En suivant le parcours de Ḥusayn ibn ʿAbdallāh, mamlouk à Tunis ayant connu une belle ascension sociale au XIXe siècle, M. Oualdi nous guide entre l’Empire ottoman, la Tunisie et l’Europe, et en profite pour bousculer les cloisonnements entre historiographie ottomane, coloniale et maghrébine.
Voici un livre atypique dans sa façon de saisir la colonisation, à travers l’examen d’une trajectoire biographique. Et ce dans un espace vaste mais néanmoins spécifique, l’Afrique du Nord et la Méditerranée dans la seconde moitié du XIXe siècle.
Si écrire une vie est un pari, pour paraphraser François Dosse [1], ce n’est pas le pari que tente de relever M’hamed Oualdi, professeur à Sciences Po de Paris, qui propose plutôt de « décomposer l’histoire coloniale, nationale et ottomane du Maghreb pour repenser la capacité d’agir des acteurs locaux ».
Tunis-Florence-Istanbul : une vie au croisement des pouvoirs
Même si le livre peut sembler, au premier abord, une sorte de biographie partielle parce qu’il examine certains épisodes de la vie d’un esclave ottoman affranchi en Tunisie, Ḥusayn ibn ʿAbdallāh (circa 1820-1887), il s’agit en réalité d’une histoire connectée qui combine plusieurs micro-histoires du fait colonial. Les nombreuses pérégrinations du protagoniste, de la Circassie, son pays natal, à Istanbul, capital impériale ; de Tunis, sa vraie patrie adoptive, à Florence où il vit ses dernières années, offrent à l’auteur l’opportunité de construire un récit méandrique couvrant une partie considérable du Vieux Monde entre les années 1820 et 1890.
Né en Circassie, dans le Caucase, Ḥusayn ibn ʿAbdallāh est vendu comme esclave dans l’Empire ottoman et arrive à la fin des années 1820 à Tunis. Il entre dans le cercle restreint – et qui tend à diminuer – des mamlouks, c’est-à-dire des militaires dévoués aux gouverneurs. Après avoir fait des études à l’École militaire de Bardo, il commence une carrière bureaucratique qui le mène, au bout d’une vingtaine d’années, à des postes publics de première importance. Les bouleversements politiques tunisiens le conduisent à quitter le pays bien avant le début de la colonisation française. Il voyage et fait de longs séjours en Europe, visitant l’Italie, l’Espagne, la France, la Belgique, l’Allemagne, le Danemark, la Suède, l’Angleterre, passe par les États-Unis et, naturellement par Istanbul. Il retourne même dans son pays natal, la Circassie, avant de s’installer à Florence où il vit ses dernières années.
La vie de cet esclave ottoman ne se termine pas vraiment, d’ailleurs, par la mort, car pour certains anciens esclaves aux parcours transimpériaux, il existe bien une vie après la mort. C’est ainsi que son héritage comme sa dépouille continuent, après son décès, d’opposer diverses puissances : la France, puissance colonisatrice ayant mis la main sur la Tunisie, l’Italie, pays de sa dernière demeure, ayant des ambitions impérialistes déçues sur la Tunisie et l’Empire ottoman, son pays « d’origine ».
Dans un livre court [2] – un texte d’à peine 184 pages –, articulé autour de cinq chapitres, une introduction, un épilogue et une conclusion, M’hamed Oualdi vise à ébranler les idées reçues et les tropismes des historiographies coloniales, nationales et ottomanistes du Maghreb. Pour ce faire, il critique surtout l’historiographie coloniale et dans une certaine mesure ottomaniste, qui, quoique concurrentes au premier abord, se rejoignent dans leurs approches centrées respectivement sur la métropole, ou sur Istanbul, en s’appuyant presque exclusivement sur des sources françaises ou ottomanes pour écrire l’histoire du Maghreb colonial et précolonial. Or, comme le démontre savamment l’auteur, de riches sources locales, privées et publiques, existent.
Des sociétés maghrébines procédurières et paperassières
C’est là un des apports principaux d’Un esclave entre deux empires : démontrer à travers de multiples exemples que, contrairement aux lieux communs de l’historiographie coloniale, les sociétés maghrébines ont été procédurières et paperassières. Un autre point sans cesse souligné par M’hamed Oualdi est que la colonisation a aussi eu comme conséquence de rapprocher les élites tunisiennes d’Istanbul, la capitale impériale. La présence coloniale a bien eu des effets contradictoires en renforçant « le contrôle français sur la justice et les archives, tout en révélant ce qui subsistait d’une culture politique et juridique ottomane dans l’ancienne province de Tunis » (p. 160).
La réflexion de l’auteur est ici complexe car il montre tout au long du livre qu’il ne s’agit pas là d’un brouillage mais plutôt d’une contexture juridique et culturelle des éléments coloniaux, impériaux (ottomans) et locaux. Ainsi, pour les élites locales, la juridiction coloniale constitue aussi un levier susceptible d’augmenter leur capacité d’action contre le souverain de Tunis, et l’héritage impérial ottoman est mobilisé à son tour pour contenir le pouvoir colonial. La colonisation est donc un élément qui élargit le répertoire d’action des élites locales.
L’élément impérial ottoman quant à lui se distingue de la domination coloniale en ce qu’il consiste en une culture pluriséculaire de domination politique de la capitale impériale sur les provinces, laquelle est incomparablement plus inclusive que la configuration coloniale. Concrètement parlant, le protagoniste d’Un esclave entre deux empires, bien qu’esclave à l’origine, nourrit certainement un sentiment d’appartenance indéniable envers l’Empire ottoman tandis qu’il ne peut imaginer l’autre empire, l’empire colonial français, que comme un pouvoir étranger dont il faut se méfier, que l’on doit tenter d’utiliser, le cas échéant, pour atteindre des buts individuels ou collectifs.
En somme, tout en restituant la part ottomane de l’histoire maghrébine face à la l’historiographie coloniale dominante, l’auteur tisse scrupuleusement un récit pénétrant qui met en avant la capacité d’agir de ces élites, dont Ḥusayn ibn ʿAbdallāh est le parangon.
Pour ce faire, l’érudition se combine à une économie narrative concise. Évitant habilement de donner un excès de sens et de cohérence à la trajectoire du protagoniste, l’auteur expose les nœuds historiographiques avec succès et précision, arrive à questionner les métarécits coloniaux (français), nationaux (tunisiens) et impériaux (français, italiens et ottomans). Ces métarécits ont comme point commun de privilégier le poids d’un seul centre de pouvoir omnipuissant par rapport à l’espace concerné, allant souvent jusqu’à ignorer complètement la capacité d’agir des autres, ainsi que leurs interférences. En outre, le métarécit colonial français – ainsi que les métarécits impériaux – organisent l’histoire de la Tunisie et de sa population en fonction de découpages chronologiques clairs et définitifs qui se succèdent (l’époque ou l’influence ottomane, française, italienne...), en ôtant, de la sorte, la Tunisie, de sa « propre » histoire, ou en occultant les continuités de cette histoire.
À l’opposé, la recherche d’une histoire qui serait « propre » de tout élément étranger, le métarécit national tunisien, propose une histoire nationale souffrant, à l’instar de toute historiographie nationaliste, d’un excès de sens de l’histoire qui diminue les éléments ottomans, français et italiens en Tunis à des présences étrangères, forcément éphémères, en quelque sorte contre-nature. Or, l’histoire des sociétés humaines est incessamment faite d’innombrables mélanges. Ce livre rend donc à l’histoire toute sa complexité à la fois en décomposant les récits monolithiques et reliant scrupuleusement les éléments épars qui ne rentrent pas dans leurs jalons.
Ainsi, en lisant M’hamed Oualdi, on apprend beaucoup, entre autres, sur le rôle des exilés musulmans et la fabrique de nouvelles conceptions de l’islam et du panislamisme (p. 52-53) ; sur la propagation des idées antisémites européennes dans les sociétés musulmanes (p. 54) ; sur l’emboîtement des statuts entre le public et le privé (p. 73-74) ; sur les revendications de souveraineté du pouvoir ottoman vis-à-vis du corps de ses ex-sujets (p. 109) ; sur l’importance durable de l’institution centrale de la structure sociopolitique ottomane, la maisonnée (p. 160) ; et sur la centralité d’Istanbul de la période jeune turque dans l’émergence des nationalismes maghrébins (p. 171-174).
Ce ne sont ici que les remarques d’un ottomaniste, partageant probablement une bonne partie des tropismes pointés, à juste titre, par M’hamed Oualdi. D’aucuns pourraient certainement tirer d’autres enseignements d’Un esclave entre deux empires. Par les multiples pistes de réflexion qu’il propose, ce livre qui décompose les certitudes et les lieux communs historiographiques devrait faire partie des lectures obligées de tout historien qui travaille sur l’histoire coloniale, maghrébine et ottomane.
M’hamed Oualdi, Un esclave entre deux empires. Une histoire transimpériale du Maghreb, Paris, Seuil, 2023, 272 p., 24 €.
Özgür Türesay, « Tunis entre héritage ottoman et colonisation française »,
La Vie des idées
, 16 octobre 2024.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/M-hamed-Oualdi-esclave-entre-deux-empires
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[1] François Dosse, Le pari biographique. Écrire une vie, Éditions La Découverte, Paris, 2005.
[2] Il est à noter que ce livre est la version française d’un livre paru originalement en anglais en 2020 : A Slave Between Empires. A Trans-Imperial History of North Africa, New York, Columbia University Press.