Trop souvent, les expressions dans l’arène publique se satisfont de généralités englobantes : les « écologistes », les « agriculteurs », les « citadins », les « décideurs », les « consommateurs », etc. Ces simplifications servent souvent les intérêts constitués et leurs mandataires. Le principe de représentation répond certes à des besoins de gestion et particulièrement de cogestion : la puissance publique attend des corps intermédiaires qu’ils représentent les intérêts des corporations.
Ainsi du syndicat agricole majoritaire, la FNSEA, qui a toujours défendu le principe d’unité du monde agricole, derrière son étendard bien évidemment. Mais l’inconvénient est de simplifier à outrance le réel, d’en estomper les nuances et d’occulter les mouvements minoritaires, les marges où se produisent les innovations sociales, où s’expérimentent des nouveaux modèles qui peuvent déranger en vitesse de croisière, mais se révèlent salvateurs lorsque le bateau commence à gîter. Bien avisé alors le capitaine qui n’a pas sacrifié ses canots de sauvetage sous prétexte d’alléger le navire.
À une époque où le système alimentaire mondial fait eau de toute part (ou fait sécheresse, c’est selon) dans le naufrage de la civilisation industrielle, sous le poids de son propre excès de puissance destructrice, il est utile de mettre en lumière l’histoire et aussi le présent de ces autres agriculteurs, mal représentés et souvent malmenés, que sont les « paysans écologistes ».
La critique écologique de l’industrialisation
C’est l’ambition de Jean-Philippe Martin, historien spécialiste de la Confédération paysanne (un des syndicats minoritaires), qui a élargi sa focale à l’ensemble des mouvements, y compris au sein du syndicalisme majoritaire. Au lieu de vouer aux gémonies les demandes sociales émergentes en termes de justice sociale, de santé, de préservation de l’environnement et du cadre de vie, ces mouvements essaient d’y répondre en nouant des alliances nouvelles avec des mouvements non agricoles, esquissant un nouveau contrat entre la société et l’agriculture.
Historiquement, deux courants ont précocement alerté sur les effets délétères de l’industrialisation de l’agriculture. Le premier est l’agriculture biologique et son précurseur, l’agriculture biodynamique, courant se réclamant de l’anthroposophie de Rudolph Steiner (1861-1925), qui, à partir des années 1920, va se structurer en Allemagne, en Suisse, en Angleterre – la Soil Association est fondée en 1945 – et en France, avec notamment la création de Nature et Progrès en 1964, unissant médecins, agriculteurs et consommateurs.
Ce courant met l’accent sur les dimensions sanitaires et écologiques, même si les questions sociales ne sont pas absentes, avec un courant conservateur, voire réactionnaire, d’une part, et un courant socialisant, de l’autre. De ce courant est issu en France la Fédération nationale d’agriculture biologique, fondée en 1978 dans le cadre d’une convergence des différents courants, à laquelle la reconnaissance par l’État en 1981 par le ministre de l’Agriculture de l’époque, Pierre Méhaignerie, puis la mise en place d’un label national et européen, vont contribuer : le « bio ».
Durant l’hégémonie culturelle de l’agriculture industrielle, l’agriculture biologique offre un cadre socioéconomique à la conservation et au développement de pratiques agronomiques et vétérinaires alternatives aujourd’hui « redécouvertes », ainsi qu’aux pratiques sociales et commerciales différentes, notamment le lien plus direct avec les « consomm’acteurs ». Car le bio doit une grande partie de sa réussite au consentement par les bioconsommateurs à payer un peu plus cher leurs produits, préfigurant une revendication constante de tous les syndicats : disposer de prix légitimement rémunérateurs.
On observera à cet égard que l’agriculture industrielle, qui réclame à cor et à cri des prix plus élevés et dénonce l’incohérence des consommateurs, disqualifie dans le même temps l’agriculture biologique du fait de son prix ! Il est vrai que, dans le premier cas, il s’agit de couvrir les « coûts de production » (pesticides, engrais, suréquipement, endettement auprès du Crédit Agricole), alors que, dans le second, il s’agit de préserver l’environnement et la santé. On saisit tout de suite la différence. Vérité en-deçà de l’agrobusiness, mensonge au-delà, pour paraphraser Pascal.
Les paysans travailleurs
Le second courant naît au sein du syndicalisme, notamment dans l’Ouest, région de forte tradition d’entraide technique dans le monde de l’élevage, où dominent les petites exploitations intensives en main-d’œuvre, contrairement au quart Nord-Est céréalier.
Après la révolution fourragère, la culture de l’herbe en lieu de place des prairies permanentes, le monde de l’élevage connaît la révolution du maïs-fourrage et son corollaire, l’achat de semences hybrides, d’engrais, de produits phytosanitaires, de moissonneuses, d’ensileuses, de compléments alimentaires et de soja – en bref, tout un ensemble de « facteurs de production » importés qui font disparaître l’autonomie des producteurs et les mettent en position de dépendance dans le complexe agro-industriel, les réduisant à une situation de sous-traitants ou de travailleurs à façon qui les rapproche, en dépit des apparences, du prolétariat.
C’est en réaction que se développe, dans le domaine technique, une organisation comme le Cedapa, marqué par la figure d’André Pochon, l’apôtre du trèfle blanc. Dans le domaine socio-économique, on voit naître une critique marxisante revendiquant le statut de travailleur, par opposition au terme d’exploitant, courant incarné par la figure de Bernard Lambert, politiquement proche du courant autogestionnaire et qui sera élu député socialiste en 1981.
Ces mouvements critiques plaident pour une agriculture « plus économe et autonome », pour reprendre le titre du rapport Poly de 1978, alors directeur de l’Institut national de recherche agronomique (INRA). Ces différents mouvements convergeront pour former en 1987 la Confédération paysanne, donnant à ce terme un sens politique et l’inscrivant dans l’arène publique comme alternative au modèle de l’exploitant agricole promu par la FNSEA. De manière plus confidentielle, il convient de mentionner le Modef, proche du Parti communiste.
Le monde agricole face à la question écologiste
Si les années 1980 escamotent globalement la question écologique, celle-ci va revenir, par la force des choses, dans les années 1990, à l’occasion des crises de la vache folle, de l’irruption des OGM, du problème des algues vertes et du chaos climatique.
Les méthodes économes et autonomes étaient beaucoup moins délétères pour l’environnement. Cependant, le rapprochement entre le courant social et les préoccupations écologiques, souvent perçues comme « urbaines », sera un long processus. Dès la fin des années 1970 (la candidature à la présidentielle de René Dumont, un agronome ayant abjuré l’industrialisme, date de 1974), Lambert reconnaît l’enjeu de considérer les questions écologiques, mais le mouvement de critique sociale compte dans ses rangs de nombreux petits producteurs qui, faute de surface, se sont engagés dans l’intensification industrielle, notamment en élevage porcin et avicole. La question écologique mettra donc en tension la Confédération paysanne. Cette dernière intégrera progressivement l’écologie par la promotion de l’agroécologie, synthèse des préoccupations écologiques et sociales.
La question écologique diffuse également au sein du syndicat majoritaire, dont certains membres passent à l’agriculture biologique. Ainsi Dominique Chardon, qui reçoit des responsabilités nationales. Le poids représentatif de la FNSEA se trouve affaibli par l’émergence d’un nouveau syndicat, la Coordination rurale, en 1991. Tout en essayant d’intégrer l’agriculture biologique, notamment dans les organisations professionnelles qu’elle contrôle, la FNSEA privilégiera surtout le développement d’une autre approche : l’agriculture « raisonnée ». Contre-feu aux nouvelles mobilisations ?
Rats des villes et rats des champs
Ces efforts vont être rapidement menacés par l’émergence de deux nouvelles préoccupations : le retour des grands prédateurs, le loup et l’ours (soit dans un processus d’ensauvagement des territoires en déprise, soit par réintroduction volontaire), et le mouvement de réduction des produits animaux (avec le triptyque flexitarien/végétarien/vegan).
Ces deux revendications posent problème, dans la mesure où une partie importante des « paysans » s’est maintenue justement grâce à l’élevage extensif dans les zones de pâturages peu propices à l’industrialisation. Véganisme et protection des grands prédateurs constituent donc des menaces pour l’élevage extensif, aménageur des pelouses alpines, et les paysans qui le pratiquent.
La controverse révèle les tensions inhérentes à la recherche d’une société écologique, dont les enjeux sont multiples et potentiellement contradictoires, entre biodiversité, naturalité, énergie, protection des sols ou des ressources hydriques, paysage – ces contradictions ne pouvant se résoudre que sous forme de compromis. Les tensions ravivent un narratif opposant les rats des villes – forcément « écologistes déracinés » – et les rats des champs – forcément « locaux enracinés ». Jeu d’acteurs, souvent cruel, qui n’empêche pas d’élaborer des compromis.
S’il est un point qui semble progresser comme dans le reste de la société, c’est le rôle croissant des femmes dans la profession. Évolution nécessaire, si l’on veut faire face à l’immense défi du renouvellement des générations ; véritable casse-tête, à l’heure où les exploitations sont devenues si capitalisées que leur transmission dans un cadre individuel est devenue impossible.
Trois solutions demeurent : leur démantèlement, comme le propose la Confédération paysanne ; la mutualisation de leur capital et peut-être du travail, comme le propose Terre de liens ; la forme de société de capitaux et l’agriculture de firme, comme y consent de facto la FNSEA depuis 1960. Le choix final relèvera des politiques publiques qui seront mises en œuvre.
Aucune destinée manifeste
Jean-Philippe Martin nous dresse une fresque de l’histoire et des défis contemporains des paysans écologistes, dans une langue claire, accessible et sans jargon qui constitue un bel exemple de vulgarisation réussie. Sans jargon, mais pas sans acronyme : il peut être utile d’avoir un certain vernis du sujet pour apprécier pleinement cet essai original.
Son propos est d’illustrer l’existence de courants écologistes précoces au sein du monde agricole, en montrant que « les paysans écologistes se sont faits tout seuls, même s’ils ont bénéficié de l’appui d’associations écologistes et de consommateurs urbains qui achètent bio, local, et rejoignent des AMAP ».
L’énoncé est cependant contradictoire : « tout seuls », mais ayant « bénéficié de l’appui ». Il s’agissait sans doute, pour l’auteur, de contrer la stratégie sectaire d’enfermement des agriculteurs pratiquée par le complexe agro-industriel, qui véhicule l’idée que l’agriculture industrielle serait l’agriculture « naturelle » des agriculteurs, tandis que les préoccupations écologiques seraient des lubies exogènes d’urbains ou de néoruraux. Si l’on peut comprendre le souci de l’auteur, on ne le suivra pas complètement dans sa stratégie défensive visant à « agriculturer » l’écologie.
Après tout, l’industrialisation de l’agriculture ne fut pas un processus endogène. Combien de fois le monde agricole se justifie en disant « on nous a dit de produire » ? Mais qui est ce « on », aveu que l’industrialisation a répondu à des stimuli externes ? L’agriculture industrielle n’est donc, pas plus que l’agriculture écologique, la destinée manifeste des campagnes. Dans tous les cas, l’agriculture est une activité incluse dans la société et procède nécessairement d’alliances socio-économiques entre des praticiens et d’autres forces sociales.
La vertu des paysans écologistes fut donc moins leur endogénéité – se faire « tout seuls » – que d’avoir montré la voie d’un nouveau contrat entre agriculture et société. En ce sens, ils n’ont pas « bénéficié » d’appuis : ils ont noué avec des mouvements urbains, dont ils partageaient valeurs et objectifs, les termes d’un échange mutuellement profitable dont on espère qu’il sera demain la norme. Ce bémol interprétatif mis à part, les grandes qualités de cet ouvrage méritent qu’il trouve son lectorat.
Jean-Philippe Martin, Des paysans écologistes. Politique agricole, environnement et société depuis les années 1960, Paris, Champ Vallon, 2023, 224 p., 23 €.