En 1977, le Centre Pompidou inaugurait une bibliothèque d’un nouveau genre, entièrement dédiée aux enfants et représentative des tentatives d’innovations du centre en termes de démocratisation des publics. Régine Sirota en éclaire les usages, entre découverte, plaisir et appropriation des lieux – jusqu’à sa fermeture prématurée.
Prise de vue & montage : Carl Petersen
Professeure émérite de sociologie à l’Université Paris-Cité (ex-Paris-Descartes), Régine Sirota est sociologue de l’éducation et de l’enfance. Elle est membre du Centre de recherche sur les liens sociaux (Cerlis).
Elle est l’autrice de plusieurs livres, dont Éléments pour une sociologie de l’enfance (Presses universitaires de Rennes, 2006). Elle a dirigé avec Sylvie Octobre le volume collectif Inégalités culturelles : retour en Enfance (Presses de Sciences Po, 2021) et le numéro spécial de la Revue des sciences sociales intitulé Faire avec la crise. Enfance et jeunesses à l’épreuve (2023).
Publiée en 1985 par la Bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou, l’étude Balade en bibliothèque pour lecteurs en herbe est le fruit d’un travail de recherche mené par Régine Sirota avec Jacqueline Eidelman et Marie-Claire Habib sur un équipement culturel pionnier mais aujourd’hui disparu : la Bibliothèque des enfants, installée dès son inauguration en 1977.
Équipement à l’époque unique en son genre, la Bibliothèque des enfants du Centre Pompidou était relativement autonome. L’espace, disposant d’une entrée indépendante, donnait directement sur l’esplanade de la « piazza » Beaubourg, au nord de celle-ci, et était entièrement dédié à l’accueil des enfants, et dotée d’ une offre entièrement pensée pour eux. « C’est une bibliothèque qui d’une certaine manière n’est pas une bibliothèque », explique Régine Sirota, soulignant combien l’équipement tranche à son ouverture avec les bibliothèques existantes à l’époque : espace dédié à la consultation (sans possibilité d’emprunt), en libre accès (sans inscription) et multimédia, la bibliothèque doit stimuler l’autonomie face aux livres autant que les pratiques de lecture au sens strict.
La bibliothèque comme lieu d’enquête
L’enquête sociologique menée au sein de la Bibliothèque des enfants sur sa fréquentation résulte d’une commande du Centre Pompidou qui, à ce titre, fait figure de stimulateur d’enquêtes en sociologie des arts et des pratiques culturelles. Habituées à travailler sur l’école et les inégalités scolaires, les trois sociologues, dont Régine Sirota, voient rapidement dans la bibliothèque un lieu idéal pour enrichir leur travail sur des pratiques culturelles extra-curriculaires des enfants, à commencer par la lecture. Aussi la bibliothèque, tout en constituant un espace encore peu étudié pour la sociologie de l’enfance, permettait-elle de préciser le rôle de la socialisation et de l’habitus dans la construction précoce des inégalités.
La bibliothèque enfantine est par ailleurs un espace d’apprentissage « presque comme un autre », à la hauteur d’une pratique des sections jeunesses des bibliothèques municipales qui concernent à cette époque environ 11% des petits Parisiens : les enfants habitant à proximité y apprivoisent l’objet livre, mais dans l’environnement singulier du Centre Pompidou. « Cela posait un certain nombre de questions, sur la définition de cette bibliothèque, et son insertion dans un monument touristique, culturel, en même temps qu’un équipement de quartier. » De ce fait, l’enquête éclaire aussi sur la place de l’enfant dans la ville, à une époque où l’hyper-centre de Paris est sujet à des rénovations urbaines particulièrement ambitieuses et qui entraîneront une gentrification accélérée du quartier.
« Effet Beaubourg » et « effet quartier »
Mêlant observation et entretiens, les conclusions de l’enquête « conjuguent deux effets : l’effet Beaubourg et l’effet quartier ». La fréquentation observée par les sociologues n’est en effet pas homogène, et associe Parisiens du centre (pour 35%), Franciliens (17%), habitants de province (15%) et même enfants résidant à l’étranger : « Il y a une certaine hétérogénéité dans la population enfantine qui fréquente la bibliothèque. En termes de démocratisation culturelle, la fréquentation était beaucoup plus variée que ce qu’on aurait pu supposer. » En effet, la loupe des pratiques culturelles met en lumière les effets différés des réaménagements du point de vue de la population du quartier : l’éviction des familles immigrées n’a pas été immédiate et les enfants de milieux populaires se mêlent plus souvent aux autres publics que dans les autres bibliothèques municipales où les classes supérieures sont sur-représentées (et de loin). C’est ici que réside le cœur de l’enquête qui, pour l’une des premières fois, permet l’étude de la stratification sociale des pratiques culturelles enfantines et notamment du rapport au livre des enfants de milieu populaire hors de l’école.
Ainsi, les enfants de classes supérieures et de milieux intellectuels fréquentent la bibliothèque dans le prolongement d’un habitus familial – c’est l’« effet Beaubourg ». Les parents amènent les enfants dès le plus jeune âge, parfois avant qu’ils sachent lire, et les laissent éventuellement seuls (pendant qu’ils visitent une exposition, par exemple). Dans ce cadre, la bibliothèque devient un « centre de vie » dans la continuité du foyer. Parallèlement, des enfants de milieux populaires et immigrés du quartier cherchent à la bibliothèque un lieu pour se documenter ou faire ses devoirs – c’est l’« effet quartier ». Dans ce cas, la bibliothèque assure, en soutien du travail scolaire, un rôle compensatoire des inégalités culturelles en famille.
Ces publics coexistent à partir de modes de socialisation différents, et se distinguent aussi par les jours et horaires de fréquentation : « Quand on est dans l’effet Beaubourg, c’est la famille qui incite à venir. Quand on est dans l’effet quartier, c’est les copains. On vient incité par des amis, avec des amis, dans la semaine plutôt que le week-end, comme pour un équipement de quartier. » Les parents, notamment issus des catégories intermédiaires comme les artisans-commerçants, déposent leurs enfants et viennent les chercher sans passer par le Centre Pompidou.
Un modèle pour la pratique enfantine de la lecture ?
Paradoxalement, la Bibliothèque des enfants est fermée peu de temps après la publication de l’enquête. Elle est remplacée, sur le même emplacement, par l’atelier Brancusi reconstitué en 1997, dans une annexe du musée conçue par Renzo Piano. L’équipement ne trouve pas d’autre place au sein du Centre Pompidou, ce que regrette Régine Sirota. L’étude a-t-elle vraiment entraîné cette fermeture ? « Nous avions montré que les enfants faisaient autre chose que ce que les bibliothécaires préparaient. Comme ils étaient dans la bibliothèque pour un temps limité, ils prenaient des documents, des bandes dessinées, mais pas des livres. » Les critiques y voient aussi un simple lieu de garderie pour les familles de passage – là où les autrices de Balade en bibliothèque perçoivent au contraire que s’y joue l’invention de nouveaux usages culturels, s’écartant de pratiques considérées comme légitimes.
Derrière ce décalage apparent, deux visions de la culture s’affrontent. La première, traditionnelle et légitime, privilégie certains supports (le livre, la littérature enfantine). La seconde, plus nouvelle, correspond à la configuration du lieu : libre accès, multiplicité des supports et médias. Grâce à cette approche différenciée de l’habitus familial, source de capital culturel, la Bibliothèque des enfants pouvait contribuer à se constituer un « capital de familiarité », selon Régine Sirota, induisant un rapport alternatif au livre et à la lecture.
Lieu à l’avant-garde de ce que sont devenus aujourd’hui les rayons enfantins des bibliothèques, la Bibliothèque des enfants devrait renaître en 2030, avec un nouvel équipement au sein du Centre Pompidou rénové. Son impact peut-il être le même ? L’évolution sociologique du quartier, avec une mixité sociale beaucoup plus réduite dans le centre parisien que dans les années 1970-1980, dénote des enjeux nouveaux pour qu’un tel espace joue à son tour pleinement un rôle de démocratisation culturelle.
– Jacqueline Eidelman, Marie-Claire Habib et Régine Sirota, Balade en bibliothèque pour lecteurs en herbe : étude sur la fréquentation et les usages de la bibliothèque des enfants du Centre G.Pompidou, Paris, BPI/Centre Pompidou, 1985.
– Jacqueline Eidelman et Régine Sirota, « Des petits rats de bibliothèque. Pratiques culturelles à la bibliothèque des enfants du centre G. Pompidou », Bulletin de la Bibliothèque de France, t. 32, n° 5, 1987, p. 420-429.
– Sur Marie-Claire Habib : Serge Chaumier, Jacqueline Eidelman et Marie-Sylvie Poli, « Hommage à Marie-Claire Habib », Culture & Musées, n° 36, 2020, p. 7-12.
Pour citer cet article :
Annabelle Allouch & Julien Le Mauff, « Beaubourg et ses enfants. Entretien avec Régine Sirota »,
La Vie des idées
, 30 septembre 2025.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Beaubourg-et-ses-enfants
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