Recensé : Jim House et Neil MacMaster, Paris 1961, Les Algériens, la République et la terreur d’État, traduit de l’anglais par Christophe Jaquet. Tallandier, 2008.
La traduction du livre de Jim House et Neil McMaster, sorti sous le titre Paris 1961. Algerians, State Terror and Memory, aux Presses universitaires d’Oxford en 2006, peut être saluée comme une excellente initiative de la part des éditions Tallandier. En effet, précisément parce qu’il a d’abord été écrit en langue anglaise pour un public ignorant l’historiographie relative à ce qu’il est convenu d’appeler, en France, la manifestation du 17 octobre 1961, ce livre se présente comme la meilleure synthèse sur le sujet : aucune référence bibliographique, aucune interprétation n’est négligée par les auteurs qui livrent ici une parfaite mise au point et l’ouvrage fera date pour cette raison. La question du bilan, par exemple, au cœur des controverses françaises, opposant Jean-Luc Einaudi et Jean-Paul Brunet, fait l’objet d’une étude rigoureuse aboutissant à la conclusion qu’« en septembre et en octobre, bien plus de 120 Algériens furent assassinés par la police en région parisienne » (p. 211) [1].
Une véritable « terreur d’État »
Jim House et Neil MacMaster, toutefois, ne s’en tiennent pas là : exploitant toutes les ressources archivistiques, Préfecture de police de Paris en tête mais aussi Syndicat général de la police (SGP), ils proposent une thèse nouvelle prenant en compte l’ensemble des événements de cet automne en région parisienne. Le titre du livre en rend compte : la répression policière du 17 octobre 1961 résulte d’une véritable « terreur d’État » instaurée par le système de répression du nationalisme algérien que Maurice Papon construisit à partir de son arrivée à Paris au printemps 1958. Cette répression ne relève donc en rien d’un accident de la conjoncture, elle ne tient pas de la « bavure », ni de la réaction d’une police parisienne débordée par l’ampleur de la manifestation, comme le défendit Jean-Paul Brunet. Jim House et Neil MacMaster rejoignent en cela l’analyse qu’Alain Dewerpe a récemment développée à propos de la répression de la manifestation anti-OAS du 8 février 1962 à Charonne, alors même que, le livre d’Alain Dewerpe étant sorti en même temps que la version anglaise du livre de Jim House et Neil MacMaster, ces deux derniers ne disposaient pas de cet important travail pour alimenter le leur [2]. Ensemble, les deux livres plaident l’existence d’habitus forts de violence et de répression au sein de la police parisienne dans la séquence finale de la guerre d’indépendance algérienne. Brossant, pour cette séquence, un premier tableau de la police parisienne, de son personnel, de sa formation et de ses méthodes, ils complètent ainsi l’historiographie de la police qui n’est pas encore très développée pour la période postérieure à la Seconde Guerre mondiale.
Une politique « coloniale »
Jim House et Neil MacMaster ajoutent cependant une dimension à l’analyse : ils qualifient en effet les violences policières de l’automne 1961 de « coloniales ». Ils fondent leur argumentation sur la reconstitution de la carrière de Maurice Papon pour montrer que les initiatives qu’il prend après son arrivée à Paris s’inspirent de ses expériences précédentes en territoire maghrébin. Maurice Papon occupa en effet plusieurs postes au Maroc et en Algérie, en particulier à Constantine de 1956 à 1958, où il se forma à la répression des mouvements nationalistes et insurrectionnels. Cette thèse, mise en regard avec celle d’Alain Dewerpe qui s’est attaché à reconstituer une histoire métropolitaine des pratiques répressives de la police parisienne, pose alors, précisément, la question de la spécificité du « colonial » : qu’est-ce qui différencie la répression des Algériens en octobre 1961 de la répression des manifestants anti-OAS de février 1962 ? Et, par conséquent, qu’est-ce qui permet de la qualifier de « coloniale » ?
C’est une question fondamentale dans le contexte français actuel, où la question du « colonial » envahit le débat public, politique, médiatique, au point d’être en passe de devenir une clé de lecture dominante de la société française présente ou passée. La comparaison de la répression des deux manifestations offre l’opportunité d’y réfléchir : qu’est-ce qu’une répression « coloniale », que sont des violences « coloniales », par rapport à une répression et des violences qui ne le seraient pas ? Que doit à l’expérience coloniale de Maurice Papon le système de répression en vigueur à Paris en cette fin de guerre ? Que doit-il à l’ordinaire du travail policier à Paris, qu’Alain Dewerpe a de son côté finement analysé ? Il y a ici une réflexion à continuer, fructueuse pour l’avenir tant des connaissances historiques que pour la compréhension de la société française actuelle, tiraillée entre une analyse donnant traditionnellement la priorité à la question sociale et une analyse mettant en avant la question raciale [3]. Comment démêler l’une de l’autre, articuler l’une et l’autre ? Faut-il choisir entre l’une et l’autre ? La question est aussi posée pour ce passé de la guerre d’indépendance algérienne, de ses violences et de ses répressions.
Dans la première partie du livre, Jim House et Neil MacMaster donnent aux violences « coloniales » une signification combinant leur origine géographique et leur dimension proprement raciste : elles résulteraient, en effet, d’« une vision raciste et déshumanisée de la population autochtone, ancrée profondément dans l’ordre colonial » qui, « à l’instar d’un virus », « menaçait de traverser la Méditerranée et de souiller un ordre républicain « immaculé », perçu comme le gardien des droits de l’homme et des traditions de 1789 » (p. 48). La combinaison de deux critères dans le seul mot « colonial » manifeste les influences des recherches passées des deux auteurs qui ont associé leurs compétences en matière d’histoire des migrants pour l’un et de l’histoire de l’antiracisme français pour l’autre. Neil MacMaster, auteur de la première partie du livre consacrée aux événements eux-mêmes, a auparavant publié Colonial Migrants and Racism : Algerians in France 1900-1962 (Basingstoke : Mac Millan, 1997) et Jim House, auteur de la deuxième partie sur la mémoire de l’événement, a soutenu une thèse sur l’antiracisme et le discours antiraciste français de 1900 à nos jours.
Histoire d’une mémoire souterraine
La deuxième partie de l’ouvrage offre une périodisation claire de la mémoire de l’événement : les réactions isolées, « fragmentaires », de l’opinion à l’époque même des faits, n’ont pas permis d’inscrire cette répression dans la mémoire collective française. S’ensuivit, jusqu’au début des années 1980, une période de « mémoire souterraine », expression pertinemment substituée à celles d’oubli ou d’occultation qui, jusque-là, étaient couramment utilisées pour désigner cette période pendant laquelle l’événement disparut du champ du débat public. Le souvenir de la manifestation, en effet, s’est bien perpétué, a bien continué d’exister dans certains cercles, sans quoi il n’aurait pas pu réapparaître au début des années 1980. Le cheminement de ce souvenir est ainsi pisté afin de montrer comment il put survivre et ne pas s’éteindre définitivement. Il s’avère ainsi que ce n’est pas le canal familial qui servit la transmission de cette mémoire, mais le canal militant. Les Algériens victimes de la répression, en effet, ont été dispersés par la résorption même des bidonvilles d’où ils étaient sortis en octobre 1961, et il est banal de constater que ce ne sont pas à leurs enfants que les victimes de quelque traumatisme que ce soit parlent en premier. En fait, la mémoire de l’événement a été portée par des militants engagés dans le soutien à l’indépendance algérienne, qui l’ont ensuite transmis aux mouvements politiques de l’immigration au début des années 1970, notamment le Mouvement des travailleurs arabes (MTA), qui le portèrent jusque dans les années 1980 où le mouvement antiraciste redonna à l’événement une place prioritaire dans son argumentaire anti-extrême droite.
Du début des années 1980, donc, jusqu’en 1997, année du procès de Maurice Papon, l’événement resurgit progressivement, avant de faire l’objet, à la faveur de sa redécouverte fracassante lors de ce procès, d’une véritable politique de réparation symbolique avec la pose d’une plaque au pont Saint-Michel en 2001. A noter : le rôle des autorités algériennes, qui ne firent rien pour glorifier le rôle des « émigrés » dans la lutte pour l’indépendance, est aussi pris en compte.
Le redécouverte de l’événement, cela dit, satisfait-elle les historiens ? Neil MacMaster et Jim House prennent leur distance avec la version de l’événement mise en circulation à l’occasion de cette résurrection, à la fin de la décennie 1990, tendant à défendre sa qualification comme un « massacre ». Au contraire, Jim House et Neil MacMaster ont sciemment écarté ce mot du titre de leur ouvrage : il « évoque en effet un événement isolé, explosif, survenu en un lieu et un moment unique alors que nous avons affaire en réalité, ce livre le montre, à un cycle de violences et d’assassinats qui s’est étendu sur plusieurs semaines, sinon plusieurs mois », expliquent-ils dès l’introduction (p. 31). La thèse est étayée de façon convaincante et elle est plus effrayante encore.