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« La Douleur », Jean Escoula (1898) - RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / RMN

Dire la douleur


par Jules Naudet & Paul-Loup Weil-Dubuc , le 21 février


Une vague de douleurs aiguës ou chroniques s’abat aujourd’hui sur le monde, dont les effets dévastateurs ne peuvent plus être ignorés. Ce dossier revient sur la longue histoire de cette face souvent refoulée de la vie humaine et ses implications sociales.

Phénomène tout à la fois physique, psychologique et social, la douleur est souvent difficile à décrire par des mots, alors même que ceux-ci demeurent le medium principal de son diagnostic. Envahissante, et parfois si insupportable qu’elle devient handicapante, elle fait l’objet de connaissances encore balbutiantes et donc nécessairement controversées. Les mécanismes physiologiques de la douleur demeurent difficiles à objectiver pour les sciences du vivant et la médecine.

En l’absence de marqueurs biologiques l’attestant de manière indubitable, les mots du patient sont bien souvent le seul point d’Archimède sur lequel peuvent s’appuyer ses thérapeutes et ses herméneutes. Les sciences sociales et humaines sont donc incontournables pour réduire les incertitudes interprétatives qui entourent non seulement ces mots, mais aussi tous les signes non-verbaux par lesquelles elle s’exprime ou laisse des traces de sa présence.

Quant aux douleurs du passé, en l’absence de témoignages oraux, c’est principalement grâce à un travail archéologique sur leurs évocations textuelles ou picturales que nous pouvons y accéder.

Or, les effets dévastateurs de ces douleurs, aussi bien sur les vies des individus que sur celles des organisations et des sociétés, ne peuvent plus être ignorés.

Une vague de douleur chronique s’abat en effet aujourd’hui sur l’Europe tout comme, avec un peu d’avance, une autre a déjà englouti les États-Unis. Selon plusieurs observateurs, c’est bien à une « épidémie de la douleur » que nous avons affaire. Le stress professionnel, la sédentarité, et d’autres facteurs liés à notre organisation sociale contribuent à expliquer la propagation de la douleur qui, si elle n’est pas virale, suit des dynamiques systémiques.

Les échos du précédent américain de cette épidémie nous sont notamment parvenus au travers des chroniques de la crise des opioïdes et des ravages qu’elle a provoqués au sein de la classe ouvrière blanche américaine et des populations afro-américaines. Cette crise d’ampleur est venue souligner le rôle central des grands laboratoires pharmaceutiques dans l’élaboration des protocoles de soin et, dans le même temps, a clairement pointé les limites et les dangers d’une prise en charge purement médicamenteuse de la douleur. Les nombreux décès provoqués par cette crise correspondent à ce que les économistes Anne Case et Angus Deaton ont appelé les « morts de désespoir »), c’est-à-dire les décès causés par suicide, overdose ou toxicomanie, dont ils ont démontré le lien avec l’accroissement des inégalités, le dysfonctionnement du système de santé américain et l’inadéquation du filet de sécurité sociale.

Malgré l’ampleur grandissante du problème aux États-Unis comme en Europe, les parcours de soins que propose l’hôpital public pour soulager les 12 millions de Français en situation de douleur chronique restent balbutiants comparés aux efforts déployés pour faire face à d’autres pathologies. Il y a pourtant urgence à prendre au sérieux cette question qui fait peser un fardeau énorme sur les finances publiques. Les coûts sont considérables : absences au travail, invalidité, traitements, médicaments, mais aussi recours à des aides à domicile, à des travailleurs sociaux et à la mise en place d’aménagements ergonomiques. Aux États-Unis, la douleur chronique coûte plus de 500 milliards de dollars par an, soit un coût supérieur à ceux des maladies cardiovasculaires, du cancer et du diabète. Pour prendre un autre exemple pour lequel ces coûts ont été évalués, des estimations récentes suggèrent que, au Danemark, un million de journées de travail sont perdues chaque année en raison de douleurs chroniques.

La douleur révèle ainsi à quel point le corps est à la charnière entre notre être social et notre être biologique. Si, aujourd’hui, tant de personnes souffrent simultanément, n’est-ce pas parce que leurs existences sont marquées par un extractivisme de leurs forces toujours plus intense, qui blesse et mutile leurs corps ? Ce dossier veut prendre au sérieux cette douleur en examinant, dans toutes ses dimensions, le caractère indicible ou ineffable de douleurs aiguës ou chroniques qui résistent à la prétention d’une science médicale qui voudrait faire parler les corps par le seul truchement de données biologiques.

Les articles du dossier

par Jules Naudet & Paul-Loup Weil-Dubuc, le 21 février

Pour citer cet article :

Jules Naudet & Paul-Loup Weil-Dubuc, « Dire la douleur », La Vie des idées , 21 février 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Dire-la-douleur

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