé sur l’institution scolaire. La création des INSPE se caractérise, tout comme la publication du guide Pour enseigner la lecture et l’écriture au CP, par la volonté d’homogénéisation des formations et d’un plus grand contrôle sur les contenus d’apprentissage. Dans l’article 1 de la loi, le ministère défend également une logique du contrôle des personnels. L’affirmation de « l’exemplarité » des personnels est soupçonnée de permettre une limitation de leur droit d’expression [1]. Le 29 novembre, le Conseil d’État a toutefois considéré que les dispositions de l’article 1 du projet de loi « ne produisent par elles-mêmes aucun effet de droit ». La formulation de l’article 1 relève du symbole politique et de la volonté ministérielle d’intimider (Lelièvre, 2019). La suppression du Cnesco, instance d’évaluation indépendante, au profit d’un Conseil d’Évaluation de l’École, dont l’autonomie est structurellement réduite, relève aussi d’une logique du contrôle. Elle est conforme à une conception centralisatrice, traditionnelle et top down de la politique éducative au détriment d’une conception plus contemporaine, fondée sur la décentralisation, les concertations internes et les logiques bottom up qui ont été favorisées par les conférences interactives du Cnesco.
Enfin, une quatrième logique d’action est caractérisée par une politique de différenciation des établissements scolaires. Les futurs EPLEI (Établissement public local d’enseignement international), situés dans les grandes métropoles, constituent l’archétype de la différenciation des établissements scolaires en créant, dès le plus jeune âge, une scolarité réservée aux enfants des catégories les plus aisées. Par ailleurs, la différenciation des collèges a été relancée avec le redéploiement des classes européennes. La même logique d’individualisation des parcours scolaires est également à l’œuvre avec la réforme du lycée et la création de parcours fondés sur le choix d’options. Pour chaque établissement, l’impossibilité d’ouvrir l’ensemble des options possibles aboutira mécaniquement à leur différenciation. Cette spécialisation territoriale et sociale des établissements scolaires caractérisait l’organisation de l’institution éducative française du XIXe siècle (Prost, 1968). En France, mais aussi dans les autres pays européens, les grandes réformes éducatives du XXe siècle ont plutôt eu pour objet de créer des cursus scolaires davantage communs, indispensables à la massification de l’enseignement et à l’égalité des chances. Les réformes des cursus scolaires polonais et allemand le montrent (Le Donné, 2016).
Les principales mesures de la loi « Pour une école de la confiance » ont permis de dégager quatre logiques d’action au fondement d’une révolution éducative conservatrice. Elles n’ont pas pour objet de définir de façon exhaustive l’ensemble des mesures prises par le ministre de l’Éducation nationale mais constituent, sinon l’essence de sa politique, les orientations cardinales susceptibles d’orienter à moyen terme les dynamiques socio-scolaires de l’école française.
par , le 3 septembre 2019
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Pierre Merle, « La loi Blanquer : une révolution conservatrice ? », La Vie des idées , 3 septembre 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-loi-Blanquer-une-revolution-conservatrice
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[1] La question de l’exemplarité des personnels est ancienne. Dans sa célèbre lettre aux instituteurs de juillet 1833, François Guizot rappelle à plusieurs reprises que les maîtres doivent être des « exemples ».