Peut-on rénover une utopie ? La question se pose avec une acuité particulière alors que le Centre Pompidou ferme ses portes en septembre 2025, pour une rénovation complète de cinq ans.
Peut-on rénover une utopie ? La question se pose avec une acuité particulière alors que le Centre Pompidou ferme ses portes en septembre 2025, pour une rénovation complète de cinq ans.
Inauguré en 1977, le projet de Beaubourg était bien plus qu’un musée : c’était un manifeste en acier et en verre, une « utopie culturelle » née de la volonté de Georges Pompidou et portée par les architectes Richard Rogers et Renzo Piano. Il s’agissait alors de créer un lieu de vie au cœur de Paris, un « forum » populaire et pluridisciplinaire où les arts plastiques côtoieraient la bibliothèque, le design, la musique ou le cinéma, brisant les frontières traditionnelles par un décloisonnement du rapport entre l’intérieur et l’extérieur, entre le musée et la ville, entre l’art et l’information, et entre les différentes disciplines de la création.
Vingt ans après l’ouverture, en 1996, alors que se profile la première fermeture pour travaux, le livre intitulé « L’utopie Beaubourg » publié par le théoricien de l’art Jean Lauxerois souligne les limites des projets initiaux. Elles concernent déjà le fonctionnement du centre : le fonctionnement en silo des différentes institutions qui le composent limite la possibilité d’expositions transversales et transdisciplinaires ; mais aussi les usages du bâtiment – le forum du rez-de -chaussée s’est peu à peu rétréci et cloisonné. Lauxerois souligne alors que concernant Pompidou, « l’usage du mot d’utopie est peut-être en effet apparu comme un symptôme pour accuser l’écart définitif entre le centre et son projet d’origine. »
Plus de vingt-cinq ans plus tard, alors que le paysage muséal parisien a muté ces dernières années sous l’effet de l’installation de la fondation Louis Vuitton conçue par Frank Gehry, ainsi que de l’ouverture en plein cœur de la capitale des fondations Cartier (dans les anciens Grands Magasins du Louvre) et Pinault (à la Bourse du commerce), qu’en est-il du projet artistique mais aussi social et politique de Georges Pompidou pour le Plateau Beaubourg ?
Le présent dossier vise à documenter les projets initiaux du Centre Pompidou, leurs sens et ce qu’ils disent des rapports entre création artistique et pouvoir politique dans une institution qui n’a cessé d’être « saisie » par ses publics, en restituant leur contexte socio-historique. Une telle lecture permet également de s’emparer de la notion d’utopie, ici prise comme une réalité concrète et bicéphale : celle qui visait, par sa conception à élargir les publics d’une institution en quelque sorte « anti-muséale », et l’autre visant à décloisonner les activités de création.
Le Centre Pompidou fut conçu comme une machine à libérer les publics, en écho à une vision du Président Pompidou sur les pratiques culturelles de masse et la nécessité de leur mise à disposition technique . Toutefois diverses études de sciences sociales portant sur le lieu, souvent sollicitées par la Bibliothèque Publique d’information et le Centre Pompidou eux-mêmes, ont rapidement révélé un décalage entre l’intention et la réalité, autant qu’elles ont constitué un terrain privilégié pour une génération de sociologues aux prises avec une époque de quantification de la culture (sans encore parler d’évaluation). Pierre-Michel Menger et Jean-Louis Fabiani, Nathalie Heinich et Michael Pollak, Régine Sirota et plus tard Serge Paugam et Camilla Georgetti entre autres, ont tous et toutes exploré les publics des différentes institutions du centre et eux-mêmes incarné le rapport ambigu entre sciences sociales et utopie politique de la démocratisation culturelle.
Dans la même veine et ce dès les premières années, Michel de Certeau note le « panoptisme » du Centre et constate « l’envahissement océanique de la foule, cause d’allergies ("Je hais cette foule") et de réactions en cascade pour la limiter (contrôles, prix d’entrée, fermetures, etc.). » Aujourd’hui, le scandale initial, né du rejet d’une architecture jugée provocatrice, a cédé la place à un succès touristique mondial, mais aussi à la découverte des limites de la démarche initiale d’ouverture vers des publics nouveaux. Par exemple, la place des enfants, initialement importante dans le centre, a été peu à peu réduite, notamment depuis la fermeture de la bibliothèque des enfants qui, à l’origine, ouvrait sur la piazza.
La Bibliothèque publique d’information, pilier d’une fréquentation massive et diversifiée, pose elle-même la question de son rôle et de sa place dans l’ensemble, comme semble l’indiquer la séparation de son entrée en 2000. Cette dialectique entre centre et périphérie se retrouve aussi dans les entités de la Piazza (l’Atelier Brancusi, l’IRCAM) qui mettent en question l’unité même de Beaubourg. Quant à la première rénovation (1997-1999), en ajustant les mécanismes pour mieux répondre aux aspirations des publics, en réduisant le forum ou en accélérant le cloisonnement de l’exposition permanente, a-t-elle sonné le glas de l’utopie démocratique ?
L’architecture radicale de Beaubourg, qui rêvait d’une flexibilité totale grâce à sa structure libérée et ses plateaux modulables, et qui mettait en scène la nuit les moindres faits et gestes des visiteurs, par une façade principale en plexiglas, devient finalement au fil du temps emblématique d’une « traduction d’une utopie sur un monde conflictuel » (Jean-Louis Violeau). Alliée à un emplacement central au cœur de Paris, elle engendre un rayonnement international immédiat, et assure une place de choix au Centre parmi les lieux touristiques parisiens, et dont la particularité est d’attirer en majorité non pas des étrangers mais bien des Français, mais d’abord parisiens et franciliens. Pourtant, la machinerie audacieuse a aussi révélé ses vulnérabilités avec l’augmentation du flux des visiteurs. Les problèmes de maintenance, le vieillissement des matériaux, les coûts exorbitants de l’entretien et les nécessaires adaptations aux normes de sécurité, de dépense énergétique et d’accessibilité interrogent la durabilité même du concept et d’un bâtiment dont Georges Pompidou rêvait qu’il pût « durer cinq cents ans ».
Plusieurs vagues de travaux (1985, 1995, 1997-1999, 2019) ont déjà dû composer avec cette tension entre l’idéal immatériel et la pesanteur du réel. La métamorphose à venir est ainsi un défi technique autant qu’idéologique : comment préserver l’esprit d’un dispositif culturel visant à changer la société, mais dont les rouages sont usés ? Qu’impliquent les reconfigurations successives de ses espaces, qui peuvent d’ailleurs impliquer des déplacements de collections, vers Metz depuis 2010 et bientôt vers Massy à partir de 2026 ?
Au-delà de la rénovation architecturale, c’est le projet culturel lui-même qui a aujourd’hui besoin d’être repensé. Le paysage muséal et culturel a profondément changé : la centralité parisienne n’est plus une évidence, la concurrence internationale est féroce, et les attentes des publics ont évolué. Déjà, en 1996, Jean Lauxerois souligne combien le Centre Pompidou peut apparaître « dépassé, exclu de cette époque où triomphe [une] culture figée, embaumée, aseptisée, fière de ce patrimoine qu’elle peut survaloriser désormais ».
L’utopie est-elle dès lors condamnée ? Quel doit être le rôle d’une institution culturelle publique aujourd’hui ? Comment concilier des vocations parfois contradictoires ? Comment repenser la médiation, le rapport aux collections et la programmation des expositions pour qu’elles retrouvent leur puissance de questionnement face à au public le plus large ? Quel rapport aux territoires et aux publics éloignés physiquement et socialement du musée ? La pluridisciplinarité, ADN du Centre, reste-t-elle un modèle pertinent, et comment l’incarner ?
Cette nouvelle phase de rénovation, au-delà des aspects matériels et architecturaux, est l’occasion de repenser le récit et la place de Beaubourg, non comme un sanctuaire du XXe siècle, mais comme un laboratoire vivant pour le futur, apte à demeurer un modèle de créativité parmi les musées parisiens comme parmi les centres artistiques du monde.
C’est à travers ces trois prismes – les usages, la matérialité et le projet artistique et culturel – que ce dossier examine les défis de la rénovation du Centre Pompidou et de son avenir, afin d’envisager comment actualiser une utopie sans la trahir.
par & , le 23 septembre
Annabelle Allouch & Julien Le Mauff, « Centre Pompidou : Rénover l’utopie ? », La Vie des idées , 23 septembre 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Centre-Pompidou-Renover-l-utopie
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