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Recension Histoire

La justice aux temps de l’esclavage

À propos de : Marie Houllemare, Justices d’empire. La répression dans les colonies françaises au XVIIIe siècle, Puf


par Anna Forestier , le 3 mars


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Exécutions et violences extrêmes sur les esclaves fugitifs, duels et homicides entre colons rarement condamnés, bannissement des individus qui dérangent l’ordre colonial, expérimentation des bagnes… Un siècle de pratiques judiciaires est examiné avec minutie dans le cadre spécifique de l’empire colonial français.

Un projet ambitieux

Marie Houllemare, professeure d’histoire moderne à l’Université de Genève, spécialiste de l’État et des violences, publie un travail impressionnant sur la justice coloniale. Cet ouvrage s’insère dans une double perspective historiographique : l’histoire de la justice et la recherche sur les empires coloniaux. Si l’auteur emprunte largement à la riche histoire de la justice du royaume de France, de Michel Foucault [1] à Benoît Garnot [2], ses écrits permettent surtout de combler les lacunes de son pendant colonial. En particulier, en choisissant un cadre géographique étendu, le livre contribue à l’effort de recherche privilégiant une approche comparée des sociétés coloniales à l’échelle impériale, à l’image des publications collectives de François-Joseph Ruggiu et Cécile Vidal [3], voire plus récemment celles sur les mondes de l’esclavage [4] ou les jardins.

Étudier les acteurs et les moyens du système judiciaire de l’empire colonial au XVIIIe siècle n’est pas une mince affaire. Il faut composer avec l’immensité géographique : de l’Amérique du Nord — Nouvelle-France (Canada) et Louisiane, à l’océan Indien — Pondichéry et les Mascareignes (île Maurice et île de La Réunion), en passant par les Caraïbes — Saint-Domingue (Haïti), la Martinique et la Guadeloupe, pour les principales îles. Puis, surmonter la diversité des acteurs de justice et des règlements au sein de cet ensemble. Une justice qui emploie une quantité d’agents, mais aussi qui implique quantité de justiciés ou de victimes parmi les populations coloniales. Des élites des planteurs aux hommes et femmes noirs libres ou serviles, chacun développe un rapport spécifique au système judiciaire. Il faut également triompher de la quantité et de la dispersion des sources, puis réussir à articuler les centaines d’affaires collectées à travers l’empire afin de réaliser cette somme historique.

Une justice proprement coloniale

Les chapitres, après une présentation générale du système judiciaire et des principaux acteurs, les magistrats et leurs lieux d’exercices, égrènent, peine après peine — exécutions capitales, prison, mise au fer, bagnes, bannissements, traitement de la folie —, les spécificités de la justice coloniale. Un des objectifs consiste à démontrer en quoi la colonialité, en particulier dans les sociétés esclavagistes, forge une justice d’empire.

L’historienne soutient la thèse d’une racialisation de la justice coloniale, notamment de la justice criminelle. Si elle s’exprime différemment selon les espaces, la stricte distinction de traitement apparaît dans l’ensemble de l’empire entre les colons et les autres populations, spécifiquement celles en situation d’esclavage. La violence exercée sur les esclaves dans le cadre de l’habitation ne s’arrête pas à la limite des terres des colons. M. Houllemare montre à quel point le système judiciaire est le « relais de la coercition des maîtres sur leurs esclaves » (p. 101). Les esclaves qui fuient leurs maîtres, mais aussi ceux suspectés d’empoisonnement, de vol, sont soumis à un arsenal de punitions extrêmes, allant jusqu’à la peine de mort. La position de bourreau est spécifique dans l’empire colonial, ce poste est même exclusivement réservé à l’exécution des esclaves à l’île Bourbon (p. 127). Dans l’ensemble des colonies, d’autres représentants de l’autorité, comme les miliciens, sont également habilités à leur donner la mort lors de chasses contre le marronnage. Ainsi, la justice se met au service de l’ordre colonial.

Cette démonstration souligne la différence de traitement des populations coloniales face à la justice, attestant de la sorte du double objectif d’une justice racialisante qui protège le colon et criminalise l’esclave. Aux premiers sont préférés les évitements de peines, même pour homicide, au profit de peines de bannissement, voire de simples renvois administratifs — sans confiscation ni infamie et par conséquent sans remise en question de leur rang social et économique. Aux seconds, la population servile, est destiné un dispositif visant à instiller la peur et à contrôler la masse des esclaves : peine de mort, fouet, chaîne, bagne. Une distinction qui s’inscrit jusque dans les prisons — séparées entre blancs et esclaves — ou dans les possibilités de recours, interdites aux seconds en 1787 (p. 91). Entre les deux existe un statut incertain, mais minoré, celui des libres de couleur. Cet ouvrage participe à compléter l’historiographie dynamique sur le statut des libres de couleur, les hommes et femmes noirs issus de l’affranchissement ou nés libres, dans les sociétés esclavagistes [5]. Cette racialisation ne s’arrête pas aux colonies esclavagistes. La justice à Pondichéry sépare les Européens des Indiens (p. 113). Son exercice favorise l’œuvre coloniale en protégeant le commerce, voire en établissant une mise en esclavage des criminels déportés aux Mascareignes (p. 114).

Ces travaux dépeignent aussi certaines populations marginales, souvent peu visibles, comme les vagabonds. S’ils bénéficient d’une historiographie plus abondante sur la métropole, M. Houllemare démontre que leur condition revêt un intérêt particulier en situation coloniale. En effet, la question de l’improductivité y apparaît primordiale, avec la peur que ces hommes blancs sans activité soient de mauvais exemples pour les esclaves dans les campagnes. L’historienne explore également l’agentivité des populations mises en esclavage, pourtant difficile à déceler dans les sources officielles. Ce concept issu de l’historiographie britannique offre une réflexion sur les capacités des esclaves à exprimer une action, un pouvoir dans le cadre restrictif du système colonial. L’autrice se demande, elle, si les esclaves ont des capacités juridiques. Quelques affaires, en particulier à la fin de l’Ancien Régime, dévoilent les conditions octroyant à de rares esclaves la possibilité de déclencher une procédure judiciaire, notamment dans les cas d’extrêmes violences.

Connecter les territoires et leurs pratiques judiciaires

Marie Houllemare réussit à mettre en relation des exemples concrets — le livre fourmille d’affaires passées en jugement dans les tribunaux de tout l’empire — tout en les articulant aux concepts généraux et historiographies de la justice coloniale et française. Ce jeu d’échelles permet de reconstituer la diversité des situations et juridictions coloniales dans un ensemble en formation. Un enjeu difficile lorsque l’on sait que les sources de première instance ne sont pas conservées pour la Caraïbe, contrairement à la Nouvelle-France. Les sources, nombreuses, dispersées et inégales selon les territoires, puisées dans le domaine judiciaire et administratif, en particulier les fonds des conseils supérieurs ou les lois et règlements de chaque colonie, n’autorisent qu’à présenter des tendances, et non des faits statistiques à l’échelle impériale. L’historienne s’appuie pourtant sur une analyse précise d’un corpus très riche d’affaires criminelles qui tente de couvrir une grande partie des colonies. Ainsi, une série de 165 bannissements (p. 241) issus de tout l’empire (avant tout du Canada, de l’Inde et de la Louisiane) permet à l’autrice de dresser une typologie des formes d’éviction (p. 242), de catégoriser les proscrits (p. 252) ainsi que d’établir des échelles des exclusions, de la communauté locale à l’empire (p. 271). Les actes brutaux d’un des plus riches habitants de Saint-Domingue au début de la Révolution, surnommé Caradeux le Cruel, sont largement relatés dans l’historiographie haïtienne [6]. Ils servent chez Marie Houllemare de fil rouge pour reconstituer l’institutionnalisation de la folie dans le contexte colonial dès la fin du XVIIIe siècle. L’historienne ne se limite pas à cette célèbre affaire. Elle la met en perspective avec une quarantaine de cas de folie qui sont arrivés à la connaissance du secrétariat de la Marine (p. 294). Nous pouvons noter qu’une grande partie des dossiers criminels étudiés se concentre dans la seconde partie, voire la fin du XVIIIe siècle. Une évolution qui est à relier aux dynamiques du contrôle de la population au sein de l’empire qui s’expriment notamment par la production de dépôts d’archives centrales (p. 399).

Ce livre ouvre des champs de recherche passionnants sur la justice coloniale. En plus des thèmes déjà explorés par l’historiographie coloniale, comme la mise aux fers, de nouveaux sont inaugurés. La construction des prisons qui s’ajoutent dans l’arsenal judiciaire dévoile l’emprise monarchique croissante dans l’empire. De même, l’accent est mis sur les mobilités, notamment à travers l’exemple assez peu étudié des formes d’exclusion. Les bannissements sont fréquents et destinés aux seuls colons révélant la « fragilité de l’ordre politique colonial » (p. 270). La justice réserve la violence aux esclaves alors qu’elle préfère exclure les blancs, voulant éviter qu’ils perturbent le fonctionnement et les hiérarchies de représentations au sein de la société coloniale. L’intérêt de l’autrice ne se limite pas aux acteurs classiques de la justice. La présentation, attendue, de la formation des magistrats s’accompagne de la description détaillée de plusieurs profils de ces grands habitants membres des conseils supérieurs. Un index des noms aurait été un ajout fort utile pour les chercheurs et curieux qui veulent suivre les trajectoires de ces hommes. Mais l’ouvrage ne s’arrête pas à ces derniers et d’autres acteurs moins connus — geôliers, concierges de prison, archers de maréchaussée, bourreaux — apparaissent au fil des pages. Autant d’intermédiaires dont les actions dans la chaîne judiciaire sont révélées, offrant de nouvelles pistes de recherche encore à approfondir.

De façon inédite, cet ouvrage met en relief les contributions des colonies au système judiciaire français. Dans ces terres d’expérimentations, des pratiques naissent, comme le bagne (p. 204). M. Houllemare établit aussi comment l’empire constitue, à travers la justice, un espace connecté. La démonstration d’une « solidarité punitive » entre les colonies, notamment pour gérer les récidivistes et les bannissements, répond à cette logique (p. 277). Les territoires de l’empire, par les canaux de la justice, apparaissent comme des mondes qui communiquent, et pas uniquement dans le sens de la métropole qui impose son autorité sur les colonies. Des interactions complexes qui amènent l’historienne à conclure que l’exercice de la justice « fait empire » (p. 289).

Évitant de dresser une galerie d’exemples ou à l’inverse une étude hors sol, l’autrice trouve un équilibre entre le particulier et le général. Les thèses s’appuient toujours sur un rappel concis et clair de l’origine des concepts manipulés. L’histoire de la folie, de la « fureur » et de leur traitement juridique (p. 305) ou celle des « mauvais sujets » (p. 253) sont ainsi retracées. Cette approche dépasse d’ailleurs le contexte des colonies et peut intéresser un large public, curieux des pratiques judiciaires à l’époque moderne. Si l’entrée thématique de l’ouvrage limite parfois une lecture des évolutions générales à l’intérieur du siècle, l’ouvrage permet de penser les mécanismes de l’affirmation du pouvoir royal au XVIIIe siècle, sujet transcendant le seul cadre colonial.

Marie Houllemare, Justices d’empire. La répression dans les colonies françaises au XVIIIe siècle, Paris, Puf, 2024, 448 p., 26 €,

par Anna Forestier, le 3 mars

Pour citer cet article :

Anna Forestier, « La justice aux temps de l’esclavage », La Vie des idées , 3 mars 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-justice-aux-temps-de-l-esclavage

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Notes

[1Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975.

[2Benoît Garnot, Histoire de la justice. France (XVIe-XXIe siècles), Paris, Gallimard, 2009.

[3François-Joseph Ruggiu, Cécile Vidal (dir.), Sociétés, colonisations et esclavages dans le monde atlantique : historiographie des sociétés américaines des XVIe-XIXe siècles, Bécherel, Les Perséides, 2009.

[4Paulin Ismard, Benedetta Rossi et Cécile Vidal (dir.), Les mondes de l’esclavage. Une histoire comparée, Paris, Le Seuil, 2021.

[5Frédéric Régent, Libres de couleur. Les affranchis et leurs descendants en terres d’esclavage (XIVe-XIXe siècle), Paris, Tallandier, 2023. Julie Duprat (dir.), «  Les minorités noires en France  », Lumières, 35, 1, 2020. Erick Noël, Dictionnaire des gens de couleur dans la France moderne, Genève, Droz, vol. I à III, 2011-2017.

[6Paul Cheney, Cul-de-Sac : une plantation à Saint-Domingue au XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 2022. David Geggus, The Impact of the Haitian Revolution in the Atlantic World, Columbia, University of South Carolina Press, 2001.

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