Nous parlons de la Terre sans la connaître. Une synthèse des connaissances récentes sur le « système Terre » et son état préoccupant invite à promouvoir une nouvelles conception de l’environnement et des nécessaires orientations politiques.
Nous parlons de la Terre sans la connaître. Une synthèse des connaissances récentes sur le « système Terre » et son état préoccupant invite à promouvoir une nouvelles conception de l’environnement et des nécessaires orientations politiques.
Il est difficile de nier que la question de l’habitabilité de la Terre – ou du moins de certains de ses espaces – pour l’espèce humaine est aujourd’hui prégnante. L’intensification des catastrophes climatiques ou la lente dégradation d’écosystèmes, de même que les discours de la quasi-totalité des chercheuses et chercheurs qui l’étudient, constituent des sources quotidiennes de débats bien au-delà des mondes scientifiques.
À côté de leurs articles dans des revues spécialisées, ces scientifiques publient parfois d’autres textes, destinés à un public plus large. Le géochimiste J. Gaillardet le fait à son tour avec La Terre habitable ou l’épopée de la zone critique. Son impulsion de départ est située à la fenêtre d’une vieille maison de campagne : familier des paysages environnants, Gaillardet déplore qu’ils soient désormais caractérisés par la « biomonotonie ». Papillons, oiseaux, hannetons, vers luisants « ont disparu », tandis que « les grillons de [s]on enfance ne stridulent plus ». Cette perspective dramatique, à la nostalgie (ou la « solastalgie ») assumée, est le point de départ d’un tour d’horizon – « du fleuve Congo à l’Amazone, des Alpes à l’Himalaya, de La Réunion à la Guadeloupe » – que l’auteur présente comme une occasion de synthétiser des connaissances récentes sur le « système Terre » et son état préoccupant, mais aussi un moyen de promouvoir une nouvelle conception de l’environnement qui nous entoure, susceptible d’orienter différemment les débats politiques à son sujet.
Le scientifique se présente ici comme l’adjuvant d’une « nécessaire reconnexion » à la nature (p. 11). On comprend, quand il évoque les méfaits du glyphosate (p. 10) ou cette « laide et tonitruante machine agricole » qui le sort de sa rêverie (p. 239) que le problème est moins celui d’une déconnexion générale que celui d’une emprise sur la nature, aussi dominante que malvoyante. Pour s’y opposer, Gaillardet estime nécessaire de changer les représentations associées à « la Terre habitable », mieux ajustée à la diversité des temporalités (ou « cinétiques », pour parler en géochimiste [1]) de la nature.
Si « nous parlons de la Terre sans la connaître », l’ouvrage permet de pallier cette méconnaissance, avec pour originalité de centrer le propos sur la « zone critique », i.e. ce « milieu hétérogène de proche surface terrestre, dans lequel des interactions complexes entre roches, le sol, l’eau, l’air et les organismes vivants (…) régulent l’habitat naturel, déterminent la disponibilité des ressources vitales » (p. 77). En effet, « les humains [et beaucoup d’autres êtres vivants] n’habitent pas le globe », mais cette « mince pellicule à sa surface » (p. 205). La dynamique de zone critique (« zone limite, interface sensible et en permanente transformation », p. 121) est, il est vrai, peu connue, au-delà des quelques images que l’on associe par exemple à l’érosion. L’ouvrage de Gaillardet enrichit considérablement les représentations à ce sujet, et redonne toute leur importance à ces processus – en montrant notamment « comment la décomposition des pierres contribue à purifier l’air et à créer un monde vivable » (p. 25). Dans cette perspective, des objets familiers trouvent un nouvel éclat, au profit d’une culture scientifique plus portée sur les cycles naturels. Ainsi « les ardoises qui couvrent les toits des villages bretons ne sont rien d’autres que des sédiments de fleuves disparus, déposés en mer, compactés, émergés et soulevés à la faveur de collision tectoniques » (p. 56), et « les petits grains de quartz qui collent à notre peau » quand on se promène sur les plages de l’Atlantique « tout ce qu’il reste des chaines de montagnes qui ont disparu » (p. 70). On apprend aussi, dans un autre genre, que les falaises peintes par Courbet au-dessus d’Ornans « sont des atmosphères passées, stockées là pour empêcher un effet de serre qui, sinon, détruirait la vie sur Terre » (p. 158). Les révélations de ce style sont nombreuses, et permettent de comprendre pourquoi « une Terre sans relief », i.e. sans tectonique des plaques, serait probablement inhabitable (p. 84). Le relief c’est la vie.
En refermant le livre, on se représente mieux ce qui doit se passer, à plusieurs échelles, pour qu’un mètre carré de basalte à peine refroidi, issu d’une coulée de lave, deviennent un mètre carré de forêt tropicale (p. 107 sq.). L’ouvrage réussit à temporaliser le paysage, en insistant sur les flux plutôt que sur les images arrêtées que l’on connait. Cette animation concerne aussi bien l’ardoise que la feuille qui tombe de l’arbre, dans un mouvement analytique que Gaillardet associe au déplacement évoqué par B. Latour, d’un référent « galiléen », dans lequel des objets inertes se muent suivant des lois « strictement mécanistes », à un référent « lovelockien », mettant en valeur l’agentivité des éléments naturels et leurs interconnexions telles qu’elles sont prises en compte dans la Terre-« Gaia » de J. Lovelock (si « avec des objets galiléens comme modèle, on peut bien prendre la nature comme ressource à exploiter, avec des agents lovelockiens, ce n’est pas la peine de se bercer d’illusions : ils agissent, ils vont réagir – chimiquement, biochimiquement, géologiquement – et il est naïf de croire qu’ils vont rester inertes, quelle que soit la pression que vous exercerez » [2]). Cet élan amène d’ailleurs le géochimiste jusqu’à la conception du « monde d’événements » cher au philosophe A. N. Whitehead, en insistant sur le fait que « notre ‘environnement’ n’est qu’un passage, un moment dans le maelstrom des transformations et des rotations de la matière » (p. 207), ou en invitant à considérer le Gange, par exemple, comme le « moment » d’un cycle de l’eau (p. 103).
L’ambition de Gaillardet n’est pas de nourrir la discussion sur cette philosophie, mais d’initier au « langage des cycles » (p. 132), entre tectonique des plaques, flux de gaz et grouillement des vers de terre. C’est un plaisir pour quiconque aime apprendre et comprendre, nommer choses et processus, retrouver en somme un peu de cet « art perdu de la description de la nature » auquel R. Bertrand a consacré un étonnant livre, et qui s’appuyait sur « les forces combinées de la science et de la littérature » pour « dire le plus banal des paysages » et « faire le portrait du monde en ses surfaces » (Le détail du monde. L’art perdu de la description de la nature, Seuil, 2019). Œuvrant au-delà de ces surfaces, La Terre habitable est aussi traversée par des figures et métaphores que Gaillardet estime parlantes pour donner corps aux savoirs de la géochimie. La zone critique est ainsi le lieu de la confrontation entre Hadès et Hélios, représentant respectivement « l’énergie interne de la planète » et celle du soleil (p. 121). Ailleurs il fait le choix d’une personnalisation plus anonyme : « la montagne andine » est comparée à un « ogre glouton » dévorant « des restes de vivants » et les « engloutissant au fond de la mer » (p. 50), via l’Amazone. Ses explications n’évitent pas non plus une forme d’organicisme médical, représentant la Terre comme « une malade » dont il faut « suivre les constantes vitales », et dont la zone critique serait une « fragile peau », en « perpétuel renouvellement » (p. 143, 219). Il s’agit de faire feu de tout bois pour faire entrer l’esprit de la géochimie dans le langage ordinaire.
D’autres descriptions, plus terre à terre, éclairent les dispositifs techniques qui permettent aux scientifiques de la zone critique de produire des données, entre laboratoires (celui de Ebelmen, chimiste du XIXe siècle, ou celui de Gaillardet lui-même) et « terrain » (on suit l’auteur à bord du Commandante Cuadros, sur l’Amazone). L’une des qualités du livre est ainsi d’associer au travail de vulgarisation un aperçu de la « science en train de se faire », c’est-à-dire des activités des scientifiques en amont des publications. La formule de « la science en train de se faire » est associée à l’anthropologie des sciences de B. Latour, et le géochimiste suit une idée que ce dernier a souvent exprimée dans ses dernières années, lorsqu’il enjoignait les scientifiques à assumer leur influence politique en choisissant la transparence plutôt que la défiance face aux sceptiques de tous bords. Au lieu de s’en tenir à une exposition des résultats consolidés (« la science déjà faite »), Gaillardet n’élude donc pas les difficultés rencontrées pour assurer la fiabilité du recueil des données, ni les controverses qui peuvent opposer les spécialistes de la zone critique. Le discours scientifique y gagne en réalisme, et offre de stimulants points de contacts avec les science studies (on est loin des « science wars » des années 1980, qui opposaient des sociologues et anthropologues des sciences à des physiciens et biologistes soucieux de préserver la Science de leurs « déconstructions », par crainte de voir leur légitimité en pâtir).
Il est particulièrement intéressant de voir combien la solidité des connaissances produites dépend du travail d’articulation entre laboratoire et terrain. Gaillardet témoigne des enjeux attachés au « rituel » de l’étiquetage des échantillons, et « le soin religieux » accordé aux « précieux flacons » (p. 37). Il faut aussi faire preuve d’inventivité pour adapter des instruments aux difficultés du terrain, comme ces « géophones » installés « sous une pluie battante » (p. 166) ou cette tour de 80 mètres érigée en pleine forêt tropicale pour analyser les particules en suspension dans l’atmosphère (et qui a permis de montrer que la forêt amazonienne était fertilisée par les poussières venues du Sahara, p. 54).
Ces descriptions rendent justice aux techniques grâce auxquelles la connaissance des composantes du « système Terre » (et celles des « forçages » d’origine humaine) a pu être affinée ces dernières décennies. Dans les sciences de la zone critique, ces progrès sont fondés sur une démarche de reconstruction historique, exploitant les altérations subies par la matière lors des cycles géochimiques. Le décompte des éléments chimiques présents dans les échantillons permet de se figurer les sources et parcours des éléments prélevés. Ainsi, en analysant les isotopes du calcium présents dans « une eau qui ruisselle », il est possible d’évaluer la part de ce calcium qui « vient de la plante » et celle qui « vient de la roche ». Et on peut en conclure par exemple que « lorsque vous marchez dans la boue du delta de l’Amazone, vous piétinez des Andes pulvérisées » (p. 39, 41).
« When the world demands toxic productivity, contemplation is a radical act » : ce slogan emprunté à une institution culturelle britannique pourrait résumer, en première approximation, l’ouvrage de Gaillardet. Celui-ci insiste en effet d’abord sur l’effet de rupture que le regard sur la nature qu’il promeut est susceptible de provoquer, dans un monde épuisé par la quête du profit. De ce point de vue, le lexique processuel et la profondeur de vue associé à l’observation de la zone critique constituent déjà une alternative politique en actes. C’est une idée partagée par nombre de ses collègues qui se sont engagés comme lui dans l’écriture d’ouvrages de vulgarisation (comme la géologue M. Bjornerud, dans Timefulness. How Thinking Like a Geologist Can Help Save the World, Princeton University Press, 2018). Il ne s’agit pas, en effet, de se contenter de l’émergence d’un nouvel « imaginaire » environnemental, aussi satisfaisant soit-il intellectuellement, mais de parier sur son influence politique.
Il est difficile de prévoir les chances de réussite de ce pari. Le monde social est (lui aussi) traversé par des processus aux temporalités (ou « cinétiques ») diverses, et on peut encore imaginer que les éléments distillés par ce type d’ouvrages finissent par irriguer de vastes espaces après avoir gagné des cercles peu éloignés de leurs sources. Pour cela, il faudra d’autres réactions et interventions, en plus des synergies avec des sociologues et philosophes des sciences. Une autre voie est celle de la création artistique : Gaillardet s’inscrit avec certains de ces sociologues et philosophes dans un réseau engagé dans une recherche esthétique tous azimuts, visant la traduction créative (plastique, théâtrale, graphique… [3]) d’une certaine image de la nature.
Toujours est-il que ces livres manifestent un engagement clair, et la revendication d’une participation active dans la production des politiques de la nature. La Terre habitable peut être rangé pour cela à côté des ouvrages des « penseurs du vivants » qui ont jusqu’à présent donné sa visibilité au réseau que j’évoquais à l’instant. L’ouvrage de Gaillardet ne peut être accusé de « stigmatiser la science », comme ces auteurs et autrices l’ont été (cf. Rigoulet V., Bidet A., Vivre sans produire. L’insoutenable légèreté des penseurs du vivant, Croquant, 2023). On peut en revanche réitérer à son encontre la critique d’une faible articulation à la réflexion sur les activités productives. L’opposition entre la rêverie du scientifique et le bruit de la machine agricole, l’évocation de la vie des villages « d’avant », ou de ces territoires réduits à des noms sur les « panneaux marrons » du bord des autoroutes, signes « d’un local dont la mondialisation a essayé de nous débarrasser » (p. 164-165)… ces traits d’humeur esquissent un rejet en bloc qu’il est difficile de ne pas trouver sociologiquement naïf et politiquement handicapant. Mais on peut tout à fait les considérer comme des scories aisément identifiables et dépassables, plutôt que comme des défauts de conceptions fatals.
La Terre habitable peut aussi se lire comme un témoignage sur les mouvements qui animent aujourd’hui certains mondes scientifiques. Il montre comment ces mondes peuvent encore être reconfigurés et revitalisés par des innovations conceptuelles. Le concept de zone critique (« inventé » lors d’un colloque étatsunien en 2003), en attirant les regards et les financements vers un objet devenu consistant, à défaut d’être complètement nouveau, a représenté « en Europe, et particulièrement en France », « une aubaine », à la fois pour créer des observatoires sur le terrain, et « pour relier des dispositifs d’observation anciens et dispersés en un réseau unique » (p. 125, 181). Si sa circulation ne s’est pas faite sans accrocs, on voit bien néanmoins combien son rapide succès (p. 77) a redessiné le réseau des collaborations et redéfini les positions.
Cette innovation conceptuelle favorise la communication entre différentes communautés spécialisées, qui manipulaient auparavant des pièces comme si elles ne faisaient pas partie d’un même puzzle (p. 98-101). C’était aussi le point de départ de la collaboration entre J. Lovelock et L. Margulis, qui a entrainé une reconfiguration des sciences de la Terre (et la diffusion de nouvelles représentations de la Terre) à partir de leur invention d’un nouvel objet d’étude, « Gaia » – à laquelle on aurait aimé voir plus que des allusions dans le livre de Gaillardet, tant la perspective qu’il promeut lui fait écho, à une autre échelle (cf. S. Dutreuil, Gaïa Terre vivante. Histoire d’une nouvelle conception de la Terre, Les Empêcheurs de penser en rond, 2024).
Cette échelle permet de rendre compte avec finesse de la façon dont les connexions interdisciplinaires favorisées par le nouveau concept sont matérialisées sur le terrain, sur des « sites instrumentés » spécifiquement pour l’étude de la zone critique. L’une des photographies reproduites dans le livre montre un observatoire installé dans le Jura pour étudier les entrées et sorties du carbone dans la tourbière, avec ses instruments de mesure et son chemin sur pilotis. La mise en réseau de ces observatoires permet de produire des connaissances globales. Comme l’a aussi montré P.E. Edwards au sujet de l’« immense machine » faite de satellites, de capteurs et d’ordinateurs surveillant aujourd’hui l’atmosphère terrestre (A Vast Machine. Computer Models, Climate Data, and the Politics of Global Warming, The MIT Press, 2010), cette mise en réseau n’est pas un simple branchement, mais nécessite un important travail de coordination entre scientifiques, « pour se mettre d’accord, par une sorte de compromis, sur une liste de paramètres, d’observables » (p. 178).
On imagine que ce travail est lui aussi dépendant de jeux de pouvoir qui mettent à l’épreuve le holisme épistémique valorisé par le concept de zone critique, autrement dit que le dépassement des frontières disciplinaires peut être compliqué par les différences de statut et de légitimité – mais Gaillardet ne rentre pas dans ces détails. Il précise toutefois la difficulté plus grande de certaines disciplines (la chimie, la physique, la biologique moléculaire) à sortir des laboratoires qui leur ont permis d’asseoir une position dominante, pour rejoindre la géologie, par exemple, dans la poussière ou la boue du terrain (p. 221). Pour lui, elles ont pourtant là l’occasion de « se racheter » après des décennies de collusion avec « la machine productiviste destructrice de la planète », en rejoignant les sciences de la « réparation » et leurs sites « sentinelles » (p. 193, 241). L’investissement dans la zone critique est aussi une façon de s’inscrire dans les rapports de force qui définissent la science de demain et la valence politique des connaissances produites.
Tels qu’ils sont présentés dans La Terre habitable, les observatoires de la zone critique apparaissent comme des lieux particulièrement fertiles de la recherche contemporaine. Avec ce livre, Gaillardet restitue les tenants et aboutissants de leur existence, et enrichit l’analyse du travail in situ des scientifiques du « système Terre ». Assumant un rapprochement qu’il estime salvateur entre mondes scientifiques, médiatiques et politiques, il offre aussi des représentations de l’environnement susceptibles de renforcer la culture écologique qu’ils dessinent ensemble.
par , le 28 août
Photos : Morgan Jouvenet.
Morgan Jouvenet, « Le relief c’est la vie », La Vie des idées , 28 août 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-relief-c-est-la-vie
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[1] « La cinétique d’une réaction chimique, c’est la vitesse à laquelle elle se produit ». Ce « mot du vocabulaire de la chimie n’a pas su gagner le langage commun » et « en français, on lui préfère ‘temporalité’, plus chic » (p. 61).
[2] P. Charbonnier, B. Latour, B. Morizot, « Redécouvrir la terre », Tracés, 2017.
[3] Voir par exemple B. Latour, P. Weibel (dir.), Critical Zones. The Science and Politics of Landing on Earth, ZKM & MIT Press, 2020, et F. Aït-Touati, A. Arènes, A. Grégoire, Terra Forma. Manuel de cartographies potentielles, Éditions B42, 2019.