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Recension Société

Jusqu’où la laïcité ?

À propos de : Stéphanie Hennette Vauchez, L’École et la République. La nouvelle laïcité scolaire, Dalloz


par Ophélie Desmons , le 4 septembre


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La laïcité scolaire a changé de nature : conçue comme un principe permettant de régler les rapports entre les Églises et l’État, elle est devenue un ensemble de valeurs associé à l’idéal républicain. Mais est-ce justifié ?

L’année 2024 marque les vingt ans de la Loi du 15 mars 2004 qui proscrit « dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse ». L’actualité scolaire de l’année a en outre été marquée par l’interdiction de l’abaya, par l’annonce par le préfet du Nord de la rupture du contrat avec le lycée Averroès de Lille, l’un des rares établissements privés musulmans sous contrat de France métropolitaine, ou encore par la polémique initiée par Amélie Oudéa-Castéra qui, tout juste nommée Ministre de l’éducation nationale, expliquait scolariser ses enfants dans un établissement privé catholique en raison « des paquets d’heures qui n’étaient pas sérieusement remplacées » dans le public. Dans ce contexte que certains interprètent comme de nouveaux épisodes de la guerre scolaire, la publication par Stéphanie Hennette Vauchez de L’École et la République, La nouvelle laïcité scolaire, offre un éclairage bienvenu.

Comme son titre l’indique, l’ouvrage prend la laïcité scolaire pour objet. Dans de précédents travaux, S. Hennette Vauchez s’intéressait déjà à la transformation du principe de laïcité survenue ces dernières décennies, conduisant à ce qu’avec d’autres, elle appelle la « nouvelle laïcité » [1]. Cette transformation correspond notamment au passage d’une laïcité entendue comme un principe organisant les rapports de l’État et des Églises à une laïcité conçue comme une valeur, synonyme d’adhésion au projet républicain. Si l’autrice choisit cette fois d’examiner ce phénomène dans le cadre scolaire, c’est parce qu’elle estime qu’en matière de laïcité, l’école fonctionne comme un laboratoire : c’est là que le nouveau sens de la laïcité se développe, avant de se propager ailleurs, notamment dans le droit du travail. Reste que quand il est question de laïcité scolaire, l’école publique et l’école privée sont le plus souvent examinées séparément, lorsque la seconde, qui accueille pourtant 20% de la population scolaire, n’est pas tout simplement ignorée. S. Hennette Vauchez entend au contraire montrer que comprendre la nouvelle laïcité scolaire suppose de les étudier ensemble.

Le cadre juridique de l’école privée : la Loi Debré de 1959 et ses évolutions

L’autrice se penche dans la première partie de l’ouvrage sur le cadre définissant le régime juridique de l’école privée en France, la Loi Debré du 31 décembre 1959. Cette loi, qui consacre la liberté de l’enseignement, offre aux établissements privés la possibilité de passer un contrat avec l’État. Les établissements s’engagent alors à appliquer les programmes nationaux et se soumettent en la matière au contrôle de l’État. Celui-ci leur verse en échange un forfait couvrant leurs dépenses de fonctionnement et prend en charge le traitement des enseignants. Les établissements sont en outre tenus d’accueillir les élèves « sans distinction d’origine, d’opinions ou de croyance » et « dans le respect total de la liberté de conscience ». Il leur est néanmoins garanti de pouvoir conserver leur « caractère propre ».

S. Hennette Vauchez défend une interprétation originale, si ce n’est provocatrice de la Loi Debré : elle doit selon elle être lue comme un « accommodement » consenti par l’État français à ces établissements majoritairement catholiques. Si cette thèse peut surprendre, c’est qu’elle prend le contre-pied de l’image que l’on se fait habituellement du droit français républicain, conçu comme une tradition juridique universaliste, opposée par principe à la logique de l’accommodement.

L’accommodement consiste en effet à tenir compte des particularités, notamment religieuses, de certains en aménageant voire en suspendant l’application de règles communes. S. Hennette Vauchez soutient que la réalité du droit français est bien éloignée d’un cliché universaliste et que la possibilité pour les établissements privés de conserver leur « caractère propre » correspond précisément à une logique d’accommodement : des règles générales, pourtant souvent présentées comme traduisant l’essence même du projet républicain, sont assouplies voire suspendues.

L’accommodement dont les établissements privés bénéficient se donne à voir à trois niveaux, en faisant exception aux règles correspondant à ce que dans un autre ouvrage paru en 2023 et simplement intitulé Laïcité [2], S. Hennette Vauchez analyse comme les trois pôles constitutifs de la laïcité française : la séparation (des Églises et de l’État), la neutralité (de l’État) et la garantie (de l’égale liberté de conscience des personnes privées). Le contrat est en premier lieu une exception au principe de séparation, puisque des établissements confessionnels reçoivent un financement public et ont la possibilité de l’employer pour dispenser un enseignement religieux. Les établissements privés sous contrat échappent, deuxièmement, à l’obligation de neutralité à laquelle le service public est généralement soumis. Bien que ces établissements participent au service public d’éducation, ni leurs locaux ni leurs employés ne sont tenus d’être neutres. Des symboles religieux peuvent être présents dans les bâtiments, les employés n’ont pas l’obligation de s’abstenir de manifester leurs opinions religieuses, etc. Troisièmement, ces établissements échappent aux règles de non-discrimination qui valent habituellement en matière d’emploi. Ils bénéficient du droit de choisir leurs employés conformément à leur caractère propre et d’exiger d’eux une forme d’alignement idéologique. C’est ce qui a pu conduire, à la fin des années 1970, au licenciement d’une enseignante par une école privée catholique en raison de son divorce.

Cet accommodement, ajoute S. Hennette Vauchez, a été historiquement consenti à des établissements très majoritairement catholiques. Les pouvoirs publics l’ont ensuite étendu sans difficulté aux établissements juifs qui se sont développés à partir des années 1980, bien que dans certains de ces établissements orthodoxes voire ultra-orthodoxes, la question du respect du contrat se pose pourtant. Ils ont en revanche manifesté une grande réticence à l’étendre à l’enseignement privé musulman, qui s’est développé à partir des années 2010 tout en demeurant une réalité sociale très marginale dans la mesure où il n’accueille qu’un peu plus de 10 000 élèves (sur 12 millions). Dans un contexte de lutte contre la radicalisation, ce secteur suscite la méfiance des pouvoirs publics qui le soupçonnent de tenir un discours d’intégration républicaine de façade, dissimulant des projets séparatistes. Plutôt que d’étendre l’accommodement, l’accumulation d’initiatives législatives survenues ces dix dernières années – Loi Peillon « pour la refondation de l’école de la République » (2013), Loi Gatel (2018), Loi Blanquer « pour une école de la confiance » (2019), Loi « confortant le respect des principes de la République » (2021) – témoigne d’une inquiétude sécuritaire et d’une volonté de restreindre la liberté de l’enseignement en durcissant le régime des établissements privés (sous contrat et hors contrat) et de l’instruction en famille, au nom de la promotion des valeurs de la République et de la lutte contre le séparatisme.

La nouvelle laïcité scolaire

Les évolutions de ce cadre juridique sont à mettre en résonance avec la nouvelle laïcité scolaire sur laquelle l’autrice se concentre dans le deuxième moment de l’ouvrage. Cette nouvelle laïcité, que consacre la Loi du 15 mars 2004, représente, une évolution profonde, voire une subversion du principe de laïcité.

La première dimension essentielle de cette nouvelle laïcité, c’est qu’elle impose pour la première fois des obligations de neutralité religieuse à des personnes privées, en l’occurrence les élèves des établissements publics. Jusqu’alors, les élèves étaient libres d’exprimer leurs convictions religieuses tant qu’aucun trouble ne s’ensuivait. C’est que la laïcité est d’abord un principe qui concerne les institutions. Ainsi, le programme de laïcisation de l’école au dix-neuvième siècle visait à séparer l’institution scolaire de l’Église, en chassant la religion des programmes, en laïcisant le corps enseignant ou en retirant les crucifix des bâtiments.

La rupture commence à s’opérer en 1989, lorsque surviennent les premières « affaires du voile » : le principal d’un collège public de Creil exclut trois élèves au motif qu’elles refusent de retirer leur foulard. Saisi par le gouvernement, le Conseil d’État rappelle que la laïcité ne génère pas d’obligation de neutralité pour les usagers du service public, mais seulement pour ses agents. La décennie qui suit voit néanmoins progresser l’idée que les élèves devraient avoir l’interdiction de porter certains signes religieux. Elle est puissamment relayée par des intellectuels néo-républicains, qui assignent à l’école un rôle crucial dans l’émancipation et la formation des citoyens, ou par des féministes qui lisent le voile comme l’expression d’un projet politique d’infériorisation des femmes.

Cette extension de l’obligation de neutralité correspond à ce que dans son Laïcité, S. Hennette Vauchez appelle l’« hypertrophie de la neutralité », qui se fait au dépend de la séparation de l’État et des Églises et de la garantie de l’égale liberté de conscience. On retrouve ce mouvement d’hypertrophie de la neutralité dans les débats touchant à l’obligation de neutralité des parents qui participent à des activités en classe ou accompagnent des sorties scolaires. Bien que la Loi de 2004 soit tout à fait explicite quant au public concerné, à savoir les élèves des établissements publics, certains acteurs de l’institution scolaire en ont rapidement eu une interprétation plus extensive. Ils affirment que l’interdiction devrait s’appliquer à l’espace scolaire en général, appelé à devenir un « sanctuaire laïque » aseptisé de tout signe religieux.

Deuxième dimension importante de la nouvelle laïcité : elle définit un programme moral d’adhésion et plus seulement un programme juridique de conformation extérieure. La laïcité est initialement un principe d’organisation des institutions, qui génère des règles de droits auxquels les individus doivent se conformer extérieurement. Mais la Loi de 2004, qui interdit certains signes religieux pour eux-mêmes (voile, kippa), indique que d’autres peuvent l’être au motif que l’intention de l’élève est de leur conférer une signification religieuse (bonnets, bandanas, jupes longues, etc.). Elle introduit la catégorie de signes religieux « par destination », qui a conduit les acteurs de l’administration scolaire à scruter le comportement des élèves à l’intérieur comme à l’extérieur de l’établissement. La nouvelle laïcité devient à leurs yeux une valeur à laquelle les élèves devraient adhérer et qui témoigne de leur adhésion aux valeurs de la République. C’est par exemple ce que signifient les propos d’un Inspecteur Général déplorant que certaines jeunes filles qui portent le voile en dehors de l’établissement se contentent de se mettre en « configuration laïque » en y entrant.

Cette nouvelle laïcité scolaire aboutit néanmoins, conclut l’autrice, a un résultat paradoxal. Les promoteurs de la nouvelle laïcité la voient comme un moyen de réaffirmer le rôle de l’école publique dans la formation des citoyens et de renforcer l’adhésion au projet républicain. La Loi de 2004 ne s’applique pas néanmoins dans les établissements privés, de façon à protéger leur caractère propre, mais aussi à garantir une alternative scolaire aux élèves refusant de se départir de leurs signes religieux et de ce fait exclus de l’école publique. Elle instaure ce faisant un rapport de dépendance inédit de l’école publique vis-à-vis de l’école privée et consolide finalement le principe d’un secteur privé de l’éducation.

Poser la question de la légitimité de l’accommodement

C’est en juriste que S. Hennette Vauchez aborde la laïcité scolaire. Si sa démarche est loin d’être positiviste et relève d’une approche critique du droit, elle ne prend néanmoins pas en charge les problèmes qui relèvent de la philosophie politique normative et invite, de ce point de vue, à de stimulantes discussions complémentaires.

L’une des thèses centrales de l’ouvrage, selon laquelle la Loi Debré constitue un accommodement consenti aux catholiques, peut être mise en résonance avec les positions des philosophes qui ont soutenu que des accommodements peuvent, dans certaines circonstances, être nécessaires pour réaliser la justice [3]. Le cas le plus fréquent est celui des « discriminations involontaires ». Certaines règles communes peuvent être nécessaires et neutres du point de vue de leurs justifications, tout en ayant des effets très inégaux sur les citoyens. Ainsi un calendrier commun est certainement nécessaire et susceptible de faire l’objet d’une justification neutre. Ses effets sont néanmoins très inégaux, parce que sa normativité est largement calquée sur les intérêts de la majorité historique. Il est ainsi plus facile pour les chrétiens de pratiquer leur religion en France où le dimanche et les principales fêtes religieuses sont chômés que pour les juifs ou les musulmans. Dans ce type de cas, la norme commune demeure légitime, bien qu’elle produise des inégalités involontaires dont on peut considérer qu’elles posent un problème de justice. La fonction de l’accommodement, qui offre aux membres des minorités la possibilité de bénéficier d’aménagements des règles communes voire d’exemptions, est alors de réparer cette inégalité pour mieux réaliser la justice.

L’accommodement que S. Hennette Vauchez décrit dans le livre peut être réinterrogé sur la base de ces éléments. Cet accommodement a quelque chose d’étonnant puisque, consenti aux catholiques, il bénéficie à la majorité historique plutôt qu’à des minorités. Se pose dès lors la question de sa fonction et de sa légitimité. Assurément, la possibilité pour les établissements privés de passer sous le régime du contrat avait historiquement des justifications pragmatiques : les écoles publiques n’étaient pas, à elles seules, en mesure d’absorber la totalité de la population scolaire, en particulier dans un contexte de massification scolaire. Cette explication ne fournit pas néanmoins de réponse à la question de la légitimité de cet accommodement historique. Elle ne répond pas non plus à la question de savoir si la réticence des pouvoirs publics à étendre l’accommodement aux autres confessions, et en particulier à l’Islam, est légitime.

Cette réflexion constitue également une invitation à interroger en retour la cohérence de la position des néo-républicains universalistes partisans de la nouvelle laïcité. Fermes soutiens de la Loi de 2004, ils affirment souvent que la neutralité religieuse des élèves est une condition indispensable de la formation des citoyens. Les élèves doivent selon eux être libérés de leurs particularités, notamment religieuses, de façon à apprendre à penser en citoyens. On peut néanmoins s’étonner que ces penseurs contestent rarement la légitimité de l’accommodement qui conduit 20% des élèves, scolarisés dans des établissements privés sous contrat, à ne pas être soumis à l’obligation de neutralité religieuse. Ces élèves sont pourtant également de futurs citoyens. Est-il dès lors crédible de continuer à affirmer que la présence de signes religieux est incompatible avec la formation des citoyens ? Comme le souligne à plusieurs reprises l’autrice, le secteur privé de l’enseignement regroupe principalement des élèves issus des classes sociales les plus favorisées et participe bien peu à la mixité sociale, malgré le financement public dont il bénéficie. Ne faudrait-il pas s’inquiéter davantage des effets de ce séparatisme de classe ? Et corrélativement lutter davantage contre la tendance à exiger des plus défavorisés des gages d’adhésion aux valeurs de la République qu’on n’exige pas toujours des plus favorisés ? Si S. Hennette Vauchez n’aborde pas frontalement ces questions, elle fournit des outils pour les formuler et y réfléchir.

Stéphanie Hennette Vauchez, L’École et la République. La nouvelle laïcité scolaire, Paris, Dalloz, 2023, 275 p., 25 €.

par Ophélie Desmons, le 4 septembre

Pour citer cet article :

Ophélie Desmons, « Jusqu’où la laïcité ? », La Vie des idées , 4 septembre 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Jusqu-ou-la-laicite

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Notes

[1Notamment Stéphanie Hennette Vauchez & Vincent Valentin, L’affaire Baby Loup ou la nouvelle laïcité, Paris, LGDJ, 2014.

[2Stéphanie Hennette Vauchez, Laïcité, Paris, Anamosa, 2023.

[3Par exemple Jocelyn Maclure et Charles Taylor, Laïcité et liberté de conscience, Paris, La Découverte, 2010 ; Cécile Laborde, Philosophie libérale de la religion, Paris, Hermann et Raison publique, 2023.

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