Le 3 septembre 2020, Julien Denormandie, ministre de l’Agriculture et Barbara Pompili, ministre de la Transition écologique, présentent au Conseil des ministres un projet de loi visant à ré-autoriser sur les cultures françaises de betterave l’emploi de néonicotinoïdes. L’usage de cette classe de produits phytopharmaceutiques [1] avait pourtant été proscrit via le vote de la loi biodiversité du 8 août 2016. Ce texte prévoyait la possibilité de dérogations à cette interdiction jusqu’au 1er juillet 2020. Le projet présenté par les deux ministres entend étendre cette possibilité de dérogation sur certaines cultures jusqu’au 1er juillet 2023. Cette décision est motivée par la situation préoccupante dans laquelle se trouve la filière betteravière française après deux saisons particulièrement douces, qui favorisent le développement du virus de la jaunisse de la betterave.
Le 5 octobre 2020, l’Assemblée nationale adopte en première lecture ce texte, qui donne lieu à une vigoureuse bataille médiatique. Une coalition formée d’élus écologistes, d’ONG environnementales ou de représentants du secteur de l’apiculture dénonce une compromission du gouvernement et un inacceptable recul face à l’interdiction de ces pesticides, notamment mis en cause dans la diminution des populations d’abeilles mellifères. Le ministre de l’Agriculture, soutenu par de nombreux syndicats agricoles, insiste sur la nécessaire survie d’une filière économique qui participe à l’autonomie alimentaire du pays.
L’absence de méthodes alternatives : principal obstacle à l’interdiction de pesticides ?
Les débats autour de cette loi donnent à voir une guerre de position aux accents de déjà-vu. D’un côté, des ONG et des acteurs engagés dans le champ de l’écologie pointent du doigt la soumission des pouvoirs publics aux lobbies agrochimiques et agricoles. De l’autre, les pouvoirs publics prônent un réalisme économique et dénoncent une écologie politique qui serait avant tout incantatoire. Ce clivage se cristallise autour d’un point, qui forme la clé de voûte de l’argumentation du ministre : l’absence de solutions alternatives aux néonicotinoïdes. Si les néonicotinoïdes sont autorisés pour les betteraviers, c’est pour laisser le temps à la science d’identifier des méthodes de substitution, qui viendraient remplacer ces substances dangereuses une bonne fois pour toutes. En défendant l’extension des dérogations pour les néonicotinoïdes, Julien Denormandie met également en avant la création d’un Plan national de recherche et d’innovation, engageant l’Institut National de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE) et l’Institut technique de la betterave (ITB) dans l’identification de solutions opérationnelles contre la jaunisse de la betterave. En d’autres termes, la dérogation vise à combler un retard technologique et scientifique. L’argument paraît de bon sens et incarne une vision pragmatique de l’action gouvernementale, qui cherche à concilier les temporalités dissonantes de l’agriculture et de la recherche scientifique et agronomique.
La même justification avait été mobilisée dans les premiers temps du mandat d’Emmanuel Macron, lors de tensions autour de l’interdiction du glyphosate, un autre pesticide controversé. À l’issue d’une valse-hésitation, le président de la République était revenu sur sa promesse d’une sortie totale de l’usage de cet herbicide, jugeant improbable l’identification de méthodes alternatives à cet herbicide malgré les efforts de recherche engagés. Il justifiait sa décision par son refus de « tuer complètement certaines filières ». Récemment interrogé sur le sujet et sur ce retournement de situation, le président de la République a qualifié « d’échec collectif » l’incapacité à mettre au point des solutions alternatives permettant de se passer de cette substance massivement utilisée.
L’affaire des betteraves et des néonicotinoïdes, au même titre que celle du glyphosate, pourrait être lue comme l’arbitrage ardu entre la survie économique de filières agricoles et la difficulté à identifier rapidement des alternatives aux pesticides. Elle pourrait ainsi être réduite à une problématique technologique. Mais s’arrêter à une telle lecture reviendrait à oublier deux éléments importants : le fait que des politiques publiques visant à réduire la consommation de pesticides ont été lancées dès la fin des années 2000 (1) ; le fait que ces politiques ont été une arène au sein de laquelle a été débattue la notion de « méthode alternative », brandie comme une évidence par les pouvoirs publics (2).
Les tensions médiatiques autour de la question des pesticides se cristallisent ces dernières années autour de substances en particulier, comme cela a été le cas pour le glyphosate à la fin de l’année 2017 ou pour les néonicotinoïdes en 2020. Ce cadrage, centré sur les doutes quant à l’innocuité de substances et leur interdiction ou non, occulte l’existence de politiques visant à réduire la consommation de pesticides en général dans l’agriculture française. En 2008 a ainsi été lancé, suite au Grenelle de l’Environnement, le plan Ecophyto, qui ambitionnait de réduire de 50 % en dix ans la consommation de pesticides dans l’agriculture française. Le lancement de ce plan intervenait suite à la formulation d’une série de critiques concernant les modalités de mise sur le marché des pesticides et sur les procédures d’évaluation des risques qui conditionnent leur commercialisation. Il s’agissait d’un glissement important dans la gestion des pesticides : pour la première fois, une politique publique avait pour objectif de réduire la consommation de l’ensemble de ces substances et plus uniquement de garantir de bonnes conditions d’usage pour chacune d’entre elles [2].
Ce plan n’a pas rempli ses objectifs, bien au contraire. Dix années après son lancement, la consommation de pesticides, loin d’avoir diminué de moitié, a augmenté d’environ 20 %. Cet échec a été abondamment commenté dans les médias et en février dernier, la Cour des comptes a pointé du doigt l’inefficacité préoccupante de cette politique publique. Ce constat d’échec ne doit pas faire perdre de vue le fait que ce plan a constitué un laboratoire pour la question de la réduction de la consommation de pesticides. S’intéresser à son histoire nous invite en particulier à prendre du recul par rapport au constat de l’inexistence de méthodes alternatives aux pesticides. Au cours des dix années du plan Ecophyto, la notion même de méthode alternative a été au cœur de tensions qui ont interrogé le rôle des pouvoirs publics comme celui de la science dans l’accompagnement de l’agriculture. Alors que l’absence de méthodes alternatives pour les betteraviers devient un registre de justification pour l’autorisation des néonicotinoïdes, une étude approfondie de cette séquence d’une décennie nous apprend que la problématique du retrait de pesticides ne peut être réduite à une simple question technologique [3].
Quelles connaissances pour accompagner l’agriculture ?
Le lancement du plan Ecophyto en 2008 ravive des tensions anciennes, en particulier quant aux connaissances qui doivent être produites pour accompagner l’objectif de réduction de la consommation de produits phytopharmaceutiques. D’importants conflits épistémiques ont lieu dans le cadre de cette politique publique, dont la compréhension nécessite un rapide retour en arrière.
En France, l’Institut National de Recherche Agronomique, fondé à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, a pour vocation de produire des connaissances à même d’accompagner les productions agricoles. À la création de l’institut, la définition qui est faite de la recherche agronomique est profondément liée à la notion de productivité. La recherche agronomique, c’est un ensemble de connaissances qui permettent d’améliorer la qualité et la quantité des productions agricoles (Cornu et al., 2018 ; Denis, 2014). La production de connaissances et l’organisation interne de l’INRA s’articulent autour de départements, qui rassemblent les spécialistes de différents facteurs techniques. Il existe ainsi à l’INRA un département de sciences du sol, un département de génétique et d’amélioration végétale, un département de pathologie des plantes, etc. Les membres de ces départements sont censés produire des connaissances fondamentales et appliquées dans l’objectif d’accompagner la modernisation de l’agriculture.
À partir du milieu des années 1960, cette organisation de la production scientifique fait l’objet de critiques. Celles-ci sont en particulier formulées par des agronomes engagés dans des activités de vulgarisation, qui constatent sur le terrain les conséquences délétères de la modernisation agricole. Ils questionnent en particulier la trop grande spécialisation de la recherche agronomique, qui entraînerait un éloignement des enjeux rencontrés par les agriculteurs et des conséquences concrètes de la transformation des exploitations. Des chercheurs de l’INRA et de l’Institut national agronomique Paris-Grignon (INA-PG), la plus prestigieuse école d’agronomie française, développent conjointement des recherches dans lesquelles ils se montrent ouvertement critiques de l’organisation du principal institut agronomique français et des connaissances qui y sont produites.
Si elles émanent de chercheurs nombreux, ces remarques font l’objet d’un travail de formalisation au milieu des années 1970 par l’agronome Michel Sebillotte, qui enseigne la discipline à l’INA-PG. Il forge en particulier le concept de système de culture, qui donnera son nom à cette approche de la discipline, appelée agronomie systémique. Deux traits caractérisent la pratique scientifique formalisée à cette époque :
– L’agronomie est une science au service de la production agricole et ses résultats doivent résister à l’épreuve du terrain. « L’agronomie ne peut que partir du champ et y revenir » [4]. L’agronome doit être autant que faire se peut au contact de l’exploitation agricole.
– L’agronomie est une discipline qui doit mêler les échelles d’observation et croiser les facteurs d’analyse. Elle ne peut pas être divisée en grands domaines considérés indépendamment les uns des autres. Elle doit mêler des niveaux de réflexion imbriqués. L’agronome doit s’intéresser à la manière dont le climat et le sol influencent le développement de la plante, mais il doit également s’interroger sur d’autres facteurs comme l’interaction entre cultures à l’échelle de la parcelle, ou la rationalité de l’agriculteur et la manière dont celui-ci gère son exploitation. Cet accent mis sur la multiplicité des échelles d’analyse et leurs interactions bouleverse la pratique de l’agronome, car il l’éloigne de la capacité à procéder à des analyses par facteurs. L’objet d’étude de l’agronomie est un système, qui « ne peut être fragmenté sans précaution », et « l’explication doit concerner l’ensemble et non des fragments isolés ».
L’agronomie systémique développée par Michel Sebillotte et ses collègues au milieu des années 1970 entend marquer une double rupture. Elle est critique d’une vision descendante de la production scientifique : elle estime que les connaissances doivent être produites en situation et ne ruissellent pas naturellement du laboratoire ou de la station d’expérimentation vers le champ. Elle est également critique de l’organisation en départements de l’INRA, porteuse d’une trop grande spécialisation, et insiste sur la nécessité de sortir d’analyses par facteurs pour considérer les exploitations comme des systèmes.
Comme l’a montré l’historien Pierre Cornu, cette approche de l’agronomie connaît une institutionnalisation ambiguë (Cornu, 2014). Un département de recherche appelé Systèmes agraires et développement (SAD) est fondé en 1978, qui vise à rassembler les praticiens de ces approches. Sa création est pensée comme une réponse aux critiques formulées à l’égard du rôle de l’institut dans une modernisation agricole de plus en plus ouvertement questionnée. Mais le département SAD occupe une place marginale au sein de l’INRA et les recherches qui y sont menées ne font pas l’unanimité auprès des autres départements. Pendant vingt ans, les agronomes systèmes mettent en pratique leur vision de la discipline dans le cadre de collaborations locales avec des agriculteurs et organisations de développement. Mais leur intégration à l’INRA ne bouleverse pas l’organisation du travail scientifique au sein de l’institut.
Transformer les systèmes de culture pour réduire la consommation de pesticides ?
La montée des inquiétudes autour des pesticides et le lancement des premières politiques visant à réduire leur usage dans les années 2000 offrent une nouvelle opportunité pour les défenseurs de ces approches. Des représentants de l’agronomie système voient dans le plan Ecophyto l’occasion d’incarner leurs connaissances dans un dispositif d’action publique. L’influence de cette frange de l’agronomie est doublement centrale dans les premiers temps du plan.
Suite à l’annonce du lancement d’Ecophyto, le ministère de l’Agriculture charge l’INRA de la rédaction d’une étude, intitulée Ecophyto R&D, qui doit identifier des scénarios de réduction de l’usage des pesticides et des solutions concrètes pour atteindre un objectif de réduction de moitié. Ce document est structuré par une logique systémique. La méthodologie générale de l’étude suit une partition en « niveaux de rupture ». Chaque niveau correspond à un élargissement des facteurs pris en compte dans les stratégies de réduction des pesticides, et à une combinaison croissante de ces facteurs. Les premiers niveaux correspondent à une logique d’optimisation ou de substitution : il s’agit d’éviter les gaspillages liés à de mauvaises pratiques ou d’identifier des substituts directs aux pesticides. Les niveaux suivants consistent en un élargissement des leviers mobilisés : il s’agit de placer la réduction des pesticides au cœur d’une réflexion systémique et d’un travail de reconception des exploitations. Les signataires de l’étude sont catégoriques : une réduction de 50% de la consommation de pesticides ne pourra passer que par une transformation en profondeur des exploitations agricoles. La publication de cette étude installe un horizon systémique pour les politiques publiques de réduction de l’usage des pesticides.
C’est également à un groupe de praticiens de cette approche de l’agronomie qu’est confiée la mission de mettre au point ce qui doit devenir l’un des vaisseaux amiraux du plan Ecophyto : le réseau Dephy [5], qui rassemble plusieurs milliers de fermes engagées dans des trajectoires de réduction de l’usage des pesticides. Ce réseau rassemble des groupes d’une dizaine d’exploitants qui profitent de l’accompagnement intensif d’un conseiller pour atteindre leurs objectifs de réduction. Cet instrument doit remplir plusieurs missions : il doit permettre d’engager des agriculteurs dans une démarche de réduction et en faire les pionniers et démonstrateurs d’une agriculture durable ; il doit également permettre de produire des connaissances sur les pratiques agricoles et sur les leviers les plus efficaces pour réduire le recours aux pesticides.
Pour le petit groupe d’agronomes chargés de mettre en place une première version du réseau Dephy, il est clair que cet instrument sera un lieu d’expérimentation pour les approches systémiques de l’agronomie. Ils insistent sur la nécessité de conduire des expérimentations systémiques, c’est-à-dire d’engager autant que possible les exploitations dans une reconception de leur organisation. Pour atteindre cet objectif, ils comptent sur le recrutement et la formation de conseillers d’excellent niveau, qui seront capables d’imaginer des ruptures systémiques, et d’accompagner les agriculteurs dans ces changements radicaux. Une première vague du réseau est lancée, qui rassemble 180 fermes accompagnées par une vingtaine de conseillers. À partir de cette première expérience, les agronomes produisent des descriptions synthétiques de systèmes économes, qui sont amenées à circuler et inspirer agronomes, conseillers et agriculteurs.
Au cours de cette première phase, les agronomes systèmes ont un contrôle sur le recrutement des fermes, sur celui des conseillers et sur les outputs qui doivent être ceux de ce réseau. Mais assez rapidement, la centralité de ces agronomes est questionnée. Elle est remise en question par les organisations professionnelles agricoles pour qui ce réseau représente une ressource à la fois en termes de financements et de présence sur le terrain auprès des agriculteurs. Elle est également remise en question à partir du moment où d’autres scientifiques s’intéressent à cet instrument, en défendant une approche différente de l’agronomie. C’est notamment le cas de membres nouvellement arrivés à la direction scientifique de l’INRA, qui voient dans le réseau Dephy l’opportunité de produire une base de données permettant d’identifier à l’aide de méthodes statistiques des pratiques économes en pesticides.
Le réseau Dephy devient le lieu d’un affrontement entre deux conceptions très différentes de l’agronomie et des savoirs que cette discipline doit produire pour accompagner la réduction de l’usage des pesticides. D’un côté, les agronomes systèmes entendent former des conseillers très qualifiés pour en faire les intermédiaires de transformations systémiques. De l’autre côté, la direction scientifique de l’institut souhaite avant tout rassembler un grand nombre de données pour favoriser l’identification de méthodes ou pratiques économes standardisées, puis en favoriser la diffusion. Elle prend des distances avec la notion de système puisque sa priorité est de mettre à jour des méthodes dont l’efficacité puisse être estimée en dehors d’un contexte particulier. Les défenseurs de cette approche accordent moins d’importance à la figure du conseiller, qui n’est plus chargé d’animer une reconception des exploitations, mais de collecter des données et prescrire des solutions efficaces, quel que soit le contexte. Des représentants de ces deux approches cohabitent temporairement, mais les tensions deviennent telles que la direction scientifique de l’institut prend la décision à la fin de l’année 2010 d’écarter les défenseurs des approches systèmes, accusés de se montrer inflexibles.
Si elle ne concerne que l’un des piliers du plan, cette éviction des agronomes systèmes marque une rupture importante dans l’histoire du plan Ecophyto. Elle amorce une trajectoire de remise en question de la reconception des systèmes comme registre d’action légitime pour aboutir à une réduction de 50 %. Cette inflexion s’incarne particulièrement dans l’émergence d’un nouveau levier d’action pour le plan Ecophyto : la mise au point et la promotion de substituts aux pesticides.
L’intenable promesse de la substitution
Très rapidement, les résultats du plan Ecophyto apparaissent comme extrêmement décevants. Alors que c’est une réduction de moitié qui était ambitionnée, les indicateurs de consommation sont à la stagnation, voire à l’augmentation dès l’année 2010. Les pouvoirs publics cherchent alors de nouvelles directions pour le plan Ecophyto. C’est dans ce contexte que le ministère de l’Agriculture s’intéresse à une solution nouvelle pour le plan : le développement des solutions de biocontrôle. On appelle solutions de biocontrôle des produits naturels de protection des plantes, qui se substituent aux pesticides obtenus par synthèse chimique. Parmi ces solutions, on peut trouver l’usage de coccinelles pour se débarrasser des populations de pucerons, le recours à des extraits de plantes dans un usage désherbant ou encore la dissémination de bactéries insecticides. De telles solutions, aussi dites de lutte biologique, sont utilisées de très longue date en agriculture. Mais alors que leur usage est mentionné de manière allusive dans la première version du plan Ecophyto, ces solutions et la généralisation de leur usage deviennent un nouvel espoir pour un plan en difficulté.
Un rapport consacré à ces méthodes est commandé par François Fillon, alors Premier ministre, à un député de sa majorité. La publication de ce document, à la tonalité très optimiste, installe le développement de substituts aux pesticides comme une réponse aux difficultés du plan. Lors de l’arrivée au pouvoir de Stéphane Le Foll en 2012, l’enthousiasme autour de ces méthodes ne se dément pas, bien au contraire. Le ministre et son cabinet favorisent ce registre d’action pour plusieurs raisons (Aulagnier & Goulet, 2017). Il permet tout d’abord de développer un discours positif autour de la réduction d’usage des pesticides en activant un imaginaire technologique, à rebours de l’image contraignante dont pâtit le plan auprès des organisations agricoles. Il offre également la perspective de la création d’un secteur industriel français du biocontrôle, en adéquation avec le volontarisme économique des premiers temps du mandat de François Hollande. La France compte en 2012 plusieurs entreprises spécialisées dans la production de ces méthodes, rassemblées dans un syndicat professionnel, l’International Biocontrol Manufacturers Association (IBMA). Stéphane Le Foll multiplie les encouragements à ceux qu’il espère devenir les fleurons d’un secteur industriel innovant. Le développement des méthodes de biocontrôle présente enfin l’avantage de s’opposer aux approches systémiques, régulièrement taxées d’irréalistes par les organisations professionnelles agricoles. Face à la perspective lointaine et ambitieuse d’une reconception des exploitations, la promesse de la mise à disposition de substituts directs aux pesticides permet aux services du ministère de se montrer volontaires et concrets. Les solutions de biocontrôle, initialement marginales dans le plan Ecophyto, deviennent un leitmotiv dans la communication gouvernementale et sont opposées aux critiques adressées à l’égard du plan.
Malgré cet enthousiasme politique, la déferlante de solutions alternatives n’a pas lieu et la substitution en tant que registre d’action n’éclipse pas la nécessité d’une réflexion sur le fonctionnement des exploitations. Les promoteurs mêmes du biocontrôle ne présentent pas ces solutions comme de stricts substituts. Une société savante, l’Académie du biocontrôle, est créée par des acteurs gravitant autour de l’IBMA. Elle rassemble des experts de ces méthodes issus de différents secteurs et propose notamment des formations à l’usage des méthodes de biocontrôle. Ses formateurs insistent sur l’incapacité des méthodes de biocontrôle à être utilisés comme des pesticides de synthèse et raccrochent ces solutions à la nécessité d’une réflexion de fond autour de la protection des plantes. De la même manière, les représentants commerciaux des entreprises du secteur rappellent que les solutions qu’ils vendent doivent faire partie d’un éventail de leviers, allant de méthodes prophylactiques à un usage plus modéré de pesticides chimiques. Une grande partie des méthodes de biocontrôle nécessitent un savoir-faire spécifique et les entreprises ré-agencent leur travail commercial autour d’offres de formations et d’accompagnement (Goulet & Le Velly, 2013).
La promesse de la substitution telle qu’elle est construite par les pouvoirs publics s’appuie également sur un enrôlement de la recherche publique en tant que pourvoyeuse de solutions de biocontrôle nouvelles. Il demeure en effet de nombreux usages et cultures pour lesquels il n’existe pas de solutions de biocontrôle. Des programmes de recherche sont lancés, parfois en partenariat avec des acteurs privés du secteur, pour combler ces lacunes et mettre au point de nouvelles solutions. Mais cette injonction à l’identification de solutions nouvelles, ce cadrage autour de l’innovation-produit ne rencontre pas de communauté scientifique. Les spécialistes de protection des plantes qui s’engagent dans ces appels à projets rappellent eux aussi que les méthodes de biocontrôle ne peuvent être mises au point sans être intégrées à une réflexion plus large sur les exploitations agricoles.
Le nombre de solutions de biocontrôle disponibles n’augmente pas de manière significative. Et si les parts de marché des pesticides d’origine biologique augmentent, cela est en grande partie lié à la diffusion de méthodes anciennes. En 2016, face à la faible croissance du nombre de nouvelles solutions mises sur le marché, le directeur de cabinet du ministre de l’Agriculture demande commande un nouveau rapport à l’inspection générale de son ministère. L’enjeu est d’identifier les solutions disponibles et de produire des recommandations pour généraliser l’usage de ces substituts. Les rédacteurs de ce rapport insistent sur la rareté des solutions disponibles et l’étroitesse des perspectives sur de nombreuses cultures et usages. Ils rappellent que les utilisateurs de biocontrôle doivent prendre « soin d’intégrer les agrosystèmes dans leur ensemble » et envisager « une stratégie de défense des végétaux non plus en mode analytique et monographique (couple ennemi/matière active), mais au contraire en conceptualisant un système » [6]. En d’autres termes, les auteurs chargés de ce rapport sur la promotion de méthodes de substitution préconisent le retour à une approche systémique.
Conclusion
Notre propos n’est pas de dénoncer l’échec du plan Ecophyto, ni de faire de l’approche systémique le nécessaire horizon des politiques agricoles. Il est plutôt de rappeler qu’en justifiant la réautorisation de produits très controversés par l’absence de méthodes de substitution, nos responsables politiques occultent les apprentissages et dissensions de dix années de tentative de réduction des produits phytopharmaceutiques. L’histoire du plan Ecophyto nous apprend que la réduction de l’usage des pesticides dépasse largement le recours à des substituts directs et ne peut être réduite à une question de disponibilité de technologies. Son étude ouvre deux pistes de réflexion, liées l’une à l’autre.
La séquence décrite dans cet article nous invite à être doublement critiques quant à la figure de la substitution dans les politiques de transition écologique. D’une part, la substitution au sens strict apparaît comme une promesse bien fragile. Comme le montre la trajectoire du biocontrôle en tant que solution d’action publique, la promotion de substituts naturels aux pesticides appelle des transformations dans les pratiques agricoles, dans l’accompagnement des exploitants, dans les pratiques commerciales des entreprises, etc. La mise à disposition de produits qui viendraient massivement se substituer aux pesticides sans nécessiter plus de changements s’apparente à un mythe politique et technologique. D’autre part, la promesse de substitution est porteuse de forts effets de cadrage. Si ce levier d’action est privilégié par les pouvoirs publics, c’est parce qu’il permet de délaisser ou retarder des transformations plus profondes à la fois des exploitations et du modèle de développement agricole. Il produit en ce sens un effet dépolitisant. Les promesses de substitution sont nombreuses dans le champ de l’écologie : développement des énergies renouvelables, remplacement des voitures à moteur thermique par des véhicules électriques, etc. Ces perspectives ne doivent pas faire oublier que les choix technologiques sont avant tout des choix politiques. Privilégier l’option de la substitution dans les dynamiques de transition comporte le risque de maintenir cloisonnés questionnements technologiques et socio-politiques et de reléguer au second plan de nécessaires réflexions collectives.
La séquence décrite dans cet article nous invite également à questionner les liens entre l’exercice de l’action publique et la production de connaissances. Les débats autour de l’interdiction du glyphosate ou des néonicotinoïdes ont donné lieu à des commandes par l’État auprès de l’INRA. Dans les deux cas, les pouvoirs publics ont chargé l’institut de recenser les solutions et méthodes permettant de réduire le recours à ces substances controversées ou d’en identifier de nouvelles. On retrouve dans ce mode de mobilisation de l’institut la logique centralisée et descendante qui était critiquée par les agronomes systèmes et qui a été explicitement questionnée dans le cadre du plan Ecophyto. Les connaissances portées par les agronomes système au sein du réseau Dephy étaient des connaissances situées, dont la production comme la circulation induisaient de profondes évolutions dans l’accompagnement des agriculteurs, dans la formation de leurs conseillers, dans la pratique des agronomes. Alors que le plan Ecophyto aurait pu être un espace d’expérimentation de nouveaux modes de production de la connaissance, une logique plus descendante, plus standardisée, a été favorisée. De nombreux travaux en sciences sociales s’intéressent aux rapports d’affinité qui peuvent exister entre certaines connaissances et l’exercice de l’action publique. Les récents travaux sur l’enthousiasme politique autour du nudge sont à cet égard significatifs (Bergeron et al., 2018). Ils montrent comment des savoirs et méthodes venus des neurosciences sont aisément mobilisés dans l’action publique, en ce qu’ils sont porteurs d’une vision individualisante de problèmes publics. Mobiliser ces connaissances et les incarner dans des instruments permet d’éviter de s’attaquer à la racine collective de problèmes aussi divers que la malnutrition ou le réchauffement climatique. Un phénomène similaire de sélection de savoirs a eu lieu dans le cadre du plan Ecophyto : les options de l’identification de méthodes standardisées, puis celle de la substitution ont été favorisées puisqu’elles permettaient d’éviter les réflexions organisationnelles et structurelles liées à la mobilisation de connaissances systémiques. Mais alors que les controverses autour de substances se multiplient, et que l’option de la substitution a montré toutes ses limites au cours de dix années de tentative de réduction de l’usage des pesticides, les pouvoirs publics ne peuvent sans doute plus faire l’économie d’une réflexion sur la manière dont la recherche agronomique doit être mobilisée.