La Vie des Idées : En 2004, à l’occasion de l’anniversaire du déclenchement de la guerre d’indépendance algérienne, vous observiez l’irruption de « prurits mémoriels » [1]. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Raphaëlle Branche : Ce qui est le plus frappant, depuis 2000, c’est l’installation de la guerre d’Algérie dans l’espace public : cette visibilité renouvelée remonte aux révélations récentes sur la torture [2]. Jusqu’alors, les commémorations s’étaient déroulées selon le rythme décennal et ordinaire des anniversaires. Depuis plus de dix ans maintenant, des questionnements sur la guerre affleurent sans cesse et ne semblent pas tarir : toutes les réponses n’ont donc pas été apportées.
Cette année, l’anniversaire de l’indépendance de l’Algérie a donné lieu à de nombreux événements scientifiques grâce auxquels ont pu se côtoyer la parole des historiens, la parole des témoins et celle du public. Un constat s’impose pour l’ensemble de la décennie : ce sont les mêmes questions qui reviennent : le rôle des communistes dans le vote des pouvoirs spéciaux, la torture, les violences du FLN. Très souvent, les questions laissent place au récit personnel et une libération, parfois intarissable, de la parole s’opère. La torture, objet principal des interrogations de la décennie précédente, est aujourd’hui une question parmi d’autres, mais c’est toujours une question qui dérange. On sait que la pratique de la torture n’a épargné personne. Il n’y avait pas un lieu en Algérie où les appelés, et l’ensemble des militaires, pouvaient être certains qu’on ne leur demanderait pas de torturer. De nombreux endroits ont été épargnés par ce phénomène, mais la torture faisait partie du système de répression français et, dès lors qu’on était un rouage de ce système, on pouvait y être confronté. C’est ce constat qui, aujourd’hui, n’est toujours pas admis. Certains défendent encore la thèse selon laquelle la torture n’était pratiquée que par les militaires de carrière et par les équipes de renseignement. Il y a donc ici un véritable blocage. Mais ces interrogations sont au cœur des mémoires familiales : « Mon père, mon frère, ont-ils pu le faire ? »
Ces interrogations sont relayées par une production éditoriale très féconde depuis une dizaine d’années. À l’approche de 2012, les projets se sont multipliés et ont obtenu une grande visibilité grâce à un relais médiatique important et à l’écho du Printemps arabe. Enfin, dernier « prurit » en date, l’irruption de la question mémorielle dans les programmes d’histoire de terminale S, matière qui deviendra optionnelle dans cette section à la rentrée 2012. Les nouveaux programmes offrent à l’enseignant la possibilité de traiter, au choix, les mémoires de la Deuxième Guerre mondiale en France ou les mémoires de la guerre d’Algérie. Cette alternative me laisse perplexe, mais le rapprochement de ces deux questions nous montre que ces deux mémoires sont considérées comme importantes pour la société française.
La Vie des idées : Cet anniversaire fait donc resurgir la pluralité des mémoires de la guerre et nous incite à replacer les dates des commémorations, plus particulièrement 1954 et 1962, dans leur complexité chronologique et spatiale. Quelles réflexions les commémorations provoquent-elles sur la guerre d’Algérie et sur l’expérience impériale dans son ensemble ?
Raphaëlle Branche : Le terme de « guerre d’Algérie » recouvre des luttes nombreuses et complexes qui en font un conflit protéiforme. Cela s’est notamment manifesté dans l’élaboration de projets politiques très différents à l’époque de la guerre elle-même. Les mémoires du conflit sont encore plus complexes et les commémorations sont l’occasion d’un constat : les mémoires vaincues sont multiples, mais une mémoire victorieuse peine à se détacher. Du reste, existe-t-elle vraiment ? Il est donc intéressant de dépasser le « moment 1962 » mis en lumière par cet anniversaire et de réfléchir en termes de « sortie de guerre ». Ce concept nous invite à mener une comparaison avec les relations franco-allemandes à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cette comparaison a travaillé la société française, mais aussi des historiens comme Charles-Robert Ageron [3], qui y faisait explicitement référence.
Bien souvent, cette comparaison aboutit à une conclusion péremptoire et manichéenne : d’un côté, la réussite et, de l’autre, l’échec. Mais ce qui est intéressant, dans la comparaison de ces deux moments, c’est de faire ressortir les différences. La France n’est pas ici et là dans la même position : victime sous l’Occupation, elle est avec les vainqueurs en 1945, alors qu’en 1962 elle est vaincue et son image est fortement écornée. En 1963, le traité franco-allemand d’amitié est signé en pleine mythologie résistantialiste. Cette mythologie ne s’est jamais mise en place pour l’Algérie, car on a été dans la diffraction immédiate : la pérennité de l’OAS et l’absence de discours étatique sur le conflit passé, occulté par de Gaulle qui se tournait vers l’Europe, ont compliqué la chronologie de la « sortie de guerre ».
L’exemple des manuels scolaires est éloquent : l’école des années 1960 se tait sur cet empire colonial disparu. La France n’élabore aucun discours étatique sur l’expérience impériale. Benjamin Stora déplore ce silence dans La gangrène et l’oubli [4] : il est nécessaire, pour que chacun puisse se positionner, qu’il existe un discours de référence. 1954 et 1962 sont donc des dates à interroger en amont et en aval. Elles ont par ailleurs des vertus pédagogiques très importantes.
La Vie des idées : Si la valeur des dates peut être remise en question, elles conditionnent toutefois le travail des historiens, par l’accessibilité des archives. La fermeture des archives coloniales a longtemps été un obstacle aux études sur la guerre d’Algérie. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Raphaëlle Branche : 1962 est une date très importante pour les archives. En juillet 2008, la loi sur les archives a changé en France. Elle a enfin tenu compte des rapports remis au gouvernement de Lionel Jospin des années plus tôt, qui recommandaient la réduction des délais de communicabilité. Cette loi change beaucoup de choses pour la période de la guerre en Algérie, puisqu’elle rend accessible tous les documents cinquante ans après leur production. L’année 2012 coïncide donc non seulement avec le cinquantenaire de l’indépendance algérienne, mais aussi avec l’ouverture des archives de 1962. Cela entraîne de nombreux bouleversements : les inventaires sont en train d’être refaits au ministère des Affaires étrangères et à Aix-en-Provence. Priorité est donnée souvent aux fonds algériens. C’est un processus très important qui est en train de se mettre en place et on ne se rend pas encore bien compte de ses conséquences.
On peut cependant en avoir une petite idée avec l’initiative récente de « Mémoires d’Algérie », un « musée numérique » lancé le 19 mars par El Watan et OWNI. Ce site rassemble, en plus de témoignages et d’archives personnelles, des documents photographiés aux archives, notamment dans les archives militaires françaises. La mise en ligne de documents photographiés pose bien sûr quelques problèmes, partiellement réglés par une anonymisation (qui n’est cependant pas systématique). Il y a là une réflexion à mener sur le souci de transparence, mais aussi sur les effets de ces pratiques en matière d’accès aux fonds d’archives. Les conservateurs peuvent avoir des craintes. S’ils sont désormais obligés d’ouvrir leurs fonds, il y peut toujours y avoir des moyens de ne pas communiquer : mettre en restauration, par exemple. Cependant, ce projet est intéressant à plus d’un titre, notamment parce qu’on a enfin le sentiment que l’histoire s’écrit avec des sources et des mémoires qui proviennent des deux rives de la Méditerranée. Cela est primordial.
La Vie des idées : On observe actuellement une multiplication des supports pour dire la guerre d’Algérie (livres, émissions télévisées ou radiophoniques, films). La parole de l’historien est-elle encore audible ?
Raphaëlle Branche : L’historien de la guerre d’Algérie a aujourd’hui la possibilité de s’exprimer par l’intermédiaire de supports variés. Les livres d’histoire portant sur ce thème bénéficient actuellement de l’intérêt des maisons d’édition et du relais des revues spécialisées. Les manuels scolaires sont également, on l’a vu, un vecteur à la fois de réflexion et de transmission. La pédagogie scolaire et parascolaire est un exercice très formateur pour l’historien et les contraintes de brièveté et de clarté sont très fécondes pour la définition du message comme pour la création. L’actualité des commémorations offre également une plus grande visibilité et les historiens sont sollicités à la radio et à la télévision pour des interventions qui obéissent également à des contraintes de concision et de vulgarisation parfois difficiles à intérioriser.
Dans une perspective d’enrichissement et de renouvellement du discours historique, j’ai récemment eu l’occasion d’écrire un documentaire [5] dans lequel je propose une analyse spatiale et chronologique du retentissement de l’embuscade de Palestro en mai 1956. Étant donné le rôle crucial du réalisateur, Rémi Lainé, et de la monteuse, Josiane Zardoya, il s’agit d’un travail à trois, qui s’efforce de déplacer la perspective. Dans un documentaire, la matière première est l’image, non le document. Le réalisateur estimait que la base de la narration était fournie par mes recherches, que le canevas était là, préexistant, et qu’il fallait surtout « penser images ». Par rapport à un livre d’histoire, il a fallu simplifier le discours ; la voix off est calée sur les images qui défilent rapidement. Il faut se faire violence pour aller à l’essentiel ; le propos est plus sec et la narration doit être beaucoup plus percutante. Les images d’archives sont peu présentes par rapport aux images filmées par Rémi Lainé dans la région de Palestro et surtout par rapport aux témoignages que nous avons souhaité placer au cœur du film.
On transmet en racontant des histoires. C’est pour cela que la fiction a une puissance extraordinaire, plus forte que ce que nous historiens écrivons, car elle raconte des histoires, parce que les gens s’identifient, parce qu’elle offre la possibilité d’un condensé de réalité que le réel offre rarement. Si la tentation de la fiction est présente, elle ne remet pas en question le rôle de l’historien, mais élargit au contraire son horizon.