Comment passe-t-on d’Othello à l’oncle Tom ? À travers le roman d’Aphra Behn, Oroonoko, prince et esclave, Jean-Frédéric Schaub étudie la vision que les Britanniques développent de l’Autre racial durant une période relativement peu connue à cet égard, le XVIIe siècle. Proposant des analyses fines sur un précieux fond d’érudition, ce livre permet de penser le passage de la Renaissance aux Lumières sous l’angle de la question identitaire.
Jean-Frédéric Schaub, Oroonoko prince et esclave. Roman colonial de l’incertitude, Editions du Seuil, coll. « La librairie du XXIe siècle », Paris, 2008. 202 p., 20€.
Dès l’introduction, Jean-Frédéric Schaub annonce son intention de porter un regard d’historien sur Oroonoko : œuvre d’Aphra Behn, la première femme à vivre de sa plume en Angleterre, ce roman – genre littéraire alors nouveau – fait vibrer une corde sensible anti-esclavagiste, et a été clairement identifié comme un objet littéraire majeur par la critique post-structuraliste, féministe et post-colonialiste de ces vingt dernières années. Dès lors, quoi de plus naturel que d’en produire une lecture historique, d’autant que la narratrice, librement associée à la figure de l’auteur, se pose en témoin oculaire des évènements qu’elle relate, faisant ainsi basculer le genre de la romance, empreint de fantaisie, dans celui du novel réaliste empreint de vérité ? Fiction documentaire, ou document fictionnel, le texte est de nature hybride. L’enjeu de l’étude de J.-F. Schaub est donc simple ; il s’agit, dans une perspective néo-historiciste [1], de « déplier certains traits du roman » afin « d’identifier un ensemble de références disponibles pour l’auteur et pour son premier lectorat » (p. 11). Que pouvait signifier pour le lectorat Britannique de 1688 l’histoire d’Oroonoko, ce prince africain superbe qui, réduit en esclavage, devait lamentablement finir ses jours dans une plantation du Surinam ?
Brave new world : l’état des lieux
Le propos de J.-F. Schaub se distingue des nombreuses études contemporaines consacrées à l’œuvre d’Aphra Behn en ce qu’il redéfinit radicalement le cadre historiographique du roman : alors que ses particularités thématiques, ayant trait à l’émancipation féminine et l’abolitionnisme, ont souvent poussé la critique à appréhender le récit d’Oroonoko comme précurseur de l’idéologie des Lumières (les études anglophones annexent au XVIIIe siècle la période 1680-1700), J.-F. Schaub se place en amont du roman et examine non plus ce qu’il annonce, mais ce dont il hérite. En le replaçant dans le contexte précis de la fin du XVIIe siècle, il entend échapper à la double impasse qui consiste à rejeter ce roman dans la préhistoire de l’anthropologie critique, ou à le projeter de force sur l’horizon émancipateur des Lumières.
Dès lors que le roman se conçoit comme le résultat d’un siècle d’expansion européenne outre-mer – et c’est là tout l’objet de ce livre qui récuse la traditionnelle distinction entre études coloniales et études européennes – il témoigne de « la découverte de l’altérité dans l’identité, ou pour le dire autrement, de la fragilité de l’acquis sur le chemin de la civilité » (p. 18) qui caractérise la rencontre de l’Autre en contexte colonial. Le roman de Behn efface les repères et abolit les catégories dites stables des Anciens, des Modernes, des Noirs, des Blancs, des Sauvages, des Civilisés – en cela, il reflète les angoisses et les incertitudes de son premier lectorat en cette fin de siècle. Il s’agit d’un « bilan d’exercice » qui nous aide à comprendre « ce que la conquête du monde, ici africain et américain, a fait à l’Europe » (p. 33).
En découvrant l’Amérique, les Européens rencontrent soudainement des peuples avec qui « ils n’avaient établi auparavant aucune relation, pas même imaginaire » (p. 26), à la différence de toutes les figures médiévales de l’altérité : surgit alors une révolution intellectuelle qui, doublée de l’autre révolution que constituent les découvertes de Copernic, Giordano Bruno et Galilée, transforme la vision que l’Europe a d’elle-même. « L’affirmation astronomique et métaphysique du caractère infini de l’univers, et par conséquent de la position implacablement décentrée de notre monde dans ce monde infiniment plus vaste » (p. 24) ébranle l’ordre des choses et fait du XVIe siècle ce moment de rupture qui constitue le cadre d’analyse de J.-F. Schaub. Cette rupture avec l’ordre médiéval imaginaire des mondes et des peuples se manifeste notamment à travers le rapatriement du concept de « monstrueux » au sein de l’espace domestique de l’Europe.
La découverte des confins de la terre amène à remettre le « centre » européen de la civilité en question. Le roman de Behn saisit d’autant mieux cette remise en question qu’il prend pour cadre l’Amérique des plantations où la figure de l’Autre se dédouble sous les traits de l’Indien et de l’esclave Noir.
Nos ancêtres les Pictes, ou l’historisation de l’altérité
Ayant posé ce cadre conceptuel, J.-F. Schaub analyse en détail les aspects du roman qui étayent son propos, sous quatre angles de lecture : les conditions serviles, l’inscription de l’Histoire dans les corps, la dégénérescence des Européens et les liens entre Histoire et race. L’argument majeur sur lequel repose sa démonstration est d’ordre iconographique ; il consiste à établir un lien entre la description des corps tatoués des héros africains du roman – symbole de leur barbarie – et les cinq gravures insérées par Théodore de Bry à la fin du livre de Thomas Harriot, A Brief and True Report of the New Found Land of Virginia (1588), dont Behn s’est inspirée et qui représentent les ancêtres pictes des Britanniques et leurs corps intégralement tatoués… Quatre de ces gravures reprennent des gouaches de John White, célèbre pour les dessins qu’il fit des Indiens de la colonie de Roanoke où Sir Walter Raleigh requit ses services ; quant à la cinquième gravure, elle s’inspire d’une gouache de Jacques le Moyne représentant – malicieusement – une jeune fille picte dont les tatouages délicats reprennent des motifs de fleurs venues exclusivement d’Amérique… Cette contamination iconographique par le tatouage nous indique que la rencontre de l’Autre amène les Britanniques à repenser leurs propres origines et leur propre identité.
Si la nudité des corps tatoués des Pictes est bien un produit de la découverte de l’Amérique, c’est parce que les Indiens sont perçus comme les hommes d’un monde passé, ainsi associé à l’antiquité de l’Europe : « l’antiquité de l’Européen est rapportée au spectacle du Nouveau Monde, et ce dernier revient sous les traits de l’antique » (p. 105). Le roman de Behn met donc en scène un concept propre à la pensée de son époque, et que J.-F. Schaub nomme « l’historicité de l’altérité ». L’une des deux sources majeures de cette historisation de l’altérité à l’œuvre au XVIIe siècle serait la question toujours ouverte de l’origine des Indiens d’Amérique qui donne lieu à une immense littérature sur le caractère adamique de ces populations. Dès lors que l’Indien est vu comme participant d’une condition d’avant la Chute biblique, son altérité s’historicise immédiatement. D’autre part, le roman de Behn met en évidence l’apparente régression des Européens dans la barbarie à cette époque, que ce soit au contact des populations lointaines par voie de métissage, ou bien au regard des cruautés extrêmes que déclenchent les guerres de religion au sein même de l’Europe.
En effet – et il s’agit sans doute là des pages les plus marquantes de cette étude – les guerres de religion ne sont pas seulement l’origine de l’ébranlement des certitudes sur la supériorité de la civilité européenne ; elles sont la manifestation, la réponse à une désorientation générale due à la découverte de l’ennemi au plus proche. « Les hommes des XVIe et XVIIe siècles durent identifier ceux qui leur étaient culturellement proches comme bien plus barbares ou étrangers que le dernier des Scythes » (p. 129). Dans le cas de la Grande-Bretagne, les concepts de « barbare » et de « civilisé » font retour au sein même de la métropole, ce qui donne lieu à un jeu d’autant plus complexe qu’aux guerres de religion s’ajoute l’éternelle question irlandaise. C’est de la confrontation de ces deux phénomènes, la nature apparemment adamique des Indiens et la régression des Européens dans la barbarie, que naît le concept d’historicité de l’altérité – et le roman de Behn illustre parfaitement cette confrontation.
La question de l’esclavage : ni pour, ni contre, bien au contraire
Le roman témoigne d’un moment de la culture européenne où les conceptions de l’esclavage ne sauraient se réduire à l’opposition d’une doctrine justifiant la traite atlantique à une théorie de l’abolitionnisme. Ainsi, évoquant une grande diversité d’expériences de l’esclavage, il ne prend pas position contre cette pratique en tant que telle, mais la condamne dans certains cas : si le sort de la plupart des esclaves n’émeut guère la narratrice, celui du prince Oroonoko l’indigne au plus haut point – l’auteur et son personnage appartiennent à l’Ancien Régime et ne dénoncent que les excès du système et les cruautés « inutiles ». J.-F. Schaub détaille les sources historiques et théoriques de « la diffraction de la conscience de l’esclavage » qu’offre le roman. Si le conservatisme dont Behn fait ici preuve peut décevoir, les phénomènes qui orchestrent cette même diffraction de la conscience de l’esclavage, faisant se chevaucher les catégories de l’esclave, de l’aristocrate, du Blanc, du Noir et du barbare, peuvent également être lus à la lumière du mouvement d’historisation de l’altérité, et en cela, prendre position.
En effet, l’historisation de l’altérité constitue le meilleur antidote au racisme biologique, et Oroonoko participe de ce mouvement, « sauf qu’au lieu d’annoncer les libertés des modernes, cette historisation repose sur un héritage qui s’est constitué dès la Renaissance » (p. 175). La négritude des Noirs et le primitivisme des Amazoniens constituent bien l’objet du roman ; mais parce que ces derniers sont présentés comme autant de phénomènes purement historiques, mouvants et relatifs, J.-F. Schaub considère qu’on ne saurait inscrire Oroonoko dans une archéologie intellectuelle du racisme. Il constate au contraire que la rédaction du roman est contemporaine d’une première série de textes fondateurs de l’essentialisme racial en France comme en Angleterre (le Code noir est promulgué en 1685) qui promeuvent l’enfermement racial auquel s’oppose radicalement l’historisation de l’altérité. Ce durcissement conjoncturel du credo sur l’infériorité naturelle des Noirs se manifeste à la même époque chez les planteurs de la Barbade et de Virginie, où il est indispensable pour affermir dans les faits le caractère perpétuel du statut servile.
Alors que l’enjeu juridique et économique n’est rien moins que le maintien des enfants d’esclaves dans le statut servile, le roman de Behn tient bon et promeut la mutabilité des différences culturelles selon une vision unitaire chrétienne du genre humain dont le fondement est biblique – vision faiblement revendicative, mais tenace. Le roman de Behn n’est pas à une ambiguïté près, préférant poser des questions – et quelles questions ! – plutôt qu’y répondre. Accordant « aux protagonistes africains de son récit une histoire mais non une anthropologie » de sorte qu’ « ils ne sont pas plus clos dans une identité que ne le seraient des personnages européens blancs » (p. 177), Behn oppose l’héritage de la Renaissance à la montée de l’essentialisme racial et observe son époque, mue par « un mélange de curiosité pour autrui et d’inquiétude sur soi, qui demeure un des visages de la culture européenne depuis les débuts de l’expansion » (p. 184).
Si, aux yeux de l’historien, Oroonoko apparaît à juste titre comme un miroir des idées et controverses de son époque, on peut regretter parfois que J.-F. Schaub, renonçant, par « prévention méthodologique » (p. 187), à statuer sur toute intention auctoriale, laisse de côté la question de la fidélité du miroir : en effet, certains critiques (Laura Rosenthal, entre autres [2]) ont détecté dans les aspérités du texte la mise en place d’une stratégie de l’ironie qui ne porte plus seulement témoignage, mais veut agir sur les mentalités… On en revient à la nature hybride d’un texte où le document et la fiction ne peuvent être démêlés. Ainsi, la richesse des analyses proposées par l’historien soulève-t-elle de nouvelles questions, dont la critique littéraire s’emparera avec bonheur. L’essai de J.-F. Schaub constitue une mine d’informations historiques et théoriques qui sera parcourue avec intérêt par les non-spécialistes et avec reconnaissance par les spécialistes.
Noémie NDiaye-Reltgen, « Oroonoko, prince et esclave »,
La Vie des idées
, 25 septembre 2008.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/D-Othello-a-l-Oncle-Tom
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[1] Cette perspective développe une herméneutique historique ; elle tend à lier l’interprétation des œuvres au contexte social, économique et culturel qui les a vues naître. Pour plus d’informations sur le néo-historicisme, voir Stephen Greenblatt et Catherine Gallagher, Practicing New Historicism, University of Chicago Press, 2000.
[2] Voir Laura Rosenthal, « Oroonoko : reception, ideology and narrative strategy », dans The Cambridge Companion to Aphra Behn, 2004.