Comme le souligne le sociologue Choukri Ben Ayed dans un ouvrage récent, l’école française s’est longtemps pensée comme un espace défini par l’universalisme, et de ce fait « immunisé » contre les effets de l’ethnicisation à l’œuvre dans le reste du corps social [1]. Pourtant, depuis les années 1980, une série d’événements et de mutations (ghettoïsation des quartiers de grands ensembles, tensions autour des signes religieux en milieu scolaire, émeutes urbaines à répétition) a affecté l’institution scolaire elle-même. Ceci a été le cas il y a près de 20 ans lors de l’embrasement des quartiers populaires de 2005, qui a révélé chez une partie des jeunesses défavorisées un fort ressenti(ment) discriminatoire envers l’institution scolaire. Comment cette dernière réagit-elle dès lors à la pluralité ethnoreligieuse croissante de la société française en métropole ?
C’est à cette question à la fois sensible socialement et épineuse méthodologiquement que s’attelle l’ouvrage collectif coordonné par Julien Garric et Françoise Lorcerie. Celui-ci est tiré d’une session du RIED (Réseau international éducation et diversité) qui s’est tenue les 20-21 mai 2021 à Marseille. Ce réseau, fondé en 2013 par des universitaires de Belgique, du Canada, de France et de Suisse, vise précisément à comprendre les interactions entre des sociétés de plus en plus plurielles et leurs systèmes scolaires. Le livre choisit un angle bien précis, celui de la perception du sujet par les personnels de terrain (corps d’enseignement, d’orientation, de vie scolaire), par-delà les injonctions nationales croissantes sur la laïcité et les valeurs de la Républiques à l’école [2]. Trois angles peuvent être évoqués : l’attitude des personnels éducatifs, la comparaison internationale, et l’enjeu déterminant des recompositions des rapports scolaires au religieux.
Les questions ethno-raciales à l’école vues du terrain
Le premier axe est justifié dans une introduction nourrie (p. 7-30) par Françoise Lorcerie. La littérature de SHS en France intègre de manière croissante les questions ethnoraciales à l’école. Cependant l’attitude des personnels de terrain est encore peu étudiée. Or, celles et ceux que le sociologue Michael Lipsky appelle les « street-level bureaucrats » (littéralement, les agents du service public de terrain) sont précisément les plus en contact des élèves et des parents [3]. Julien Garric le souligne dans une contribution centrée sur trois collèges très dégradés de l’académie d’Aix-Marseille (p. 31-53). Il y étudie les interactions entre un climat scolaire tendu, la grande pauvreté et l’ethnicisation des rapports scolaires (à entendre ici comme l’explication par l’appartenance ethnique supposée des pratiques et attitudes des élèves, voire des personnels, à l’école). Les personnels, souvent jeunes, n’ayant eu que peu le choix de leur affectation, désarçonnés par le niveau de tensions dans les quartiers d’implantation des collèges, se retranchent littéralement dans des établissements de plus en plus inaccessibles.
L’auteur analyse de manière très fine une forme de « bunkerisation », symbolisée par les salles des professeurs qui sont surinvesties comme le lieu de sécurité entre enseignants. Les familles, le langage et les attitudes religieuses des élèves sont dévalorisés, la frontière entre les jugements de nature sociale (grande pauvreté), sécuritaire (délinquance indéniablement forte dans le quartier) et culturel étant poreuse. Cependant, comme le souligne la contribution de Fabrice Dhume (p. 55-78), l’ethnicisation touche aussi les personnels éducatifs issus de minorités et de l’immigration. Aussi bien dans leurs rapports avec leur hiérarchie (inspection, chefs d’établissement) qu’avec leurs pairs, ceux-ci se trouvent confrontés à des jugements et des assignations identitaires. Ceci entraîne une injonction à rejeter le « communautarisme ». Or, cette demande, paradoxalement, associe des personnels qui se proclament fortement attachés à la neutralité républicaine à leurs communautés d’origine. Une telle tension se retrouve dans le chapitre de Fanny Gallot et Francine Nyambek-Mebenga (p. 107-130). Leur contribution est consacrée à la manière d’enseigner et d’aborder en classe la laïcité par les enseignant(e)s stagiaires du 1er degré. Le principe laïque est en effet à la fois désormais incontournable des programmes et prescriptions scolaires, et source de craintes quant aux réactions – effectives ou escomptées – des élèves. Il révèle aussi, de manière subtile, des différenciations entre professeur(e)s des écoles d’origine européenne et celles et ceux issus de minorités extra-européennes dans la manière d’aborder le principe laïque. Là aussi, les fractures liées à l’ethnicisation du champ scolaire apparaissent jusqu’aux pratiques pédagogiques dans les classes.
Au prisme des comparaisons internationales
Le deuxième axe est celui de la comparaison internationale. José-Luis Wolfs (p. 79-105) s’appuie sur les témoignages en formation d’enseignantes et d’enseignants du second degré général en Belgique francophone. Dans un contexte belge où l’enjeu et le cadre institutionnels sont définis par la « neutralité », les personnels enseignants sont néanmoins confrontés à l’expression du fait communautaire et religieux. Cependant, à la différence des chapitres consacrés à la France, celle-ci semble moins perçue comme une menace, ou du moins comme une remise en cause de l’institution scolaire. Sivane Hirsch, Geneviève Audet et Sabrina Moisan (p. 131-153) étudient quant à elles l’enseignement des sujets dits sensibles en classe au Québec. L’expression des identités ethnoreligieuses peut perturber ceux-ci, parfois dans des formes assez proches de la France. Néanmoins, le système éducatif québécois et ses personnels ont favorisé à la fois la prise en compte des enjeux de discriminations (genrées, raciales, religieuses) et l’application des programmes. Pour autant, il convient de ne pas idéaliser les situations à l’étranger. En témoignent les débats particulièrement vifs qui traversent les États-Unis sur l’application à l’école de notion de « Critical race theory » (CRT). Celle-ci vise à analyser les institutions et politiques publiques à l’aune prioritaire du racisme (ou du « racisme systémique »). Émilie Souyri (p. 155-176) montre que la CRT utilisée dans le cadre de l’école conduit par exemple à remettre en question la sur-représentation des personnels enseignants blancs (79% des enseignants, contre 51% dans la population, p. 164), et à en faire un problème en soi. Ceci ne contribue pas peu à favoriser les tensions et la polarisation idéologique déjà forte sur les questions scolaires outre-Atlantique.
Quartiers populaires, islam, crispations scolaires ?
Le troisième axe est celui d’un triangle de perception qui s’est considérablement renforcé depuis « l’affaire des foulards » de 1989 - qui a lieu dans un des collèges les plus défavorisés de l’académie d’Amiens. Ses trois pôles sont les quartiers populaires, les difficultés scolaires et l’islam. Ce triangle apparaît de manière perlée dans les différentes contributions (ainsi p. 43, p. 69, p. 121). Il est explicité aussi bien dans la contribution de Françoise Lorcerie (p. 177-208) que dans la conclusion de Julien Garric (p. 209-214). Les élèves musulmans des grands ensembles dégradés cristallisent de plus en plus, selon les deux auteurs, la crainte d’une perturbation de l’ordre scolaire par l’irruption de phénomènes religieux. Françoise Lorcerie souligne que cette peur favorise un style pédagogique plus autoritariste. Celui-ci prône une distance accrue entre personnels et élèves (et leurs familles), des sanctions renforcées quant aux comportements vus comme ’ascolaires’ et une sécurisation croissante des établissements d’enseignement. Loin d’être apaisée, la prise en charge éducative d’une société de plus en plus plurielle révèle les crispations qui travaillent l’école française au plus près du terrain.
Conclusion
L’ouvrage souligne de ce fait, au travers de ses différentes contributions, combien les processus d’identification ethnoraciale parcourent le système éducatif. Ceci génère un puissant paradoxe. D’une part, l’école française est, comme ceci a déjà été rappelé, profondément marquée par un discours universaliste, privilégiant le commun aux communautés. D’autre part, les pratiques routinières qui s’y déroulent se révèlent perméables - parfois inconsciemment - aux assignations ethno-raciales, aussi bien chez les élèves que chez les personnels. Cette contradiction ne contribue pas peu à alimenter à la fois la sensibilité (sociale, médiatique, politique, administrative) du sujet et les frictions dans les établissements d’enseignement.
Julien Garric & Françoise Lorcerie (coord.), Les personnels scolaires et la pluralité ethnoreligieuse. Confrontations, Paris, L’Harmattan, 2024, 225 p., 23€.
Pour citer cet article :
Ismaïl Ferhat, « Laïcité : l’école est finie ? »,
La Vie des idées
, 19 juin 2025.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Laicite-l-ecole-est-finie
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