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Recension Histoire

Les marges coloniales de la citoyenneté

À propos de : Silyane Larcher, L’autre citoyen. L’idéal républicain et les Antilles après l’esclavage, Armand Colin


par Samuel Hayat , le 2 juin 2016


En étudiant les débats politiques et juridiques sur la citoyenneté au prisme de la situation coloniale au XIXe siècle, en métropole et dans les colonies, Silyane Larcher propose une généalogie de la citoyenneté profondément renouvelée et conduit à repenser la construction de la République.

Recensé : Silyane Larcher, L’autre citoyen. L’idéal républicain et les Antilles après l’esclavage, Paris, Armand Colin, 2014. 384 p., 28 €.

L’abolition de l’esclavage en 1848 marque l’entrée dans la communauté nationale française des 160 000 esclaves de Guadeloupe et de Martinique. Cet acte d’émancipation ne constitue pourtant ni l’acte inaugural, ni le point final de l’histoire de la citoyenneté dans le premier empire colonial. En insérant l’événement 1848 dans des fils historiques plus longs, de la Constitution de 1791 à l’échec en 1890 d’une proposition de loi visant à l’assimilation des Antilles à la métropole, l’ouvrage de Silyane Larcher construit une histoire nouvelle de la citoyenneté, ou plutôt deux histoires parallèles.

D’une part, l’auteure retrace l’histoire des débats parlementaires et juridiques à propos de la citoyenneté dans les colonies, autour du problème central de la conciliation entre une situation légale, sociale et politique d’exception, et l’universalité consubstantielle à la citoyenneté post-révolutionnaire. D’autre part, Silyane Larcher donne à voir l’histoire souterraine de la citoyenneté comme revendication autonome des colonisés, « libres de couleur » (métis), esclaves et anciens esclaves – autant de catégories dont la définition même est au cœur de la gouvernementalité coloniale.

Deux histoires, donc, mais deux histoires entremêlées, où il est impossible de donner la précédence, tant logique que chronologique, à la première : les révoltes d’esclaves et les revendications des parlementaires antillais ou guadeloupéens ne sont pas les simples résultats des débats en métropole, ils suivent leurs logiques propres et sont des réalités avec lesquels l’État colonial doit composer. Ainsi, Silyane Larcher réalise non seulement une histoire de la citoyenneté dans les colonies, mais aussi et surtout une histoire de la citoyenneté telle qu’elle a été façonnée par la situation coloniale, par la nécessité d’intégrer les anciens esclaves tout en les maintenant subordonnés, par le besoin de maintenir une paix sociale perçue comme perpétuellement menacée, par la construction d’une politique raciale supposément compatible avec les principes universels de 1789.

L’hégémonie d’un discours d’exception

Le premier chapitre part de 1848 pour revenir aux conditions de possibilité de l’émancipation des esclaves, en premier lieu le souvenir de l’abolition de l’esclavage par la Convention en 1794. Silyane Larcher restitue le processus qui conduit à cette première abolition : loin d’être la simple conséquence de l’adoption des principes de 1789, elle est le résultat de l’action des « oubliés de la liberté et de l’égalité qui […] firent effraction dans l’institution de l’universel » (p. 37), en premier lieu par la révolution de Saint-Domingue en 1791. Cette première abolition va aussi de pair avec une résolution provisoire des paradoxes de la citoyenneté coloniale, dans le sens d’une assimilation radicale de la situation légale des Antilles à celle de la métropole : égalité de droits, représentation parlementaire, application de la Constitution et des lois de la République dans les colonies. Mais à cet idéal d’assimilation s’oppose un discours qui, dès 1791, s’impose comme hégémonique chez les colons et dans les cercles libéraux : celui de l’exceptionnalité de la situation coloniale, justifiant de repousser à un temps ultérieur la réalisation effective de l’égalité civile et politique entre Noirs et Blancs, et l’identité législative entre la métropole et les colonies. Ce discours connaît de nombreux avatars qui ont tous en commun l’idée que la position particulière des colonies et de leurs habitants, notamment de ceux qui portent par leur couleur de peau la « macule servile » (p. 63), la trace d’une domination passée, justifie un traitement exceptionnel. De ce point de vue 1794, puis 1848 et le triomphe de courte durée des vues de Victor Schœlcher pour qui le suffrage dit universel réussirait à unifier la société et les individus quelle que soit leur condition antérieure, ne seraient finalement au XIXe siècle que de courtes parenthèses : le siècle serait celui de l’hégémonie d’un discours sur la citoyenneté reposant sur le nécessaire décalage entre son application en métropole et dans les colonies.

La citoyenneté saisie par les colonisés

Cependant, le récit de cette hégémonie se trouve singulièrement compliqué lorsque le regard se déplace des arènes parlementaires de la métropole vers les colonies elles-mêmes. C’est une des grandes forces de l’ouvrage de Silyane Larcher que de venir troubler le récit du triomphe des colons et de leurs relais en métropole par la mise en lumière des résistances chez les colonisés. L’objet du deuxième chapitre est de rendre compte des luttes politiques des esclaves et des libres de couleur – des luttes qui ne sont pas nécessairement identiques – avant la révolution de 1848. Tout l’enjeu est ici de mettre en lumière la longue tradition d’une « politique des subalternes » (p. 95). Les esclaves ne subissent pas passivement les changements politiques de métropole : des réseaux d’information spécifiques, ancrés dans les ports, les renseignent sur les événements, et les interprétations qu’ils en font peuvent les conduire à des mobilisations politiques autonomes. Ainsi, comprenant la Déclaration des droits de l’homme « comme un texte descriptif » (p. 104), des esclaves revendiquent dès août 1789 la liberté qu’ils y voient promise. La révolution de 1830 relance un mouvement des libres de couleur en faveur de l’égalité civile, obtenue en 1833, et de l’entrée partielle dans la légalité en faisant que les colonies soient régies dans certains domaines par des lois et non par des décrets et règlements. Mais Silyane Larcher montre bien aussi le caractère politique de manifestations plus frustes : des chants, des cris, des coups de fusils, ou des actes symboliques comme cet esclave reprenant le mot d’ordre révolutionnaire de défense de la Charte en criant, un chat mort à la main, « Vive la chatte ! » (p. 120) – subversion frappante des gestes et des mots pour revendiquer la liberté.

L’événement 1848 et ses suites

L’abolition de l’esclavage, en 1848, et l’adoption du suffrage dit universel masculin, posent directement la question du type de citoyenneté des ex-esclaves – une question traitée par Silyane Larcher dans les chapitres 3 et 4, respectivement sur la métropole puis les colonies. En effet, le statut des esclaves libérés pose problème aux parlementaires : dans les colonies d’Inde, du Sénégal ou de l’Algérie, il s’agit d’inclure dans la communauté des citoyens des personnes régies par un droit civil spécifique – une tâche impossible, aboutissant à une séparation entre « d’un côté des « indigènes », sujets français et non citoyens, et de l’autre des citoyens de l’empire français » (p. 139). Dans les colonies comme en métropole avec l’accession à la citoyenneté active de prolétaires souvent décrits comme des esclaves modernes, question sociale et question juridico-politique se trouvent étroitement mêlées. Aux Antilles, la révolution de 1848 donne lieu à une insurrection, à des revendications puis à l’exercice de droits civils – notamment l’inscription sur les registres d’état civil et le mariage, phénomènes auxquels l’auteure consacre des passages éclairants – marquant l’importance, pour les affranchis, du « droit d’avoir des droits » (p. 202).

L’échec de la République sociale, puis de la République tout court, pousse les gouvernants, après 1848, à chercher des formules nouvelles pour contenir les promesses émancipatrices de la citoyenneté. Dans le chapitre 5, Silyane Larcher explore la manière dont ce projet prend forme sur plusieurs plans : la représentation parlementaire des colonies, acquise en 1848, est rejetée par Louis-Napoléon Bonaparte en 1852 ; les institutions locales sont élues dans les colonies par un corps électoral excluant la majorité des ex-esclaves, et contrôlées par un gouverneur nommé par le gouvernement ; le principe est adopté d’une législation spécifique, votée par un Corps législatif particulier ou adoptée par décret. Chaque fois, ce « régime d’exception » (p. 203) est soutenu par un même discours anthropo-historique : d’une part, le passé esclavagiste a fait du monde colonial un monde divisé, instable, toujours au bord de la guerre civile ; d’autre part, l’ancien esclave est « devenu libre, mais à travers son identité sociale se profile encore l’ombre du fardeau de ses anciennes chaînes » (p. 228), rendant impossible toute création d’une communauté d’égaux, ou la renvoyant à un horizon indéfini.

Les justifications de l’exclusion

Enfin, le dernier chapitre est consacré au retour de la République, après la chute de l’Empire en 1870, qui fait renaître des aspirations à la liberté, sans pour autant permettre aux projets d’assimilation d’aboutir. En Martinique, le 22 septembre 1870, l’annonce de la défaite de Sedan provoque une insurrection, l’assassinat d’un planteur blanc créole et des dizaines d’incendie, aux cris de « Vive la République ! Vivent les Prussiens ! » (p. 266) – une réaction qui s’explique par les inégalités massives qui s’étaient installées sous le Second Empire et le climat de lutte indissociablement sociale et raciale qu’elles avaient fait naître. Dans les années qui suivent, les élections locales, l’école, la représentation parlementaire sont investies, non sans résistance des Blancs créoles, par les ex-esclaves et par les élites noires, mais des formes d’exception se maintiennent, notamment dans la législation du travail. Comme sous le Second Empire, ces exceptions sont justifiées par « la politisation des héritages historiques et sociaux qui opérait une véritable production de l’altérité » (p. 309), l’idée d’une inscription dans le corps même des Noirs de l’expérience passée de l’esclavage – une racialisation anthropo-historique plutôt que simplement biologique. Ainsi, loin de conduire à l’émancipation sociale des ex-esclaves, la République nouvelle appuie sa politique coloniale sur un « sophisme […] : libéré d’un maître, l’ancien esclave a cependant besoin plus qu’un autre de l’autorité d’un maître » (p. 310-311) ; et ce maître, désormais, c’est l’État.

Une nouvelle orientation pour l’histoire des idées politiques

En restant en permanence au plus près des discours des acteurs, dont l’auteure reconstitue minutieusement le sens et la logique, l’ouvrage combine densité historique et profondeur philosophique. Cette double orientation est visible dans les références qui viennent soutenir l’analyse, outre les nombreux historiens de la colonisation et du XIXe siècle : Pierre Rosanvallon, pour son travail sur l’histoire conceptuelle du politique, et notamment de la citoyenneté, au XIXe siècle ; les post-emancipation studies, qui refont l’histoire de l’esclavage en mettant la capacité d’action des esclaves au cœur de leur propos ; Étienne Balibar, auteur d’une préface éclairante, sur la tension entre universalité et particularité ; Michel Foucault sur la gouvernementalité ; Aimé Césaire sur le travail de l’universel révolutionnaire dans les colonies ; Jacques Rancière, surtout, une référence répétée tout au long du livre, dont un des moteurs est bien l’idée que la situation coloniale fait de la citoyenneté l’occasion d’une mésentente, d’un litige toujours renouvelé sur le contenu de l’égalité.

En cela, l’ouvrage de Silyane Larcher s’inscrit pleinement dans un mouvement salutaire de renouveau de la théorie politique et de l’histoire des idées, fondé sur le décentrement par rapport aux auteurs savants, le travail historien sur les sources (ici nombreuses et variées : sources imprimées, archives parlementaires, archives nationales d’Outre-mer…) et la réintroduction des groupes sociaux dans l’analyse. Son propos est bien centré sur les discours, mais en tant qu’ils façonnent le droit, qu’ils participent à des dispositifs de gouvernementalité ou qu’ils soutiennent des résistances. Il s’agit alors d’éclairer, à travers « une généalogie conceptuelle de la citoyenneté française à partir de sa marge caribéenne » (p. 21), un problème théorique : penser les paradoxes de la citoyenneté aux Antilles, sans recourir aux thèmes trop faciles de la contradiction interne indépassable ou du simple mensonge des dominants. Car ce problème théorique se pose avant tout aux personnes qui débattent de citoyenneté au XIXe siècle et qui essaient d’en penser des formes adaptées à la situation d’exception des colonies. Les différents acteurs de cette histoire sont certes mus par des intérêts – les Blancs créoles contre la métropole et contre les Noirs, les hommes de couleur libres contre les Blancs et aussi parfois contre les esclaves, etc. – mais leurs négociations, leurs délibérations, leurs protestations empruntent bien un langage commun, celui de la citoyenneté. C’est un langage mobile, flexible, qui peut venir justifier bien des exceptions, mais c’est néanmoins un langage de l’universel, dont Silyane Larcher montre constamment qu’il ne saurait être réduit à un pur outil de légitimation du pouvoir colonial, ne serait-ce que parce qu’il vient aussi soutenir les révoltes et les revendications des esclaves puis des anciens esclaves, ainsi que de leurs alliés.

Au delà de ses apports historiographiques majeurs, l’ouvrage propose donc une réflexion philosophique nouvelle et puissante sur la dialectique de l’universel et du particulier, de l’émancipation et de la domination, du même et de l’autre, qui se joue dans la citoyenneté. Son approche généalogique apparaît alors d’un profond secours en ces temps de reconfiguration du racisme et de l’antiracisme, et d’interrogation à la fois savante et militante sur la façon dont la France (et plus largement l’Europe) est travaillée par son passé colonial. Deux leçons s’en dégagent notamment : la première est que ce serait une erreur politique et historique de rejeter l’universalisme comme simple masque de la domination coloniale. Il faut au contraire continuer à arracher cet universalisme au mensonge permanent que constitue son utilisation par les pouvoirs institués (en premier lieu l’État) pour justifier l’oppression qu’ils font subir aux descendant-e-s de colonisé-e-s – contrôle des manières de se vêtir, de se regrouper, de revendiquer. La seconde leçon est que dès le XIXe siècle, le racisme colonial s’est nourri de discours non seulement sur le corps de l’autre, mais aussi sur sa culture et sur son histoire. L’éthno-différencialisme de la Nouvelle Droite, selon lequel il faut reconnaître et préserver les spécificités culturelles de chaque peuple en refusant le métissage et l’immigration, traverse aujourd’hui l’ensemble des champs politique et médiatique. Mais il ne date pas d’hier : il trouve son origine dans la justification du régime colonial d’exception par l’histoire passée des colonisés, et notamment, ironie suprême, par leur ancienne condition d’esclave. Silyane Larcher, par ce livre, rappelle alors de manière salutaire que c’est seulement en arrachant nos identités aux essentialismes qui les corsètent que peuvent se construire des voies vers l’émancipation.

par Samuel Hayat, le 2 juin 2016

Pour citer cet article :

Samuel Hayat, « Les marges coloniales de la citoyenneté », La Vie des idées , 2 juin 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Les-marges-coloniales-de-la-citoyennete

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