Le projet muséal pluridisciplinaire du Centre Pompidou est inséparable de son iconique bâtiment, crée entre 1971 et 1977 par les architectes Renzo Piano et Michael Rogers. Le sociologue et architecte Jean-Louis Violeau revient sur les conditions de sa production et sa réception controversée.
Sociologue, Jean-Louis Violeau est professeur à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Nantes, et chargé de cours au sein du département d’histoire de l’architecture (INHA) de Paris 1-Panthéon Sorbonne. Membre de l’Académie d’architecture, il collabore régulièrement avec les revues d’architecture comme AMC-Le Moniteur architecture et L’Architecture d’aujourd’hui, comme avec des revues plus généralistes comme Esprit ou Urbanisme.
Il a publié plus d’une vingtaine d’ouvrages, depuis les Situations construites (Sens & Tonka éd., 1998) jusqu’à Baudrillard et le monstre (l’architecture) (Parenthèses, 2024), en passant par le guide du Paris postmoderne (éditions du Pavillon de l’Arsenal, 2023), Petites histoires de l’architecture, de 1965 à aujourd’hui (éditions du Moniteur, 2023), et Architecture Studio en liberté, l’agence-époque (éditions Hermann, 2023).
Prise de vue & montage : Carl Petersen
La vie des idées : Dans quelles traditions architecturales s’inscrit ce bâtiment ?
Jean-Louis Violeau : Le bâtiment traduit l’utopie des avant-gardes architecturales telles qu’elles se sont définies dans les années 1960, à travers la figure des radicaux anglais d’Archigram [1]. Ils prônent une architecture temporaire, mobile et démontable/remontable. Leur principal support est une revue auto-distribuée, qui a eu droit à une exposition au centre Pompidou, quarante ans plus tard. L’autre influence, c’est Cédric Price, un architecte proche de ce groupe radical anglais, qui avait imaginé un théâtre – le Fun Palace – qui devait être transformable par ses usagers.
Deux jeunes architectes, Renzo Piano et Richard Rogers, tentent de faire une synthèse de ces mouvements dans une forme architecturale. Ils sont jeunes, la trentaine, férus de toiles tendues, d’architecture mobile et de structures complexes. Ils annoncent un courant qui n’existe pas encore et qu’on va appeler le High tech, qui va renouveler et revisiter l’architecture industrielle à l’aune des technologies du moment. Il prendra vraiment son essor dans les années 1980, et l’une des figures de proue en est Norman Foster [2], autant que Piano et Rogers, car ils vont individualiser leurs carrières assez vite.
La vie des idées : Le concours d’architecture pour le centre du plateau Beaubourg, organisé en 1971, a également été un moment important du point de vue des pratiques de sélection des architectes.
Jean-Louis Violeau : C’est Jean Prouvé, le président du jury, qui les choisit et qui les désigne, emportant l’adhésion du groupe qui s’était réuni. C’est vraiment un moment qu’il faut signaler, car il n’aura pas lieu d’autre fois dans l’histoire des concours d’architecture : Jean Prouvé ne présente qu’un seul lauréat à Georges Pompidou. Pour tous les autres grands projets, on présentera plusieurs noms au Président de la République, à qui on laissera le loisir de choisir. Pour le centre Pompidou, il n’y a pas d’alternative. Pompidou lui-même déclare : « ça va faire crier ! » Et en effet, cette utopie architecturale réservée jusqu’ici aux pages des revues et des magazines d’avant-garde a eu une réception pour le moins contrariée.
Le principe de mettre les fluides de circulation à l’extérieur, qu’on appelle parfois « les tripes à l’air », c’est quelque chose qui a du mal à remporter l’adhésion. Et puis, c’est le retour de la couleur dans Paris, ville très grise et qui n’est pas encore patrimonialisée au même niveau qu’aujourd’hui. Beaubourg est aussi un bâtiment très haut, bien au-dessus de la ligne des toits. Ces trois éléments permettent de comprendre cette réception contrariée mais on peut se dire aussi que c’est peut-être le destin de tout monument que de passer par une phase de rejet. La Tour Eiffel étant le parfait exemple de cette réception par étapes – un célèbre écrivain [Guy de Maupassant, ndlr] a même dit que son endroit préféré dans Paris était le restaurant du premier étage, car c’était le seul endroit de Paris d’où il ne la voyait pas ! Beaubourg a connu le même destin. Mais il est aussi encore discuté, dans les quelques enquêtes qui portent sur l’acceptabilité des bâtiments, il apparaît souvent juste derrière la Tour Montparnasse [3].
Le Centre Pompidou, c’est donc la traduction d’une utopie sur un monde conflictuel : utopie à la fois architecturale et sociale, fondée sur l’idée que l’art va être également créé par ses spectateurs. C’est une inversion des valeurs de contemplation associées traditionnellement aux musées. Il y a donc un double effet de traduction utopique, celui de la forme et celui de la participation sociale (celle des usagers).
La vie des idées : Le projet est aussi inséparable de son emplacement dans le centre de Paris et de la rénovation du plateau Beaubourg. Comment ces liens ont-ils évolué au fil du temps ?
Jean-Louis Violeau : Considérer l’emplacement du Centre Pompidou, c’est forcément considérer les Halles, puisque Pompidou et les Halles sont unis « comme la vis et l’écrou » et marchent ensemble. Il faut maintenant y ajouter la Bourse du Commerce préemptée par François Pinault qui raconte une autre histoire et entre dans une autre phase du rapport à la culture, mais qui se situe dans cet axe. Le Centre Pompidou et les Halles arrivent de concert, c’est le croisement des lignes de RER que chaque parisien a emprunté au moins une fois dans sa vie.
À l’époque du concours, un concurrent de Piano et Rogers, Édouard Utudjian, travaillait beaucoup sur l’urbanisme souterrain, et était « cornaqué » par l’architecte Michel Ragon. Il avait proposé de ne pas détruire les halles du pavillon Baltard et de se servir du parking du plateau Beaubourg pour faire la station de RER, puis de construire le centre Pompidou juste au-dessus, dans la foulée de ce déport. On aurait gardé les parapluies de Baltard et on aurait fait des parapluies de Beaubourg une sorte de manifeste. Ce projet n’a pas été retenu mais il pose la question du futur de ce site, de cet emplacement.
Un autre projet de Patrick Bouchain avait consisté à faire du centre Pompidou un centre mobile. Il visait à apporter la culture aux masses et aux personnes les plus éloignées du centre lui-même. Le projet a été mené pendant quelques années mais n’a pas eu vraiment de suite [4]. À l’aide de semi-remorques, on construisait une structure temporaire qui apportait la parole aux « populations à convertir ». Ce qui pose plein de questions par rapport aux « musées » – j’ y ajoute des guillemets – que voulait être le centre Pompidou. Faut-il évangéliser les masses ou l’art doit-il se mettre au diapason de la fréquentation des masses ? L’idée du camion était sans doute contre-intuitive par rapport à la mission du Centre.
Ensuite, le Centre Pompidou est aussi indissociable du quartier de l’Horloge rénové en même temps que le plateau Beaubourg [5]. Ce quartier, à l’inverse de Pompidou, est fondé sur l’idée d’une architecture historiciste qui utilise des matériaux de son époque et notamment beaucoup de composants préfabriqués et de façades plaquées en pierre – alors que Pompidou développe une architecture futuriste. Il faut constater que les deux marchent ensemble : on a les faces A et B d’une même interrogation sur le futur. Ce sont les prémices du postmodernisme, c’est la fin des grands récits, c’est l’interrogation sur le sens de l’histoire. Un bâtiment qui propose de l’accélérer encore, et l’autre qui propose de revenir en arrière.
La vie des idées : Le Centre Pompidou a suscité dès son ouverture un ensemble de critiques, conservatrices (autour de la qualité patrimoniale du monument) comme de gauche (autour du manque de démocratisation de ses activités). Vous vous êtes particulièrement intéressé aux écrits de Jean Baudrillard sur l’architecture du Centre Pompidou.
Jean-Louis Violeau : Dans l’ordre d’idée de la réception contrariée du centre Pompidou, Jean Baudrillard joue une carte à part, comme d’ailleurs il l’a souvent fait, lui qui est souvent désigné comme un marginal-sécant chez les sociologues. Plutôt que de critiquer Pompidou architecturalement, il va le critiquer culturellement. Il publie en 1977 L’Effet Beaubourg [6] pour dénoncer l’effet d’injonction aux masses de s’y rendre, de s’y rassembler, et pour le prendre au mot, le prendre à son propre piège. L’idée de Baudrillard est de faire ployer le Centre sous le poids des masses, puisqu’il avait relevé que 30 000 personnes présentes simultanément auraient suffi à écraser la structure. Plus précisément, il y a un passage du livre où Baudrillard appelle le public à aller à Beaubourg en masse pour détruire la culture – puisque finalement, pour Baudrillard, c’est l’objectif final du centre Pompidou qui incarne selon lui la révolution culturelle par la consommation culturelle.
Baudrillard dénonce en fait la récupération des idéaux de Mai 68 (puisqu’on est juste 10 ans après les événements) mais aussi celle des avant-gardes pour qui l’art ne sera libre que lorsqu’il sera confondu avec la vie. On voit très bien avec le Centre Pompidou que ces avant-gardes ne sont restées dans leur statut que lorsqu’elles ont choisi d’emprunter les mêmes moyens que le système qu’elles dénonçaient : la vitesse, la participation, la désacralisation, c’était aussi ce que visait le système capitaliste que lesdites avant-gardes critiquaient.
On pourrait dire aujourd’hui qu’il avait déjà pointé la part maudite du projet, qu’on pourrait en effet décrire comme une sorte « d’effet Bilbao » par anticipation. Vingt ans plus tard, l’inauguration dans une ancienne ville ouvrière d’une œuvre signée Frank Gehry sous l’égide de la Fondation Guggenheim [7]. Finalement, Baudrillard disait souvent que les grandes villes périraient par leurs péchés véniels. Pour lui, Los Angeles périrait par son horizontalité (et on a vu ce qu’il s’est passé avec les incendies récents), New York périra par les hauteurs (et là il suffit de rappeler le 11-Septembre) et Paris périra par les monuments historiques (la touristification et la culture). La question reste ouverte.
Enfin, le Centre Pompidou a subi une lourde rénovation à la fin des années 1990, jusqu’à l’orée de l’an 2000, il en vit encore une autre pendant cinq ans : je trouve qu’il y avait quelque chose de prophétique dans le message de Baudrillard. C’est quand même un bâtiment qui au bout d’un demi-siècle aura subi deux cycles de rénovation de presque deux fois cinq ans. Un quart de sa vie aura été entravée par les travaux successifs qui s’y seront déroulés. Il y a une sorte de monument qui symbolise bien ça, c’est le Génitron ! C’était un fameux compteur qu’on avait installé en 1987 avec des chiffres mécaniques, qui devait opérer le décompte de l’an 2000. Il a été inauguré par Mitterrand avec un enfant de 7 ans, qui aurait donc eu 20 ans en l’an 2000. Il a été mis à la poubelle à la première rénovation du centre, avant même que l’an 2000 n’arrive [8]. Il incarne l’effet Beaubourg dénoncé par Baudrillard et cette tendance contradictoire à faire détruire la culture par la participation des usagers eux-mêmes.
La vie des idées : Quelle est la nature de la rénovation à venir ?
Jean-Louis Violeau : La rénovation court en quelque sorte après l’utopie perdue. C’est bien incarné par la réduction du nombre d’accès qui se sont peu à peu réduits à peau de chagrin, et pourvus de portiques d’aéroports au fil du temps. La rénovation promet de restituer à Beaubourg son ouverture sur la ville. Car chacun sait que Beaubourg ne se conçoit pas sans sa piazza. Piano avait suivi l’enseignement de Louis Khan aux États-Unis, grand architecte et théoricien du mouvement moderne et de ses suites critiques. Il avait posé la dichotomie entre « espace servant » et « espace servi » : il est évident qu’à Beaubourg, la piazza sert le Centre. Même si ces deux espaces sont indissociables l’un de l’autre, les liens se sont peu à peu délités au fil du temps.
Le projet accompagnant la rénovation en cours consiste à éclairer le rez-de-chaussée avec le forum, et à l’ouvrir des deux côtés sur la rue du Renard et sur la Piazza. Après, les barrières physiques ne disparaîtront pas parce que l’espace change difficilement le social, contrairement à ce que pensent les architectes… utopiques pour le coup !
Le projet vise aussi à redonner de la place à l’atelier des enfants, qui a été négligé au fil du temps. Il y a l’idée de revenir à l’utopie participative du Centre Pompidou.
La vie des idées : Finalement, peut-on rénover une utopie en architecture ?
Jean-Louis Violeau : En effet, les utopies réalisées en architecture se sont toutes avérées plus ou moins décevantes. La plus connue d’entre elles étant la politique dite des « grands ensembles », mise en œuvre en France après 1951 et le concours pour la Cité Rotterdam à Strasbourg, d’abord avec le soutien actif de la Caisse des dépôts à partir de 1954 et la création de la SCIC, avant de se développer massivement avec le décret de 1958 ayant donné naissance aux ZUP. En proposant une réponse architecturale et urbaine à la « crise du logement » ainsi que l’accès au confort pour le plus grand nombre, elle se situait spatialement dans le sillage direct des préceptes utopiques que le Mouvement moderne avait formulés entre les deux guerres, en particulier la Charte d’Athènes rédigée collectivement en 1933 dans le cadre du IVeCIAM à bord d’un bateau voguant sur la Méditerranée entre Marseille et la Grèce. Dans ce registre utopique, ajoutons-y les révisions successives de ce modèle fonctionnaliste qui donnèrent naissance à la multitude d’agoras et autres forums qui parsemèrent nos « villes nouvelles » tout au long des années 1970. Essayons encore, pour rater encore, mais rater mieux, aurait ajouté Samuel Beckett… Il faut en effet toujours conserver en nous l’utopie, mais seulement comme une sorte d’horizon critique à partir duquel on va critiquer le réel. Et cet horizon critique est le moteur de chacun de nos projets : comme le disait Miguel Abensour, l’homme est un animal utopique. On fait des projets toute la journée, dès qu’on se lève, sinon, on est au bord d’un sévère burn-out… On fait des projets et l’utopie reste cet horizon critique à partir duquel nos projets peuvent s’étalonner face au réel.
Le Centre Pompidou ne respecte pas trop mal, au fond, ce cahier des charges, si on le considère comme un horizon : comme un idéal au regard du réel.
Annabelle Allouch & Julien Le Mauff, « Beaubourg, l’avant-garde à l’épreuve. Entretien avec Jean-Louis Violeau »,
La Vie des idées
, 23 septembre 2025.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Beaubourg-l-avant-garde-a-l-epreuve
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[1] Archigram est un groupe britannique d’architectes (issus d’un fanzine du même nom), dont firent partie Peter Cook, Warren Chalk, Ron Herron, Dennis Crompton, Michael Webb ou encore David Greene. Concevant des projets d’avant-garde non destinés à la construction, ceux-ci sont à l’origine d’une « architecture de papier » qui a inspiré plusieurs projets emblématiques des années 1970, dont le Centre Pompidou est le plus connu. (Ndlr)
[2] Architecte britannique connu notamment pour avoir conçu le Carré d’art à Nîmes (1993), la rénovation du Palais du Reichstag à Berlin (1999) ou encore le viaduc de Millau (2004). (Ndlr)
[3] Par exemple selon un sondage du Figaro en 2009 (3e, derrière la tour Montparnasse et le quartier Front de Seine/Beaugrenelle). (Ndlr)
[4] Le Centre Pompidou mobile conçu par Patrick Bouchain était installé sous un chapiteau démontable, et a circulé au sein de plusieurs territoires entre 2011 et 2013. Depuis, un autre projet découlant d’une initiative privée en partenariat avec le Centre Pompidou, le MuMo, propose une configuration plus réduite, installée dans un camion. Inauguré en 2011, le MuMo en est à sa troisième version depuis 2022. Celle-ci poursuit ses tournées sur les routes de France. (Ndlr)
[5] Le quartier de l’horloge est un ensemble d’immeubles construit dans les années 1970 et situé à proximité du Centre Pompidou, entre les rues Rambuteau, Saint-Martin et Beaubourg. (Ndlr)
[6] Jean Baudrillard, L’Effet Beaubourg. Implosion et dissuasion, Paris, Galilée, 1977.
[7] Le musée Guggenheim de Bilbao incarne la volonté des acteurs des politiques culturelles locales et nationales d’utiliser la culture avant tout comme un vecteur de développement économique à destination de classes sociales plus favorisées. (Ndlr)
[8] Situé à l’extrémité sud de la façade principale du Centre Pompidou, à l’angle avec la rue Saint-Merri, le Génitron fut démonté en août 1996, en raison de la rénovation du Centre, sans y retrouver de place à la réouverture en janvier 1997. Au terme d’une procédure judiciaire lancé par ses créateurs, le collectif d’artistes Nemo, il fut finalement réinstallé en décembre 1997 non loin de la place de la Bastille. (Ndlr)