En 2008, le Musée d’art contemporain de Chicago ouvrait ses portes à Jeff Koons. L’occasion pour l’anthropologue collectionneur Matti Bunzl d’observer les relations de travail et de pouvoir qui structurent les choix esthétiques du musée.
En 2008, le Musée d’art contemporain de Chicago ouvrait ses portes à Jeff Koons. L’occasion pour l’anthropologue collectionneur Matti Bunzl d’observer les relations de travail et de pouvoir qui structurent les choix esthétiques du musée.
Où est passée l’avant-garde artistique ? On ne compte plus les ouvrages qui se lamentent de sa disparition dans les musées d’art contemporain. Ils sont souvent le fait d’auteurs attachés au projet moderniste, dans la lignée du critique Clement Greenberg, défendant une avant-garde exigeante, radicalement opposée aux industries culturelles : un art pour artistes [1]. Pour ces auteurs, les musées seraient devenus depuis les années 1980 des centres de « divertissement », promouvant un art facile et populiste, gangréné par la finance et la spéculation qui ont envahi le marché de l’art. Ce phénomène est souvent attribué à la marchandisation de l’art contemporain.
Anthropologue, spécialiste du racisme et de l’antisémitisme en Europe, Matti Bunzl s’est éloigné de ses objets d’investigation habituels pour proposer, dans In Search of a Lost Avant-Garde, une approche ethnographique de la crise de l’art contemporain. Il partage le constat des critiques modernistes, et en fait le point de départ de son ouvrage. Il s’écarte cependant de ces critiques quand ceux-ci font peser la responsabilité de la crise non seulement sur le marché, mais aussi sur les musées, et plus particulièrement leurs conservateurs.
« Gatekeepers » de l’art, les conservateurs, en décidant d’exposer, d’acheter ou d’ignorer un artiste contribuent, sans doute plus que tout autre acteur de l’art contemporain, à produire la valeur des œuvres. On sait en effet que, même sur un marché dominé par les galeristes et les collectionneurs, la légitimation par le musée demeure une étape essentielle de la carrière des artistes, dont la réussite se mesure souvent au nombre d’expositions individuelles. En ce sens, l’ouvrage de M. Bunzl constitue un plaidoyer pour les musées et pour les conservateurs :
Si l’avant-garde est morte, ce n’est pas le musée qui l’a tuée. (p. 7)
Qui est alors le coupable ? C’est bien, pour M. Bunzl, le néolibéralisme, par les multiples contraintes qu’il impose à l’organisation muséale. Face à elles, les conservateurs cherchent pour leur part à préserver autant que possible leur engagement esthétique moderniste.
In Search for a Lost Avant-Garde rend compte d’une enquête ethnographique au Museum of Contemporary Art (MCA) de Chicago. Organisation privée à but non lucratif — le modèle organisationnel de la haute-culture états-unienne [2] — fondée en 1967 par un rassemblement de critiques, de collectionneurs et de galeristes, le MCA est d’abord un lieu modeste d’expositions temporaires, mais se dote progressivement d’une collection permanente et de locaux de plus en plus grands. Pour M. Bunzl, l’histoire du musée, qu’il trace à grands traits, illustre bien la « spirale de croissance » typique du néolibéralisme, ce processus de « retrait de l’État et de marchandisation de toutes les sphères de la société » (p. 12). Le phénomène affecte de nombreuses institutions ; dans les musées, il se traduit par le déclin du financement public et par la place de plus en plus importante du mécénat. Les mécènes, cependant, exigent des résultats : les expositions doivent attirer un public important. Il faut donc prévoir des événements spectaculaires, agrandir parfois les musées pour attirer un public plus large. Ces événements et agrandissements sont coûteux, et obligent à trouver de nouveaux donateurs, ou à solliciter encore plus ceux qui sont attachés au musée. Et pour les attirer, la croissance doit reprendre… Bref, la course perpétuelle aux financements soumet les musées à des exigences externes toujours plus grandes.
Outre cette spirale, les musées sont directement confrontés à l’évolution du marché de l’art contemporain. En quelques décennies, celui-ci a radicalement changé, notamment du fait que les œuvres d’artistes vivants atteignent désormais des prix autrefois réservés aux maîtres anciens. Les musées d’art moderne comme le MCA n’ont certes jamais été de grands acquéreurs, privilégiant les expositions temporaires face aux collections. Cependant, aujourd’hui, l’acquisition d’œuvres d’artistes reconnus est tout simplement inenvisageable ; et sans aide extérieure, il est parfois difficile de faire entrer même de jeunes artistes dans la collection. Surtout, la flambée des prix a un effet direct sur le coût des expositions, même lorsque celles-ci rassemblent des œuvres prêtées, en raison des frais d’assurance. Les musées dépendent donc plus que jamais des apports de leurs donateurs. Cette dépendance influe à son tour, selon M. Bunzl, sur leurs choix esthétiques. Les expositions « blockbuster », susceptibles d’attirer un public important, sont valorisées au détriment de propositions plus audacieuses, notamment de jeunes artistes. Les personnels du musée doivent s’accommoder des mécènes, leur offrir des contreparties, symboliques et matérielles, comme la possibilité de louer l’espace du musée.
Au delà de la description de l’environnement économique du musée, l’intérêt de l’ouvrage tient à l’analyse qu’il propose des effets d’un tel contexte sur le travail des professionnels, et sur les tensions qu’il occasionne au sein du musée. M. Bunzl a conduit son ethnographie au cours du premier semestre de 2008, alors que se préparait au MCA une grande exposition consacrée à Jeff Koons. L’artiste états-unien, connu pour ses sculptures de grande taille, au style kitsch (voir le Balloon Dog), est une « rock star » pour un membre du département marketing : un nom incontournable de l’art contemporain, connu au delà des seuls amateurs, et donc susceptible d’attirer un public important. La préparation de l’exposition, décrite durant plusieurs chapitres, révèle les divergences d’intérêts et de valeurs entre les groupes professionnels qui travaillent au musée. On peut, à grands traits, en distinguer quatre.
Les plus connus sont les conservateurs, attachés à l’avant-garde et à la création, et soucieux de mettre en lumière des artistes et des propositions nouvelles. Ils incarnent à ce titre la tradition de l’institution muséale. Leur pouvoir semble mis en cause par l’importance croissante des responsables du marketing et de ceux du mécénat. Les marketers ont pour objectif d’attirer le public et évaluent les expositions par leur capacité à le faire. Ils privilégient donc les artistes à forte notoriété, comme Jeff Koons, et incitent à mettre en avant, parmi leurs œuvres, celles qui sont les plus accessibles, selon eux — c’est-à-dire celles qui renvoient le plus à des univers de référence extra-artistiques. Ils influent ainsi sur les choix de communication, les services proposés par le musée (des t-shirts Jeff Koons, des recettes spéciales à la cafétéria), sur la représentation des publics enfin : ils distinguent ainsi les « assoiffés de culture » (culture vulture) des amateurs de tourisme urbain, deux groupes qu’il s’agira de séduire par des publicités ciblées.
Les responsables du mécénat, désormais le groupe professionnel le plus important au MCA, doivent assurer le financement des expositions et plus généralement du musée. Il leur importe d’éviter les scandales. L’artiste souhaite que son exposition soit présentée dans une pièce entièrement ouverte, sans mur de séparation ; mais il souhaite également exposer Made in Heaven, une série de photographies et de sculptures représentant des actes sexuels. Les mécènes refusent de soutenir l’exposition en l’état, et le musée doit convaincre Jeff Koons d’exposer cette série dans une salle fermée, précédée d’un avertissement. L’affaire concerne également le quatrième groupe d’acteurs, les médiateurs (educators), qui veillent à ce que le musée soit accessible à tous les publics. Eux aussi s’inquiètent de l’ouverture de Made in Heaven, qui impliquerait d’interdire l’exposition aux enfants.
Les relations entre ces groupes sont autant d’occasions de tensions. Les conservateurs critiquent les responsables du marketing, qui le leur rendent bien. « Si on les écoutait, on n’aurait que des expositions Andy Warhol », dit un des premiers (p. 28). Les marketers décrivent les conservateurs comme des élitistes : « Souvent, je ne comprends rien non plus à l’art exposé au musée, mais ça me donne un avantage. Je comprends où en est le public. » (p. 31) Les conservateurs se récrient lorsque les médiateurs leur demandent de rédiger des notices plus claires sur les cartels. Mais si un conservateur avance que Lobster — une statue de homard pendue au plafond — est une œuvre bien plus sexuelle, dans ses allusions et dans ses intentions, que la série Made in Heaven mise en cause, son interprétation savante est vite oubliée.
Les conservateurs sont, à mon sens, les héros invisibles de la lutte de l’institution [muséale]. Ils essaient de maintenir la vision [moderniste] de l’avant-garde, malgré des obstacles de plus en plus importants. (p. 13)
En privé, face aux autres professions, les conservateurs se posent comme les défenseurs d’une certaine idée de l’art. Quand Made in Heaven est critiqué, une conservatrice, qui avouera ensuite à l’ethnographe ne pas aimer cette série, la défend au nom de son caractère subversif : dans cette exposition trop consensuelle, il en va de la mission même des conservateurs. Mais les obstacles s’accumulant, nombre d’entre eux désespèrent de la mener à bien. M. Bunzl dresse ainsi le portrait d’un ancien conservateur devenu consultant en art contemporain : il gère désormais les acquisitions de 3 riches collectionneurs. De son point de vue, sa position est plus enviable que celle des conservateurs : non seulement il gagne bien plus d’argent, mais en choisissant les artistes qui intègreront des collections privées prestigieuses, il décide aussi de ceux qui seront, in fine, exposés au musée, par le jeu des donations. Il boucle ainsi le paysage d’un art contemporain entièrement privatisé.
L’approche empirique du fonctionnement des musées, si elle n’est pas aussi inédite que l’auteur l’affirme [3], reste relativement rare. Aujourd’hui directeur du musée de Vienne après avoir été professeur à l’Université de l’Illinois à Urbana-Champaign, M. Bunzl est à la fois anthropologue et collectionneur d’art contemporain. C’est en tant qu’anthropologue qu’il a passé 6 mois en observation participante dans les murs du MCA. Mais c’est en tant que collectionneur que l’objet de son étude le passionne. Il s’est fixé pour règle de ne pas mêler ces deux rôles, s’interdisant notamment d’émettre des jugements esthétiques sur les œuvres exposées ou acquises par le musée et de parler de sa propre collection. Son statut de collectionneur lui donne accès au raisonnement indigène, et l’ouvrage gagne, de ce point de vue, en clarté. Il est particulièrement accessible, souvent plaisant à lire, et l’auteur mobilise son expérience personnelle de façon heuristique, illustrant par exemple l’obligation des conservateurs d’entretenir des liens avec les collectionneurs par la visite qu’il a lui-même reçue lorsqu’un musée sollicitait une donation de sa part.
Mais cette position a ses revers, et notamment la dissymétrie qu’elle produit dans le traitement des acteurs que sont les artistes et les professionnels des musées. Alors que les seconds sont les informateurs de l’ethnographe et devraient être au centre de l’ouvrage, on ne sait presque rien d’eux. Il est seulement fait mention de leur genre et de leur position professionnelle, mais pas de leur famille, de leur diplôme, de leur trajectoire professionnelle, de leurs opinions politiques ou de leurs particularités individuelles. Chaque artiste cité fait au contraire l’objet d’une présentation longue, d’un paragraphe à 2 pages (alors que l’ouvrage en compte tout juste une centaine), décrivant ses œuvres, son style et sa carrière avec force détails. Des artistes singularisés, alors qu’ils ne sont pas au centre de l’enquête, et des professionnels rapportés à un collectif : cette image du monde de l’art est justement celle que l’on est en droit de voir questionnée, ou dépassée, par une ethnographie du musée.
De fait, cette limite fait qu’il est difficile de replacer les résultats de M. Bunzl dans la longue durée. La thèse qu’il avance — les musées d’aujourd’hui font face à des contraintes nouvelles, inédites, qui limitent son pouvoir d’action — suppose une comparaison avec leur situation antérieure. Mais la connaissance du passé sur laquelle s’appuie l’auteur est restreinte : il évoque seulement les budgets, la taille, le nombre et la qualité des expositions des années 1970 à 1990, mais pas les travaux sur les relations professionnelles au sein des musées durant cette période. Notamment, rien n’est dit de la façon dont les conservateurs pensaient leur métier à cette époque. Il est possible que les tensions actuelles aient existé, à des degrés divers, depuis la fondation des musées d’art moderne. Cette limite tient certes à la méthode ethnographique de l’auteur, mais une comparaison historique a minima aurait été possible en mobilisant la littérature.
Vera Zolberg, par exemple, qui décrivait la relation entre conservateurs et médiateurs, concluait à la domination des premiers sur les seconds, la place des médiateurs étant considérée comme une position d’attente : loin d’un conflit de culture, on avait affaire à une lutte pour les postes de conservation [4]. Victoria Alexander remarquait, quant à elle, que, malgré les concessions faites par les musées aux mécènes, sous la forme d’expositions « blockbuster », l’autonomie des conservateurs s’était très largement maintenue dans les années 1990 [5]. La visibilité de ces expositions spectaculaires alimentait pourtant déjà des discours critiques sur la marchandisation de l’art. La tension entre les besoins de financement et la volonté d’autonomie des conservateurs est ancienne, et ne tient peut-être pas uniquement aux transformations récentes du marché, même si elles sont exacerbées.
Où en sont donc les musées à l’heure du néolibéralisme ? Si l’ouvrage de M. Bunzl ne comble pas toutes les attentes d’un sociologue des institutions culturelles, il apporte un regard extérieur, fondé sur un solide travail de terrain, dans une littérature qui en manque cruellement ; il est ainsi précieux tant pour sa description circonstanciée du MCA qu’en tant que contribution des sciences sociales à une problématique centrale de la critique d’art.
par , le 10 octobre 2017
Samuel Coavoux, « L’exposition blockbuster », La Vie des idées , 10 octobre 2017. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-exposition-blockbuster
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[1] Clement Greenberg, Art et culture. Essais critiques, trad. fr. Ann Hindry, Paris, Macula, 2000.
[2] Paul DiMaggio, « Cultural Entrepreneurship in 19th Century Boston. The Creation of an Organizational Base for High Culture in America », Media, Culture & Society, vol. 4, n° 1, 1982, p. 33-50.
[3] Frédéric Poulard, Conservateurs de musées et politiques culturelles. L’impulsion territoriale, Paris, La Documentation française, 2010 ; Léonie Hénaut, « Capacités d’observation et dynamique des groupes professionnels. La conservation des œuvres de musées », Revue française de sociologie, vol. 52, n° 1, 2011, p. 71-101.
[4] Vera L. Zolberg, « Conflicting Visions in American art Museums », Theory and Society, vol. 10, n° 1, 1991, p. 103-125.
[5] Victoria D. Alexander, « Pictures at an Exhibition : Conflicting Pressures in Museums and the Display of Art », American Journal of Sociology, vol. 101, n° 4, 1996, p. 797-839.