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Réformer l’école ?

À propos de : Antoine Prost, Du changement dans l’école. Les réformes de l’éducation de 1936 à nos jours, Seuil


par Ismaïl Ferhat , le 21 mai 2014


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Depuis la Libération, les réformes n’ont pas manqué au sein de l’Éducation nationale : plan Langevin-Wallon de 1947, loi Debré de 1959 sur les établissements privés, loi Faure sur les universités en 1968, loi Savary de 1984, etc. Pourquoi, aujourd’hui, cette impression d’immobilisme ? Entre l’école et la réforme, c’est un peu « Je t’aime, moi non plus ».

Recensé : Antoine Prost, Du changement dans l’école. Les réformes de l’éducation de 1936 à nos jours, Paris, Seuil, coll. « L’Univers historique », 2013. 400 p., 21 €.

Parmi les figures de style qui structurent les débats sur l’Éducation nationale, trois connaissent un succès qui ne se dément pas. La première d’entre elles, la « crise de l’école », s’est imposée comme un fait, tant dans l’opinion que chez les chercheurs en sciences sociales [1]. Deuxième figure de style : l’archaïsme et l’immobilisme. Depuis les années 1980, ces thèmes offrent une image aussi accusatoire que populaire. Le « mammouth », selon la formule prêtée au ministre Claude Allègre, fait bon ménage avec le « bonheur qu’on assassine » dans les classes, selon le journaliste François de Closets [2]. Troisième thème, qui découle des deux précédents : la nécessité de « réformer l’école ». Ce mot d’ordre fait consensus dans tout le spectre politique et intellectuel. Pas une campagne électorale, pas une grande déclaration publique, pas une prospective sans un rappel de la nécessité de transformer le système éducatif.

Pourtant, depuis 1945, les mutations et les réformes n’ont pas manqué au sein de l’Éducation nationale [3]. Ce n’est pas un hasard si Antoine Prost revient dans son ouvrage, Du changement dans l’école, sur la scansion des transformations scolaires. Historien aussi réputé du politique que du système éducatif, il relie deux champs qui sont intimement liés. Expert auprès des pouvoirs publics, il a participé à des commissions du ministère de l’Éducation nationale, ainsi qu’au cabinet de Michel Rocard entre 1988 et 1991. Militant, il a été membre du SGEN-CFDT, où il participait notamment à la réflexion pédagogique du syndicat.

Son ouvrage est original : il se présente dans un ordre chronologique (avec une introduction et une conclusion substantielles), mais avec des chapitres éclairant certains moments de réforme. Ceux-ci s’échelonnent des ministères de Jean Zay (1936-1939) à celui de François Fillon (2004-2005).

L’émergence de la réforme de l’école

Qu’est-ce qu’une réforme dans le système éducatif ? C’est un changement voulu par les autorités pour modifier celui-ci. Antoine Prost souligne que les républicains ont mené une transformation profonde de l’école primaire (réformes Ferry et Goblet en 1881-1886) et du secondaire (réforme de 1902). Ces deux ordres, destinés à des publics sociaux et culturels différents, voient leur architecture assurée pour plusieurs décennies. À partir des années 1930, plusieurs facteurs viennent déstabiliser ces évolutions.

En premier lieu, la demande sociale allonge la durée de la scolarité (même si elle est camouflée dans un premier temps par le ressac démographique de l’entre-deux guerres). La seconde tendance est la formalisation d’une sensibilité dite d’« éducation nouvelle » (Compagnons de l’université nouvelle, pédagogie alternative de Célestin Freinet, Groupe français de l’éducation nouvelle). Enfin, il se constitue un groupe de hauts fonctionnaires et d’hommes politiques favorables à la réforme éducative.

Le ministère de Jean Zay traduit la conjonction, sous le Front populaire, de ces différentes évolutions. Pour la première fois, le pouvoir politique et l’administration soutiennent les mouvements et initiatives pédagogiques et proposent des projets qui s’en inspirent. Le moment formalise aussi certaines difficultés récurrentes. Jean Zay découvre ainsi que les clivages éducatifs ne recoupent pas les frontières politiques. Par bien des aspects, le camp hostile à Jean Zay se retrouve lors de la tentative de réforme de René Billères, vingt ans plus tard, en 1956-1957, fédérant une partie des syndicats enseignants, associations et responsables politiques, de gauche comme de droite.

Le régime de Vichy apporte son lot de transformations. Certaines sont pérennes : les écoles primaires supérieures (EPS), qui prolongeaient le premier degré, sont supprimées. D’autres sont provisoires : financement public des établissements catholiques, fermeture des écoles normales d’instituteurs. À la Libération et au début de la Quatrième République s’élabore un projet de réforme global de l’éducation, de la maternelle à l’enseignement supérieur. Il s’agit de la commission menée par Paul Langevin et Henri Wallon, qui rend son rapport en juin 1947. Antoine Prost souligne que le plan Langevin-Wallon ne s’est que progressivement imposé comme une référence des projets politiques de réforme de l’école. À l’époque de son élaboration, les forces politiques (y compris à gauche) étaient plutôt indifférentes.

Le moment « Cinquième République »

En 1958, à nouveau, les trajectoires de l’histoire éducative et de l’histoire politique se rencontrent. L’avènement de la République gaullienne modifie profondément l’architecture de la réforme scolaire. En effet, elle accentue le rôle du gouvernement, le poids de la présidence de la République et la transformation du ministère de l’Éducation nationale (qui se dote en 1963 d’un secrétaire général, véritable vice-ministre, selon Antoine Prost, jusqu’en 1968). Dans le même temps, la massification scolaire (favorisée par l’élévation de l’obligation scolaire de 14 à 16 ans en 1959) déborde les structures d’enseignement. Trois enjeux deviennent cruciaux : la manière de structurer l’« école moyenne » (soit l’actuel collège), l’orientation des élèves, les méthodes pédagogiques.

Certaines réformes se font « sans bruit », comme celle de l’école primaire, qui devient la première étape d’une scolarité qui se prolonge bien au-delà (p. 121-140). D’autres suscitent les passions, comme la mise en place des contrats de financement avec les établissements privés (loi Debré de 1959). Face aux flux démographiques qui dilatent les effectifs scolaires, une partie des dirigeants des années 1960 craignent une « submersion » des structures scolaires, la « noyade » des élèves trop fragiles, pendant que le niveau général « coule ». Pour reprendre la belle expression d’Antoine Prost, la « métaphore aquatique » (p. 100) a un succès certain durant toute la décennie. Celle-ci voit néanmoins la montée d’une demande de réforme de la pédagogie et de l’orientation, afin d’assurer la démocratisation scolaire.

La critique des cadres traditionnels d’apprentissage, la nécessité de fournir des travailleurs qualifiés à l’expansion économique, les premiers travaux de la sociologie critique de l’éducation convergent dans la volonté de réforme. Les colloques de Caen (novembre 1966) et d’Amiens (mars 1968) constituent l’apogée de ce mouvement réformateur, où syndicalistes, politiques, hauts fonctionnaires, universitaires, chercheurs, chefs d’entreprise et journalistes se retrouvent dans une commune volonté de transformer le système éducatif.

Paradoxalement, Mai 68 constitue un partage des eaux. La politisation accrue de l’école durcit les divisions qui préexistaient ; le consensus réformateur des années 1960 tend à disparaître. Ce n’est pas un hasard si les critiques les plus virulentes contre la loi Faure sur les universités en 1968 sont venues aussi bien de l’extrême gauche, de l’extrême droite que des Comités de défense de la République, l’aile dure du mouvement gaulliste.

La réforme de l’école, révélateur d’un malaise ?

Le ministère d’Alain Savary (1981-1984) révèle ce tournant politico-éducatif. Pendant trois ans, des réformes ont été menées : création des ZEP, renforcement de la formation continue des personnes via les MAFPEN [4], etc. Cependant, la volonté de rapprocher école publique et enseignement sous contrat échoue, avec le retrait, le 12 juillet 1984, de la loi qu’Alain Savary avait patiemment préparée sur ce sujet. Une partie de l’opinion, y compris à gauche, dénonce désormais les changements à l’école, perçus comme excessifs et dangereux pour l’institution. Elle est encouragée par des essais et des libelles extrêmement critiques, qui prônent le retour à l’« école traditionnelle » ou « républicaine » [5].

Est-ce à dire que les réformes seraient devenues impossibles après 1984 ? Antoine Prost souligne que des transformations majeures ont eu lieu depuis cette date. Il prend exemple de la création des baccalauréats professionnels en 1985, celle des Instituts universitaires de formation de maîtres (IUFM) par la loi d’orientation dite Jospin de 1989, ainsi que le « socle commun » institué par la loi d’orientation Fillon de 2005. Cependant, dans tous les cas, on est frappé par la violence des débats et des oppositions.

Antoine Prost conclut cet ouvrage passionnant en soulignant la difficulté de lier les passions entraînées par une réforme et son devenir sur le moyen terme. Ainsi, la loi Debré de 1959 avait suscité une mobilisation sans précédent du camp laïc, ce qui n’a pas empêché l’enseignement sous contrat de s’enraciner dans le paysage éducatif. À l’inverse, les IUFM, qui ne constituaient ni l’aspect le plus mis en avant, ni le plus polémique de la loi Jospin, ont rapidement cristallisé contre eux un courant d’hostilité profonde, comme le montre le rapport d’André Kaspi dès 1993 [6].

Comme le souligne Antoine Prost, la réforme de l’école suppose une conjonction de la demande sociale, des acteurs éducatifs et du champ politique. Or une telle situation tend à se raréfier. Faisons trois hypothèses pour expliquer cette évolution. Dans une société française qui entretient un rapport obsessionnel à l’institution scolaire, ce consensus est difficile à obtenir [7]. Il l’est d’autant plus que, depuis 1995, l’arrêt de l’expansion scolaire (stagnation de l’accès au baccalauréat) tend à durcir les oppositions entre les acteurs du système éducatif [8]. Enfin, non seulement les attentes quant à l’école s’accroissent et s’avivent, mais elles sont contradictoires : mixité sociale et libre choix, sanctuarisation et ouverture, autonomie et crainte d’un système à plusieurs vitesses. Pour reprendre une métaphore aquatique, à force de charger la réforme scolaire de demandes et d’espoirs innombrables, ne la condamne-t-on pas à prendre l’eau ?

par Ismaïl Ferhat, le 21 mai 2014

Pour citer cet article :

Ismaïl Ferhat, « Réformer l’école ? », La Vie des idées , 21 mai 2014. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Reformer-l-ecole

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Notes

[1Pour une analyse du thème, voir Jean-Pierre Terrail (dir.), L’école en France. Crise, pratiques, perspectives, Paris, La Fabrique, 2009.

[2François de Closets, Le bonheur d’apprendre et comment on l’assassine, Paris, Seuil, 1996.

[3Voir André Robert, Système éducatif et réformes, de 1944 à nos jours, Paris, Nathan, 1993.

[4Missions académique de formation des personnels de l’Éducation nationale (actives de 1982 à 1988).

[5Citons trois des ouvrages à succès de cette mouvance : Maurice Maschino, Vos enfants ne m’intéressent plus, Paris, Hachette, 1983 ; Jean-Pierre Despin, Marie-Claude Bartholy, Le poisson rouge dans le Perrier, Paris, Critérion, 1984 ; et Jean-Claude Milner, De l’école, Paris, Seuil, 1984.

[6André Kaspi, « Rapport sur les IUFM », remis au ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche et au ministère de l’Éducation nationale, 1er juillet 1993.

[7Voir François Dubet, Marie Duru-Bellat, Antoine Vérétout, Les Sociétés et leur école. Emprise du diplôme et cohésion sociale, Paris, Seuil, 2010.

[8Sur ce point, voir les travaux du Groupe de recherche sur la démocratisation scolaire (GRDS).

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