Recensé :
Frédéric Régent, La France et ses esclaves. De la colonisation aux abolitions (1620-1848), Paris, Grasset, 2007, 354 p.
Frédéric Régent s’était fait connaître en 2004 par son très remarqué Esclavage, métissage, liberté. La Révolution française en Guadeloupe (1789-1802), paru chez Grasset. Il restituait alors l’histoire tourmentée de la confrontation entre l’événement révolutionnaire, la proclamation de la première abolition de l’esclavage (4 février 1794) et la société esclavagiste guadeloupéenne, structurée par une hiérarchie de races et de classes. Il publie cet automne un nouvel ouvrage, La France et ses esclaves, qui retrace l’histoire de l’esclavage dans les colonies françaises entre 1620 et 1848. Pour déchirer le voile pudique longtemps jeté sur ces pages sombres de notre histoire, maintenant que les clameurs déclenchées par les débats sur la mémoire se sont tues, l’ouvrage vient offrir la matière d’une connaissance partageable. Il s’agit, selon l’éditeur, de nous introduire « au cœur d’une nouvelle approche de l’histoire de France ».
Le livre propose un panorama extrêmement documenté et détaillé des sociétés esclavagistes des colonies d’Amérique, de l’Océan Indien et d’Afrique. Frédéric Régent reprend le fil de l’institution du système esclavagiste, des conquêtes et stratégies successives de colonisation de peuplement puis d’exploitation (système des engagés blancs, servitude des indiens autochtones, traite négrière, etc.), jusqu’à l’épineux problème du statut des « libres de couleur » et au processus tortueux d’abolition républicaine de l’esclavage. Relativement complet, l’ouvrage fait la synthèse des recherches (en anglais et français) les plus récentes et les plus incontournables sur la question. C’est là son principal mérite. Il évoque l’esclavage colonial dans tous ses aspects : démographiques, sociaux, économiques, culturels et politiques. L’auteur met beaucoup de soin à nous plonger dans la réalité très concrète des esclaves, des libres et des maîtres (Blancs ou de couleur). Il ne laisse rien au hasard, au point que l’on peut regretter, après d’autres [1], que la problématisation du propos cède parfois à un style trop descriptif, pouvant à certains égards frustrer le lecteur. Le souci des détails fait parfois perdre de vue l’intelligence des problèmes et leurs enjeux.
L’origine des esclaves, leur état matériel (habitat, vêtements et nourriture), leurs conditions de travail, leurs productions culturelles (rites, langues créoles et croyances), la cartographie sociale des métiers serviles ainsi que des métiers des libres (métiers des villes et métiers des champs), sont soigneusement décrits. De même, Régent souligne les stratégies de contrôle social des maîtres, la concurrence entre les pratiques arbitraires et la loi. Il rappelle en effet la constellation des Codes noirs, chacun étant spécifique à une situation coloniale particulière. Le métissage stratégique que relate l’ouvrage des deux côtés de la hiérarchie raciale donne à lire une effroyable « biopolitique » des races, bricolée par les comportements sexuels et les stratégies des esclaves ou des libres. Si tous les hommes de couleur ne sont pas esclaves, si certains sont parfois même des maîtres, le blanc est toujours en revanche la couleur de la liberté.
Chiffres à l’appui, Frédéric Régent donne à saisir la mesure de la productivité du travail servile, du rendement des habitations, la part du commerce colonial dans l’économie française des XVIIe et XVIIIe siècles. Il vient d’ailleurs nuancer la thèse célèbre d’Eric Williams (dans Capitalism and Slavery, publié en 1944) selon laquelle la traite des Noirs et l’esclavage colonial seraient au principe du capitalisme moderne et de l’émergence de la révolution industrielle en Grande-Bretagne (et dans une moindre mesure en France). Discutée et contestée dès l’après-guerre puis dans les années 1980 [2], on retrouve encore la thèse de Williams, tel un argument d’autorité, dans bien des travaux soucieux de « prouver l’importance de leur sujet », selon une formule de Rousseau. Elle fait également partie du corpus intellectuel de militants associatifs, de plus en plus informés, désireux d’obtenir de l’État la reconnaissance politique et sociale des « descendants d’esclaves » au nom d’une dette économique, puis morale, dont la légitimité puiserait dans l’histoire. Aujourd’hui, c’est moins la validité de la thèse de Williams qui fait débat que la portée de son héritage historiographique pour la connaissance des sociétés post-esclavagistes, l’histoire de l’abolitionnisme et l’interprétation transatlantique de la modernité [3]. Le consensus est grand pour reconnaître, aux côtés de l’économie coloniale d’esclavage, l’ampleur de la dynamique plurifactorielle (interne et externe) à l’origine de la révolution industrielle et de l’essor du capitalisme moderne en Europe au XIXe siècle.
Écrit dans un style simple et clair, l’ouvrage de Frédéric Régent se veut résolument didactique et accessible à tous. Les spécialistes n’y apprendront rien de fondamentalement nouveau. Ils pourront au mieux se réjouir de la mise en perspective de travaux généralement consacrés à des aires géographiques étudiées pour elles-mêmes, complétée de quelques incursions dans des archives peu connues (comme les archives notariales qui permettent de pénétrer l’intimité des relations entre maîtres et esclaves). La connaissance de la société esclavagiste sortira affermie et enrichie de cette vision d’ensemble que le livre offre du système colonial servile. En raison de la grande précision de l’auteur, des chiffres et des données matérielles sur lesquels il s’appuie, l’ouvrage pourra constituer un utile instrument de travail. Les non-spécialistes ou les lecteurs curieux y trouveront, quant à eux, les éléments nécessaires à leur information et pourront ainsi forger un jugement critique de la réalité complexe et multiforme de la vie servile dans les colonies françaises et, au-delà, de la domination coloniale fondée sur l’esclavage.
Sans pathos, loin des images d’Épinal mêlées de fascination morbide et de sensiblerie – avatar d’un regard paternaliste ou eurocentriste posé sur les acteurs serviles –, Frédéric Régent réduit à néant les préjugés les plus éculés sur la traite négrière et l’esclavage colonial. Son livre invite à rompre avec bien des idées reçues, oblige à se défier des raisonnements hâtifs, des simplifications abusives (telle l’assimilation de l’habitation au camp de concentration) et des fausses évidences. Certes, c’est le moins que l’on puisse attendre d’un historien sérieux. Mais les débats sur la mémoire et l’histoire de l’esclavage ont tellement fait rage récemment que l’on est presque en droit de souligner qu’à bien des égards Frédéric Régent livre un texte courageux parce qu’honnête. Sans polémique ni passion, il dit les choses telles qu’elles nous sont connues. Il rétablit des vérités qui dérangent. La photographie sociale qu’il restitue de manière fine, rigoureuse et solidement documentée d’une société esclavagiste contrastée, contradictoire, voire absurde, impose une vision de l’esclavage colonial comme fait social total, non homogène, non monolithique et éminemment complexe. L’esclavage colonial se confond avec un système hiérarchique codifié de représentations et de relations sociales, des plus étroites aux plus relâchées : l’esclave y est un acteur social et son maître n’est pas tout-puissant. Régent relativise quelques-unes des certitudes les plus persistantes des travaux et des débats relatifs à la traite et à l’esclavage pratiqués par les colons dans leurs possessions outre-mer.
En effet, son ouvrage interdit la vision de l’esclave broyé, sans ressources psychiques ni intellectuelles, complètement abruti par la domination esclavagiste coloniale en même temps qu’il invalide celle, exaltée, de l’esclave marron symbole de la résistance servile (le marronnage représente 0,4 à 6 % des comportements serviles, selon l’auteur). Il rend compte de la variété des situations sociales qui constituent la condition servile (esclaves des villes qui nouent des relations personnelles étroites avec leurs maîtres, esclaves des champs disposant de pécule suffisant pour acheter des biens, esclaves se faisant rétribuer leur peu de temps libre, esclaves créoles, esclaves nouveaux, etc.), faite tout à la fois de négociation, de stratégie, de dérobade, de peur et de soumission ; bref de survie. Fidèle à ce souci, déjà exprimé en 2004, de s’affranchir d’un « imaginaire de l’esclavage importé des États-Unis » [4], il montre ici comment la banalité des relations d’emprise entre esclaves et maîtres est toute entière structurée par la redoutable efficacité symbolique – terme étonnamment absent du livre alors qu’il le travaille tout du long – de la domination de race, dans un monde colonial étroitement stratifié et instable à la fois. Se dévoile sous nos yeux le cynisme de la domination esclavagiste coloniale. Elle fabrique la misère de l’esclave, tiraillé entre la survie et le rêve d’une gratification personnelle accordée par son maître, en même temps que l’extrême frustration des « libres de couleur » et le fantasme de toute-puissance d’un maître rongé par l’angoisse de la perte. Frédéric Régent oblige à penser un esclave ni victime ni héros, un maître ni hégémonique ni généreux. En cela, son livre ne manquera pas de mettre mal à l’aise les lecteurs désireux de se représenter un tableau monochrome de l’esclavage colonial, d’identifier des coupables et des ayants droit.
Le volet plus proprement politique de l’ouvrage (les trois derniers chapitres), à travers lequel l’auteur retrace l’intrication des liens entre insurrections d’esclaves, conflits des planteurs et des « libres de couleur » et pouvoir métropolitain, oblige à coup sûr à réviser la vision naïve et réifiée d’une universalisme républicain prétendument cohérent dès l’origine. À ceux qui connaissent peu l’impact de l’événement révolutionnaire dans les colonies, le livre offre un rapide aperçu de l’histoire tourmentée des droits politiques du citoyen français dans les premières colonies. Étroitement liée à l’histoire des deux abolitions de l’esclavage (4 février 1794 et 27 avril 1848), elle souligne combien la colonie vient figurer pour la métropole la limite, quasi cosmologique, des principes universalistes de l’idéal révolutionnaire. C’est l’interprétation minimale qu’en fera Bonaparte : la dureté de sa politique coloniale vient en effet « achever » la Révolution, au sens négatif du terme, c’est-à-dire la liquider, enterrer son œuvre. Le rétablissement de l’esclavage et la racialisation à l’extrême de la législation y rappellent les temps les plus sombres de l’Ancien Régime aux colonies.
Sur le plan historiographique, l’auteur entend combler un vide : il n’existait à ce jour « aucune histoire croisée de l’esclavage dans les colonies sur toute la période coloniale » [5] (p. 9). Il offre en effet un panorama large de l’histoire de l’esclavage colonial. Néanmoins – si on le prend au mot –, il raconte moins une histoire de l’institution servile dans toutes les colonies françaises sur l’ensemble de la période qu’une histoire « franco-française » de l’esclavage, pensé pour lui-même dans une relation duale. À ce titre, deux reproches importants doivent lui être adressés.
Le livre se concentre sur la relation entre la France coloniale et ses colonies d’exploitation esclavagiste. En d’autres termes, l’histoire que relate ce livre est celle de l’esclavage institué, puis organisé par les Français dans leurs colonies : celle de maîtres français avec leurs esclaves. En raison de la perspective adoptée, le livre interdit de questionner la place que va jouer pourtant l’esclavage, sous la Troisième République, dans les justifications de la politique coloniale (la « mission civilisatrice ») de la France, mais aussi dans l’encadrement juridique de certaines colonies où préexistait un esclavage traditionnel. Les riches travaux de Martin A. Klein (Slavery and Colonial Rule in French West Africa, Cambridge University Press, 1998) ne peuvent trouver de place dans le récit de Frédéric Régent. Ils renseignent pourtant sur la manière dont le droit colonial français a pu s’adapter aux réalités de l’institution servile au Sénégal ou au Soudan, et être informé par elles depuis les années 1876 jusqu’aux années 1900. Ceci venait sérieusement jeter l’ombre sur le préambule du décret préparatoire au décret du 27 avril 1848 selon lequel « nulle terre française ne saurait porter d’esclaves » (repris dans la Constitution de 1848)... Martin Klein mettait également en lumière l’ambivalence de l’administration coloniale, tiraillée entre le réalisme que lui imposait l’entreprise de domination coloniale (des soldats de Faidherbe se sont vus offrir des femmes esclaves) et la morale de l’opinion, hostile à l’esclavage en métropole. Enfin, ces travaux apprennent que des esclaves, pour échapper à leurs maîtres, ont pu intégrer les troupes militaires françaises durant la Première Guerre mondiale. Tout cela constitue autant d’éléments qui font partie non seulement de l’histoire de France, mais qui au-delà révèlent l’ampleur et la complexité du « problème colonial » représenté par l’esclavage durant la période coloniale.
Cette remarque se trouve d’autant plus justifiée que l’ouvrage fait une histoire de l’esclavage dont la fin, c’est-à-dire l’abolition de 1848, marquerait l’apothéose d’une relation, en face à face, entre un État colonial et d’anciens esclaves enfin réconciliés. Le titre trahit d’ailleurs cet impensé d’une relation exclusive entre une France personnifiée et les esclaves des colonies : « La France et ses esclaves ». Sans doute sans le vouloir, l’auteur donne à penser que la seule puissance de la loi aurait suffi à pacifier les relations entre anciens maîtres et anciens esclaves, mais surtout que l’histoire coloniale des territoires concernés trouverait sa conclusion dans le décret d’abolition de 1848. La phrase sur laquelle se ferme le livre est même éloquente : « Avec l’émancipation, les esclaves deviennent citoyens français. Ils apportent alors une dimension universelle à la République » (p. 294). Or l’auteur ne dit rien de cette contradiction foncière portée par la citoyenneté d’anciens esclaves devenus citoyens français de plein droit, soumis au Code civil, jouissant des droits politiques, mais dont les territoires furent régis par les sénatus-consultes de 1854 et 1866 – pour ce qui concerne les Antilles et la Réunion [6] –, qui les maintenaient sous statut colonial jusqu’en 1946 ! Si le passé des « vieilles colonies » ne peut se réduire à l’esclavage, comme tendraient à le faire croire les gardiens de sa mémoire, leur histoire coloniale ne s’arrête pas non plus à son abolition. Faut-il rappeler que ces territoires étaient placés sous la tutelle du « ministère de la Marine et des Colonies » ? L’Algérie, au contraire, était placée sous tutelle du ministère de l’Intérieur, et divisée en départements car l’État colonial s’efforçait de la penser comme un prolongement du territoire national. En finir avec la domination esclavagiste ne signifie pas pour autant, malheureusement, que l’on en ait terminé avec la domination coloniale. Les acteurs socio-historiques concernés en avaient eux-mêmes bien conscience. La « dimension universelle » soulignée par l’auteur est donc encore une espérance au moment où il arrête son récit.
Ces reproches ne sauraient minimiser le mérite du travail que livre Frédéric Régent. Nous voudrions seulement ici souligner combien esclavage et situation coloniale ne sauraient être pensés séparément et combien la seconde, à bien des égards et dans la perspective même de l’auteur, englobe la première. Puisqu’il s’agit de faire une histoire de France qui jette les bases d’une identification collective à un parcours commun – c’est l’enjeu à peine voilé du livre –, rappeler l’extension du problème soulevé permet aussi de contribuer au partage de son intelligence. Quoi qu’il en soit, l’ouvrage constitue par son caractère de synthèse une contribution importante et sans doute incontournable à qui voudrait se doter d’une information récente, solide et sûre, laquelle est un préalable indispensable à l’analyse critique et à la confrontation raisonnée des idées. Pour penser sérieusement, c’est-à-dire en connaissance de causes, il faudra passer par la lecture de ce livre. En cela, Frédéric Régent aura gagné son pari de nous contraindre à sortir du confort de nos certitudes.