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Recension Société

Je prends donc j’apprends

À propos de : Wilfried Lignier, Prendre. Naissance d’une pratique sociale ordinaire, Seuil


par Jérôme Deauvieau , le 1er avril 2020


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Le simple et élémentaire geste de préhension d’un très jeune enfant est déjà le produit de nombreuses influences sociales. En réalisant une ethnographie dans une crèche, Wilfrid Lignier montre que les sciences sociales sont incontournables pour comprendre les phénomènes de cognition et d’apprentissage.

Comment les jeunes enfants apprennent-ils à prendre, à donner, à échanger des objets ? Des différences sociales dans l’appropriation des choses sont-elles déjà perceptibles dès deux ou trois ans ? Voici quelques-unes des questions que traite cet ouvrage dédié à l’analyse de la « naissance d’une pratique sociale élémentaire ». Les sciences sociales peuvent-elles avoir voix au chapitre sur un sujet – l’apprentissage, qui plus est à un âge précoce – qui relève a priori des « sciences de l’esprit », aujourd’hui rassemblées sous la bannière des sciences cognitives ? Au-delà de l’apport de connaissances sur l’appropriation des objets chez les jeunes enfants, cette étude est également l’occasion d’une riche réflexion sur les rapports actuels entre différents univers de savoirs sur les questions d’enfance et d’apprentissage. C’est ainsi d’un double point de vue qu’il convient de lire cet ouvrage : en tant que contribution à une sociologie de l’enfance et comme un plaidoyer pour une science sociale de la cognition et de l’apprentissage.

Une démarche de sciences sociales

L’ouvrage commence par la justification de la démarche adoptée, tant sur le plan théorique qu’empirique. Pourquoi et comment peut-on passer d’une approche « expérimentale », usuelle en sciences cognitives, à une approche ethnographique propre aux sciences sociales ? Derrière cette question d’apparence technique - comment observer le phénomène en question ? – se loge une interrogation beaucoup plus fondamentale, proprement théorique, qu’on pourrait résumer ainsi : qu’appelle-t-on « social » au moment de la petite enfance ? Wilfried Lignier appuie sa réflexion sur une lecture serrée des travaux de psychologies et des sciences cognitives, mais également de sciences sociales, de Pierre Bourdieu jusqu’à la tentative récente de Frédéric Lordon pour développer une science sociale spinoziste, en passant par les travaux historiques et sociologiques consacrés à la définition sociale de la petite enfance.

Impossible ici de résumer l’ensemble des réflexions développées par l’auteur qu’il tire d’une lecture panoramique des travaux classiques et contemporains sur la préhension. Contentons-nous d’en extraire la proposition principale, qui fonde et accompagne la démarche d’une science sociale de la genèse de l’acte de préhension, résumée ainsi : l’acte de prendre chez l’enfant est immédiatement soumis à l’empire du social, entendu au sens large comme l’ensemble des conditions institutionnelles qui organisent l’appropriation des choses. Ainsi, dès l’âge de deux ou trois ans, les enfants sont déjà confrontés à des « droits de propriétés » qui s’imposent à eux. Lorsqu’un enfant s’écrit « c’est à moi » en désignant un objet, ce dernier a très souvent déjà fait l’objet d’une décision l’instituant comme sa propriété (qu’on songe par exemple au fameux « doudou »). De même, les individus avec lesquels les enfants interagissent ont eux-mêmes une place « instituée » au préalable : l’enfant ne se comporte pas de la même façon avec ses parents ou un personnel de la crèche. Autrement dit, Wilfried Lignier défend l’idée selon laquelle « le rapport des enfants au monde matériel est en vérité d’emblée et constamment pris dans un cadre institutionnel, qui impose ses forces et ses formes symboliques propres » (p. 55). Une telle proposition va au-delà des perspectives développées par les travaux de psychologies qui cherchent à intégrer dans l’étude du geste de préhension les effets propres du contexte, qu’il s’agisse de l’entourage de l’enfant ou bien des objets environnants. Cette approche psychologique du contexte de la préhension reste en effet in fine marquée par une vision gradualiste du développement de l’enfant qui est d’abord envisagé comme un sujet isolé, mû par un sentiment individuel de possession, et qui va progressivement rencontrer les autres, donc le social.
La perspective théorique défendue ici fonde également la légitimité d’une approche ethnographique de la préhension. Sans nier l’apport de connaissances des études expérimentales centrées sur le geste lui-même, Wilfried Ligner défend une approche ethnographique intensive, qui se donne les moyens d’une observation précise du geste en situation, sans pour autant négliger de le réinscrire dans des entités plus larges qui le déterminent à distance, qu’il s’agisse des interactions adultes-enfants à la crèche, des contextes éducatifs familiaux ou encore de l’histoire de la prise en charge de la petite enfance. Il y a là un pari méthodologique peu usuel en sciences sociales, dont les travaux ont généralement consisté à étudier de manière extensive les conditions de vie des enfants, sans s’intéresser aux pratiques enfantines. Ce mode d’investigation empirique est ici mis en œuvre dans le cadre d’une observation suivie de 28 enfants dans une crèche municipale parisienne, d’un recrutement social mixte, complétée par des entretiens avec les professionnels de la petite enfance et des entretiens réalisés au domicile des parents.

Des résultats originaux

Le sens de sa démarche justifié, l’auteur en vient à la présentation de ses analyses, organisée autour de la succession de questions chacune traitée dans un chapitre. Le récit débute logiquement par l’examen du domaine du prenable, autrement dit l’étude de la disponibilité des choses à prendre et des dispositions et ressources des enfants pour prendre. S’agissant de la disponibilité des choses, l’auteur montre très bien qu’elles ne sont aucunement distribuées au hasard dans une crèche. Ce qui est à prendre a fait préalablement l’objet d’un travail de sélection, de mise à disposition, d’organisation de l’espace. Ainsi, dans la crèche observée, les espaces sont clairement délimités par les professionnels. Le groupe des « grands » est ainsi divisé par les professionnels en espaces organisés selon les types de jeux et de jouets. De même, les livres, très présents à la crèche, peuvent être pour certains laissés à la libre disposition des enfants et pour d’autres rangés en hauteur. Les aliments enfin font l’objet d’une régulation forte par les professionnels de la crèche qui dépend des normes de nutrition infantile. On pourrait multiplier les exemples, tous apportent un démenti empirique à la théorie de Philippe Rochat selon laquelle les enfants découvriraient les règles de la propriété des choses en aval des premières prises enfantines. Au contraire, Wilfried Lignier conclut logiquement que « la disponibilité des choses est instituée a priori » (p. 105). En ce qui concerne les dispositions des enfants à prendre, l’analyse révèle dès ce jeune âge des différenciations sociales et sexuées déjà structurées. Ainsi du côté populaire et masculin, les enfants semblent tendanciellement « pouvoir compter sur leur capacité à se montrer corporellement puissants, agressifs, cependant qu’ils paraissent moins facilement disposés à obtenir ce qu’ils veulent en utilisant des mots » (p. 132-133).

L’auteur s’intéresse ensuite aux préférences enfantines en étudiant notamment l’effet des appartenances sociales et sexuées sur ce que prennent les enfants. Il constate une « sexuation forte des prises dès le plus jeune âge », et une tendance des enfants des classes moyennes à se diriger plus souvent vers des objets qu’on peut qualifier d’éducatifs. Cependant, si l’effet des trajectoires sociales des enfants est déjà perceptible, il convient d’ajouter immédiatement qu’à cet âge elles sont courtes, et donc que les dispositions qu’elles génèrent sont qualifiées de « faibles ». Le contexte immédiat de l’interaction peut ainsi facilement surdéterminer l’orientation d’une prise. De plus, les enfants prennent à cet âge encore souvent des choses par hasard, et l’enjeu consiste alors bien souvent à rendre cette prise préférable a posteriori, en cherchant l’appui des autres enfants ou des adultes présents pour donner de la valeur à la prise.

Puis l’ouvrage se penche sur les façons de prendre les objets, mais également les autres personnes, par le jeu notamment des alliances qui se nouent entre enfants et avec les adultes. Comment prendre des objets désirables et qui à ce titre peuvent faire l’objet d’une concurrence entre enfants ? L’usage de la force physique est une première option, limitée cependant par le fait qu’une trop forte agressivité sera immédiatement réprimée par les professionnels de la crèche. La seconde option consiste alors à faire usage d’une forme de violence symbolique, notamment par le recyclage du langage des adultes présents. Ces deux options, non exclusives l’une de l’autre, sont cependant relativement polarisées chez les enfants et sont surtout l’objet d’un traitement très différencié par les professionnels présents : si la violence physique est très largement réprimée, ce n’est jamais le cas pour l’usage des formes naissantes de violence symbolique.

L’ouvrage se clôt par l’étude des formes plus collaboratives d’interaction entre enfants et avec les adultes autour des objets et des personnes. Ce dernier chapitre est l’occasion d’une description fine des jeux d’alliances, d’utilisation du don pour « enrôler » d’autres enfants – ou même des adultes – de la naissance d’une forte polarisation sexuée dans les premières alliances enfantines, s’expliquant notamment par la polarisation spatiale des objets mis à disposition. Si ces pratiques de coopération entre enfants sont encore rares à 2-3 ans – de fait les pratiques enfantines sont encore largement solitaires à cet âge – l’observation des premières apparitions de ces phénomènes permet d’en étudier la genèse, tout particulièrement en ce qui concerne les formes de différenciation sexuées qui sont déjà en cours de stabilisation à cet âge. On soulignera également le rôle naissant du langage dans les interactions qui n’est à cet âge accessible qu’à un nombre réduit d’enfants et dont on sait qu’il sera l’un des enjeux décisifs lors de l’entrée à l’école maternelle l’année suivante.

Discussion

Les résultats trop rapidement résumés ici permettent de jauger la pertinence de l’approche défendue, en la comparant aux deux bornes fixées en début d’ouvrage : l’expérimentalisme centré sur une observation très fine du mouvement d’une part, et l’approche extensive en sciences sociales qui met en rapport les caractéristiques générales des sociétés avec les caractéristiques elles aussi générales des pratiques d’autre part. Les descriptions et les analyses développées dans cet ouvrage sont-elles donc de nature à valider la démarche proposée par Wilfried Lignier ? La réponse est assurément positive. L’ethnographie intensive pratiquée ici permet l’analyse précise du geste de préhension, ce qui est hors de portée des approches classiques en sciences sociales qui s’en tiennent en général à une description très – trop - générique et des comportements. Le fait dans le même temps d’ouvrir la focale de l’observation, à la fois dans la définition même de ce qui est observé – en intégrant par exemple l’appropriation des individus dans le champ de l’observable, mais aussi en intégrant dans l’analyse l’institutionnalisation de cette pratique sociale ordinaire – rend possible une analyse contextualisée du phénomène étudié qui reste très largement hors de portée des approches expérimentales de la préhension.

La fécondité de l’approche nourrit d’ailleurs la seule critique de fond qui peut être faite à cet ouvrage. Wilfried Lignier est très convaincant lorsqu’il énonce l’importance de développer une approche institutionnaliste de cette pratique élémentaire, dont l’intelligibilité passe donc nécessairement par la prise en compte de la façon dont le contexte institutionnel donné impose ses formes matérielles et symboliques au développement de la préhension enfantine. Autrement dit, il n’est pas possible de comprendre la genèse de cette pratique sociale élémentaire en faisant abstraction du fait qu’elle naît ici dans le contexte institutionnel de la crèche. En suivant l’auteur sur ce point essentiel du raisonnement, on est légitimement conduit à penser que la genèse de cette pratique sociale pourrait prendre des formes différentes lorsqu’elle se déroule dans le contexte uniquement familial ou chez une assistante maternelle. Or, n’oublions pas que la crèche est le mode de garde minoritaire à cet âge en France (13 % des enfants sont en crèche). La force de la thèse défendue par l’auteur – et l’intelligibilité complète de la naissance de cette pratique sociale élémentaire – aurait logiquement gagné à une approche comparative des contextes institutionnels : crèche, dans la famille, dans une structure assistante maternelle, etc.

Revenons pour conclure sur la démarche générale défendue dans cet ouvrage. Au-delà du sujet traité, Wilfried Lignier insiste à de multiples reprises sur l’enjeu de la place des sciences sociales dans l’étude des phénomènes de cognitions et d’apprentissages. Il défend une approche offensive des sciences sociales, qui ne devraient pas hésiter « à penser avec des mots sociologiques – institution, classes sociales, interactions, domination, distinction – ce qui ne devrait pas « appartenir » aux seules sciences de l’esprit » (p. 77). Élaborer sur ces sujets des questionnements et des protocoles empiriques de sciences sociales permet de montrer ce qu’elles sont en mesure d’apporter en propre à la compréhension de l’enfance, des phénomènes de cognition, d’apprentissage, de catégorisation. Et d’éviter ainsi l’alternative mortifère entre « l’éternel retour du subjectivisme en sociologie (…) et, de l’autre, le retranchement, par crispation, de tant de chercheurs en sciences sociales sur les seules dynamiques collectives et structurelles » (p. 314). Cette étude dessine, sur un sujet précis, ce que peut être ce chemin vers une étude rigoureuse des phénomènes de cognitions par les sciences sociales. On aimerait voir se développer d’autres études comme celle-ci sur un large spectre d’objets et d’enquêtes. Les sciences sociales ne seraient ainsi pas condamnées au silence sur les questions de cognition et d’apprentissages, dont l’intelligibilité est plus que jamais cruciale pour la compréhension des sociétés contemporaines.

Wilfried Lignier, Prendre. Naissance d’une pratique sociale ordinaire, Seuil, Paris, 2019. 328 p., 24 €.

par Jérôme Deauvieau, le 1er avril 2020

Pour citer cet article :

Jérôme Deauvieau, « Je prends donc j’apprends », La Vie des idées , 1er avril 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Je-prends-donc-j-apprends

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