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L’enfant malade, par Tadeusz Kuntze

Essai Sciences

Dossier / Dire la douleur

Comment évaluer la douleur de l’enfant ?


par Bénédicte Lombart , le 21 février


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Les outils d’évaluation de la douleur de l’enfant semblent parfois conduire à la sous-estimer. Quels sont les mécanismes à l’œuvre dans cette sous-estimation ? Que révèlent-ils de notre rapport à l’enfant ?

La douleur, au-delà de ses dimensions physiologiques, existentielles et anthropologiques, constitue un vaste champ d’études, notamment sous l’angle philosophique et, plus étonnamment peut-être, dans sa dimension politique. Si cette réflexion concerne les adultes, la douleur chez l’enfant amplifie ces interrogations. Lorsque l’enfant vit l’expérience de la douleur, sa vulnérabilité, déjà prégnante, s’accroît. Parallèlement, cette situation met en question la capacité des adultes à écouter et accueillir sa souffrance.

La prise en charge de la douleur est un sujet de préoccupation pour l’ensemble de la communauté soignante, mais ce n’est pas le seul. Le sujet de la douleur peut être noyé parmi un lot de préoccupations médicales. L’ordonnancement des centres d’intérêt clinique est souvent guidé par la spécialité du service où l’enfant est hospitalisé. Il n’est donc pas simple pour les professionnels de tout conjuguer et de prendre en compte l’ensemble de la situation médicale de l’enfant. Ce constat a d’ailleurs guidé la création des structures transversales [1] dont la vocation est d’apporter un complément d’expertise dans les secteurs hyperspécialisés. L’exercice au sein d’une équipe dédiée à l’analgésie pédiatrique amène un regard extérieur sur les pratiques, notamment sur la démarche d’évaluation, ce qui suscite des interrogations.

Par définition, l’évaluation dans le domaine de la douleur vise à la quantifier. Cependant, l’étape préalable essentielle consiste à reconnaître son existence, à la repérer. Or on relève encore un défaut d’évaluation systématique comme le montre une large étude américaine (Anderson et al. 2021). Cette étude révèle que la douleur motive 55,6 % des consultations aux urgences pédiatriques, mais que les scores de douleur ne sont rapportés que dans moins de 50 % de ces cas. La douleur de l’enfant n’est donc pas systématiquement évaluée, même lorsqu’elle est le motif de consultation.

Au-delà de l’absence de recours systématique à des outils d’évaluation validés, on constate que certains professionnels transforment parfois la démarche d’évaluation. C’est ainsi qu’il est possible d’entendre dans le discours des professionnels une inversion du paradigme d’évaluation. L’énergie du soignant semble alors se concentrer, non pas sur la démonstration que l’enfant souffre, mais sur la validation qu’il n’a pas mal, ou pas autant qu’il pourrait le laisser entendre. Tout se passe comme si, dans certaines circonstances, les soignants cherchaient à attribuer les comportements observés ou les plaintes exprimées à des causes telles que la peur, l’anxiété ou d’autres émotions, plutôt qu’à une « véritable » douleur.

Pourquoi cherche-t-on encore à minimiser la douleur ? Est-il possible d’imaginer que la démarche d’évaluation, par ce qu’elle représente structurellement, contribue à la sous-estimation de la douleur ? Le devoir moral qui pèse sur les soignants confrontés à la douleur n’est-il une autre source paradoxale de résistances à l’évaluation ?

L’évaluation de la douleur illustre des problématiques essentielles liées à l’accueil de l’altérité de l’enfant, en particulier dans un cadre des soins médicaux. Elle met également en évidence les paradoxes d’une société qui, tout en reconnaissant l’enfant comme un sujet à part entière, digne de respect et d’attention, le place dans un système médical moderne, technique, parfois objectivant.

Comprendre ces phénomènes implique de les replacer dans le contexte historique de la reconnaissance de la douleur à l’ère de la médecine moderne.

Une lente reconnaissance de la douleur de l’enfant

La culture hospitalière vis-à-vis de la prise en charge de la douleur a profondément évolué au sein des hôpitaux, devenant une mission intégrée au quotidien des équipes [2]. Toutefois, cette transformation a été lente.

La lutte contre la douleur chez l’enfant a débuté dans les années 1980, par une lutte contre les préjugés et fausses croyances. Les pionniers français de l’analgésie pédiatrique, comme le Professeur Annequin, fondateur de l’association Pediadol ont œuvré dès les années 1990 pour diffuser connaissances et bonnes pratiques. À cette époque, la douleur de l’enfant était largement ignorée ou déniée, soutenue par des croyances erronées : l’immaturité neurophysiologique supposée des enfants ou l’idée qu’ils oublieraient leur douleur justifiaient l’absence d’analgésiques.

Or de nombreux travaux scientifiques et notamment ceux du Pr Anand ont prouvé, à la fin des années 1980, qu’au contraire le nouveau-né est physiologiquement affecté par l’expérience de la douleur et qu’il est donc équipé pour la ressentir (Anand & Hickey 1987). En revanche le jeune enfant n’est pas capable d’activer, à la manière de l’adulte, des mécanismes inhibiteurs pour moduler l’expérience de la douleur. L’enfant n’a pas encore toutes les compétences cognitives ou émotionnelles pour moduler le message de la douleur et le réduire. Il ne dispose pas des facultés suffisantes pour donner du sens à ce qui lui arrive, ou pour réduire la détresse déclenchée par l’expérience de la douleur. Cela accentue sa vulnérabilité face à ce phénomène. Plus l’enfant est jeune et plus il est sensible et vulnérable à la douleur. D’autres études ont également démontré que l’exposition précoce à la douleur majore à moyen terme les seuils de perception de la douleur chez le jeune enfant (Taddio & al. 1997). Le premier défi a consisté à objectiver la douleur de l’enfant.

L’objectivation de la douleur : entre nécessité et limites

Objectiver la douleur, expérience subjective par essence, est une démarche délicate. Les sensations, les émotions, la cognition ainsi que les comportements s’enchevêtrent pour composer l’expérience de la douleur. Celle-ci est difficile à mettre en mots. Il s’agit néanmoins d’aider la personne à exprimer ce qu’elle ressent. Différents outils ont été créés et validés scientifiquement afin de standardiser l’évaluation de la douleur.

Les échelles d’auto-évaluation visent à traduire l’intensité de la douleur. Il existe ainsi des échelles analogiques ou numériques qui donnent un repère et quantifient la douleur. Différents outils ont été créés pour les enfants en tenant compte de leur développement cognitif. L’enfant peut utiliser dès quatre ans une échelle où différents visages de bonshommes qui ont mal sont proposés. Ils vont du bonhomme qui n’a pas mal du tout à celui qui a très, très mal. Les consignes de passation du test sont très précises et le choix du visage détermine le score de douleur (Bieri et al. 1990). Ce n’est qu’entre six et huit ans que l’enfant devient capable d’utiliser les échelles analogiques. Les échelles numériques où l’enfant est invité à donner une note à sa douleur entre 0 et 10 sont utilisables par des enfants âgés d’au minimum huit ans, car les facultés d’abstraction doivent être efficientes.

Accéder à l’expérience sensible qu’est la douleur reste donc complexe lorsque l’enfant peut s’exprimer, mais cela devient encore plus difficile chez les jeunes enfants ou ceux atteints de handicaps cognitifs, incapables de verbaliser ce qu’ils ressentent. Dans ces cas, il faut observer les signes comportementaux qui traduisent leur douleur. Les comportements tels que l’agitation, les cris ou les pleurs ne sont pas spécifiques à la douleur. C’est la présence simultanée de plusieurs comportements caractéristiques de douleur qui permet d’objectiver l’existence de celle-ci.

Les premières grilles d’évaluation, développées au Canada à la fin des années 1980, listaient des comportements à observer, combinés en scores pour mesurer la douleur post-opératoire (McGrath & al. 1984). Ces outils ont nécessité de longues validations scientifiques pour prouver leur fiabilité et leur spécificité. Depuis, de nombreuses autres échelles ont été créées pour divers contextes cliniques, car les comportements liés à la douleur varient selon les circonstances.

Par exemple, dans une douleur aiguë, les pleurs, les cris et l’agitation sont fréquents, mais ces signes bruyants s’estompent avec le temps, laissant place à un silence et une immobilité croissants, qualifiés d’« atonie psychomotrice ». Découverte par Annie Gauvain Piquard et ses collaborateurs (Gauvain-Piquard et Pichard-Léandri 1989), cette sémiologie atypique désigne des enfants « trop calmes », qui risquent de passer inaperçus si les professionnels ne sont pas formés à reconnaître ces comportements.

Les paradoxes de l’évaluation de la douleur

Repérer et mesurer la douleur chez le tout-petit, même avec des outils sophistiqués, demeure une tâche délicate. Les dispositifs métrologiques, bien qu’indispensables pour objectiver et traiter la douleur dans un contexte clinique, restent et resteront impuissants à rendre compte de l’ensemble des dimensions de l’expérience profondément intime et subjective qu’est la douleur. Le fait que ces outils cherchent à saisir ce qui échappe même parfois à la relation et à l’empathie expliquerait-il, au moins en partie, l’ambivalence des soignants vis-à-vis de l’évaluation ?

Le doute vis-à-vis de la capacité des outils à traduire l’expérience intime de la douleur pourrait se traduire, par une forme de résignation, un sentiment d’« à quoi bon », nourri par l’idée que, quoi qu’il arrive, la douleur reste insaisissable et échappe à toute tentative de mesure. Cela pourrait conduire à un désengagement vis-à-vis des échelles d’évaluation, perçues comme insuffisantes ou insatisfaisantes.

À l’inverse, le sentiment d’avoir affaire à une expérience difficilement mesurable pourrait prendre la forme d’une fuite en avant, où il s’agirait d’objectiver toujours davantage la douleur à l’aide de technologies de pointe ou en s’appuyant sur des critères neurobiologiques toujours plus précis et élaborés, dans l’espoir de combler cette lacune.

Des recherches médicales, comme l’étude publiée dans le New England Journal of Medicine sur l’identification d’une signature neurologique de la douleur par IRM fonctionnelle, argumentent l’intérêt d’un marqueur objectif face à l’imperfection de la mesure subjective par auto-évaluation (Wager & al. 2013). Les auteurs de l’article privilégient ainsi l’objectivation de la douleur par l’image, au détriment de l’expression de la plainte.

Cela soulève le problème de l’objectivation de caractéristiques subjectives dans le champ de la santé. Si certains aspects médicaux ou biologiques se prêtent volontiers à la mesure, d’autres semblent a priori plus difficilement objectivables. Cette difficulté rejoint la problématique de l’évaluation de la douleur. Il semble que le dépassement de cette dialectique passe par le fait de renoncer à opposer catégoriquement objectivité et subjectivité dans ce domaine en pensant leurs emboîtements.

Car le remplacement des mesures subjectives par des mesures objectives semble être une illusion épistémologique. Le Professeur Bruno Falissard, pédopsychiatre et chercheur à l’INSERM, souligne qu’il n’existe pas de différence fondamentale entre ces deux types de mesures, qui suivent des paradigmes similaires. Si l’on s’intéresse au patient en tant que sujet pensant, la mesure sera nécessairement subjective. Les mesures objectives, bien qu’essentielles en clinique, ne peuvent décrire l’intimité psychique d’un patient.

Au regard de ce constat, il est possible d’imaginer que les outils d’évaluation, avec leur ambition de normer une expérience profondément subjective, participent, d’une certaine manière, à la sous-évaluation de la douleur ou à la réticence dans leur usage. De même que la protocolisation de la démarche d’évaluation et l’exigence institutionnelle du recours à des échelles pourraient involontairement déprécier les aspects relationnels et l’engagement empathique qu’implique ce processus.

Il est néanmoins essentiel de rappeler que la politique institutionnelle d’évaluation et l’utilisation d’échelles validées demeurent absolument incontournables. Sans ces repères, l’évaluation repose sur des approches individuelles et hétérogènes, compromettant la garantie d’une prise en charge de la douleur de qualité pour les patients. C’est précisément en reconnaissant les limites de la démarche que l’on peut identifier les leviers nécessaires pour en surmonter les obstacles.

Ainsi la tension implicite entre outils et utilisateurs invite à poursuivre plus spécifiquement l’exploration d’autres sources de résistances. L’examen de l’articulation entre rationalité et affects peut notamment être mobilisé pour comprendre certains freins.

Une résistance cognitive ?

La démarche d’évaluation s’inscrit pleinement dans le raisonnement clinique, suivant les mêmes modèles cognitifs. Or, ces modèles comportent des limites qui influencent la prise de décision. Il est donc probable que les biais et limites présents dans le raisonnement clinique se retrouvent dans le processus d’évaluation, contribuant ainsi à certaines limites dans son application.

Certains soignants justifient l’absence de recours aux échelles par leur expérience clinique, qui leur permet de repérer les principaux signes de douleur chez l’enfant. Cette compétence clinique existe et elle est précieuse. Cependant, ces observations restent souvent partielles, se limitant aux manifestations les plus évidentes, comme les pleurs ou l’agitation.

Un balayage sémiologique incomplet peut occulter des signes atypiques, comme l’atonie psychomotrice, et l’évaluation empirique, sans recours à des échelles validées, augmente les risques de généralisation et d’erreurs. Le principal danger est l’illusion de connaissance : lorsqu’un professionnel croit évaluer correctement la douleur, il cesse d’explorer davantage. Ce biais cognitif peut conduire à une conclusion erronée, comme ignorer une douleur existante. Toutefois, les obstacles à l’évaluation de la douleur ne se limitent pas à ces biais.

En effet l’évaluation de la douleur en tant que démarche clinique engage plusieurs modes de raisonnement dont il faut tenir compte pour mieux comprendre ce qui se produit. Les processus de pensée activés dans le cadre du raisonnement clinique ont fait l’objet d’études. Ces différents travaux mettent en évidence le fait que la démarche diagnostique correspond généralement à des « processus mixtes de raisonnement, associant des stratégies analytiques, comme le raisonnement hypothético-déductif, et des stratégies non analytiques telle la reconnaissance spontanée d’une conjonction de signes cliniques ».

L’évaluation de la douleur suit des processus cognitifs similaires au raisonnement médical. La première étape consiste à détecter la présence ou l’absence de douleur, un raisonnement hypothético-déductif basé sur une hypothèse diagnostique, par exemple un comportement ou une plainte de l’enfant ou rapportée par ses parents. Des données complémentaires viennent ensuite confirmer ou infirmer cette hypothèse, dans un processus analytique. Parallèlement, des jugements non analytiques, fondés sur des similarités avec des cas antérieurs, peuvent générer des hypothèses. Cependant, s’appuyer uniquement sur ce type de raisonnement est jugé risqué par les spécialistes.

Dans les faits, les processus analytiques et non analytiques coexistent dans l’évaluation de la douleur. Face à des comportements, pleurs, grimaces ou plaintes de l’enfant, le clinicien peut suivre une démarche hypothéticodéductive en formulant et testant l’hypothèse de la douleur. Il peut également s’appuyer sur des associations avec des cas similaires sans analyse approfondie. Toutefois, le jugement devient problématique lorsque l’hypothèse repose sur des présupposés erronés ou biaisés.

Postuler l’absence de douleur influence toute la démarche. Le soignant part de ses propres présupposés plutôt que du vécu de l’enfant, inversant ainsi le paradigme de l’évaluation. Ce processus non analytique ajuste les interprétations des données partielles pour valider les présupposés du professionnel, plutôt que de refléter la réalité de l’enfant.

L’objectif n’est pas de stigmatiser, mais de comprendre ces mécanismes et d’élargir la réflexion. L’évaluation de la douleur de l’enfant soulève des questions sur les conditions nécessaires à l’intersubjectivité entre l’enfant souffrant et l’adulte soignant. Que se joue-t-il dans cette interaction, et en quoi le statut d’enfant amplifie-t-il les difficultés dans ce domaine ?

L’enfant : une parole absente ou inaudible ?

L’enfant, en tant qu’infans, c’est-à-dire celui qui ne parle pas encore, questionne les multiples formes que peut revêtir l’intersubjectivité, particulièrement lorsque le langage est envisagé comme son principal vecteur. Si la parole joue un rôle fondamental dans le partage des significations, elle n’est pourtant pas le seul moyen d’établir une relation entre un « je » et un « tu ». Au contraire, l’intersubjectivité dépasse largement le cadre de l’échange verbal, la parole ne se limitant pas au verbal et s’enracine dans des modalités d’expressions multiples.

Entre l’enfant et l’adulte, la communication s’opère à travers une diversité de canaux non verbaux. Les mimiques, les gestes, les attitudes corporelles et les regards se répondent dans une dynamique de réciprocité, constituant ainsi un véritable langage corporel. Ce dernier permet d’instaurer une relation où les émotions et les intentions sont partagées de manière plus ou moins fluide et instinctive. À ce titre, le corps est un outil de communication puissant, révélant que l’intersubjectivité peut se déployer précocement bien avant l’accès à la parole comme le montrent les travaux de Colwyn Trevarthen (Trevarthen 1979).

L’absence de parole de l’enfant bien qu’elle complique l’accès à sa réalité n’explique donc pas l’ensemble des freins à la reconnaissance de la douleur de l’enfant. Les difficultés persistent malgré l’existence d’un faisceau d’éléments favorables à l’évaluation. Ainsi on peut se demander ce qui résiste encore dans l’acte de reconnaître la douleur de l’enfant. Qu’est-ce qui s’avère encore si difficile, voire douloureux, pour les adultes et les soignants ?

Le poids de la responsabilité éthique

La douleur d’un enfant confronte le professionnel à une double responsabilité : celle envers un être « supra » vulnérable et celle imposée par la déontologie de prendre en compte cette douleur. L’association de l’enfant et de la souffrance intensifie ce devoir éthique.

Pour Hans Jonas, le jeune enfant incarne « un paradigme ontique dans lequel le simple "est" factuel coïncide à l’évidence avec un "doit" […]. » La « simple respiration du nouveau-né adresse un "on doit" irréfutable à l’entourage, à savoir : qu’on s’occupe de lui » (Jonas & Greisch 2013). Cette vulnérabilité ontologique devient une injonction éthique lorsqu’un enfant souffre, exigeant une réponse.
Cependant, certaines douleurs persistent malgré des traitements insuffisants ou inadaptés, ou sont causées par des gestes médicaux. Ces situations délicates peuvent engendrer chez le soignant un sentiment d’impuissance ou de culpabilité, car la douleur de l’autre peut également affecter celui qui la provoque ou y est confronté.

L’inconfort moral lié à ces situations peut entraîner des mécanismes de défense inconscients, comme la dénégation, le déni ou la projection. La douleur de l’autre est parfois atténuée ou refusée pour réduire son impact émotionnel. Face à un enfant qui pleure ou crie, des sentiments ambivalents, comme l’agacement ou la colère, peuvent surgir malgré soi.

Ces émotions, sources d’inconfort pour celui qu’elles traversent, poussent parfois le professionnel à projeter ses pensées sur l’autre, expliquant des interprétations comme « il crie, parce qu’il est en colère ». Ces mécanismes révèlent la vulnérabilité du soignant face à la douleur, son impuissance et sa crainte de faillir à sa responsabilité.

Le poids éthique peut paradoxalement conduire à des conduites d’évitement ou à des stratégies plus ou moins conscientes d’aveuglement. Celui qui soigne devient, dans ces circonstances, temporairement incapable de voir la souffrance, il met entre parenthèses sa faculté à percevoir la détresse d’autrui. La compétence empathique est alors suspendue pour répondre aux exigences de la biotechnique médicale. Ce phénomène observé dans le cadre de travaux menés sur le thème du recours à la contrainte physique lors des soins en pédiatrie nous a amenée à proposer le concept de « cécité empathique transitoire »pour éclairer ce qui se produit pour les professionnels confrontés à ces situations (Lombart et al. 2019).

Intersubjectivité et altérité mises à l’épreuve

Dans ces conditions, l’intersubjectivité est compromise : le soignant, coupé de sa propre subjectivité, ne peut pleinement accueillir la détresse, tandis que l’enfant, envahi par la douleur, est coupé de lui-même. La douleur, expérience intime et subjective, crée une cascade de ruptures qui affecte à la fois celui qui la ressent et ceux qui l’entourent, réduisant l’espace de rencontre entre les subjectivités.

Le soignant, en tant qu’être de perception, est influencé par sa propre expérience de la douleur, qui colore sa perception de l’autre. Comme l’explique Ricœur, « pour qu’il y ait de l’autre, il faut qu’il y ait du même » (Ricœur, Michel & Porée 2013). Toutefois, croire que le statut d’évaluateur affranchit le soignant de toute implication dans la perception de l’autre est une méprise. Selon Merleau-Ponty, il est illusoire de croire à une neutralité du sujet percevant « Le philosophe décrit les sensations et leurs substrats comme on décrit la faune d’un pays lointain, sans s’apercevoir qu’il se perçoit lui-même, qu’il est sujet percevant et que la perception telle qu’il la vit dément tout ce qu’il dit de la perception en général » (Merleau-Ponty 1976). En décrivant la douleur d’un enfant, nous décrivons aussi nos propres perceptions de cette douleur. Ainsi, la capacité à accueillir pleinement la réalité de l’autre peut être altérée, mettant l’altérité en péril.

Les situations d’évaluation de la douleur d’un enfant caractérisent les tensions entre altérité (reconnaissance de l’autre dans sa singularité) et intersubjectivité (espace où les singularités dialoguent). Ces tensions reflètent les enjeux complexes de la relation entre le soignant et l’enfant, où coexistent vulnérabilité, responsabilité et subjectivité. Elles dévoilent également un certain nombre de paradoxes.

Sommes-nous en mesure de soutenir l’altérité, c’est-à-dire persévérer à reconnaître l’enfant dans sa singularité alors même que la démarche médicale pour le soulager s’inscrit dans une relation potentiellement objectivante ? En effet, reconnaître pleinement l’enfant comme un être unique et distinct, avec une subjectivité propre, est souvent mis à mal lorsque la maladie impose des soins médicaux dont l’efficacité passe par l’objectivation au moins transitoire du corps souffrant.
La rationalité médicale est très éloignée du raisonnement enfantin, sa logique écrase l’imaginaire de l’enfant, laissant trop peu de place à son univers. La temporalité de la mise en œuvre des thérapeutiques est bien souvent totalement désynchronisée de celle de l’enfant. La maladie de l’enfant lorsqu’elle amène une hospitalisation fait violence au rythme de l’enfant, de ses parents, de sa famille. Les habitudes, les rituels propres à chaque enfant sont difficilement compatibles avec l’organisation des soins médicaux. Les modes de communication sont eux aussi modifiés, les mots employés relèvent du vocabulaire médical et l’évaluation de la douleur ne fait pas exception à la règle.

Autant d’éléments contextuels qui montrent combien l’accueil de sa parole, de ses émotions, de sa singularité représente un véritable défi dans le contexte des soins et de la maladie. Reconnaître son altérité, c’est par exemple accepter qu’il puisse dire non à un soin ou que sa douleur ne corresponde pas à ce que l’adulte imagine. Mais ces refus, c’est-à-dire l’expression spontanée des émotions et des ressentis de l’enfant, représentent des embûches dans l’organisation drastique des soins médicaux à l’hôpital. L’articulation des univers nécessite donc d’être pensée pour que cohabitent les exigences médicales et les besoins des enfants.

Conclusion

Il apparaît clairement que, malgré toute la rigueur et la scientificité des outils de mesure, l’évaluation de la douleur reste inévitablement marquée par les incertitudes inhérentes à la condition humaine et a fortiori à la condition d’enfant.

S’astreindre à accueillir la plainte et à évaluer la douleur de manière systématique, neutre et libérée de tout préjugé ou présupposé constitue un défi. Cela exige une persévérance constante, une volonté de « voir » la douleur, même lorsque cela semble difficile ou incertain. Comme le souligne Paul Ricœur dans sa Philosophie de la volonté : « Je ne veux que si je vois, mais je cesse de voir si je cesse absolument de vouloir » (Ricœur 1993). Cette citation rappelle l’exigence d’une obstination éthique dans l’acte de reconnaître la douleur.

Cette attention, cependant, ne peut être passive. Celui qui cherche à rester attentif aux signes, qu’ils soient ostensibles, discrets ou presque invisibles, doit s’astreindre à une véritable discipline morale. À la manière d’une maxime kantienne, cette discipline impose que la démarche d’évaluation soit de l’ordre du devoir. La volonté d’évaluer ne doit souffrir d’aucune exception ni ajustement, quelles que soient les contraintes émotionnelles, l’effort, la fatigue ou l’adaptation qu’elle requiert.
Terminons en relevant les analogies entre les difficultés à distinguer clairement douleur et souffrance, et les limites rencontrées dans l’objectivation de l’expérience subjective de la douleur.

Paul Ricœur, dans sa communication de 1992 intitulée La souffrance n’est pas douleur explore cette distinction. Il associe la douleur à des affects localisés dans le corps et la souffrance « […] à des affects ouverts sur la réflexivité, le langage, le rapport à soi, le rapport à autrui, le rapport au sens, au questionnement » (Marin & Zaccai-Reyners 2013). Bien que cette distinction soit intellectuellement passionnante, elle reste sujette à débat d’un point de vue clinique.

Saisir l’expérience de la douleur nécessite sans doute de renoncer à capturer formellement l’expérience subjective de même qu’il est utile de renoncer à distinguer formellement la part de souffrance dans la douleur ou inversement à cadastrer ce qui fait mal lorsqu’on souffre.
En pratique, douleur et souffrance s’entrelacent, se mélangent et parfois se confondent, tant dans les discours – où l’on peut « souffrir » d’un mal de dos ou ressentir la « douleur » d’un deuil – que dans les perceptions et le vécu des patients. Elles forment une unité complexe et indissociable, révélant une solidarité profonde entre corps et esprit, souvent inextricable dans le contexte des soins.

Il est possible de spéculer sur l’existence d’un même type d’emboîtement entre recours aux échelles scientifiquement validées et engagement relationnel exigés dans la démarche d’évaluation pour accompagner l’enfant dans sa réalité, telle qu’il la vit et nous la présente. Le soulagement passe nécessairement par l’accueil de la plainte, étape préliminaire à toutes autres démarches. C’est sans doute ce qui fait de l’évaluation un geste de soin hautement symbolique.

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Dire la douleur

par Bénédicte Lombart, le 21 février

Aller plus loin

Bibliographie
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 Anderson, Jana L., Lucas Oliveira J. e Silva, Shealeigh A. Funni, Fernanda Bellolio, et Molly Moore Jeffery. 2021. « Epidemiology of Paediatric Pain-Related Visits to Emergency Departments in the USA : A Cross-Sectional Study ». BMJ Open 11 (8) : e046497. https://doi.org/10.1136/bmjopen-2020-046497.
 Bieri, Daiva, Robert A. Reeve, David G. Champion, Louise Addicoat, et John B. Ziegler. 1990. « The Faces Pain Scale for the Self-Assessment of the Severity of Pain Experienced by Children : Development, Initial Validation, and Preliminary Investigation for Ratio Scale Properties ». Pain 41 (2) : 139‑50. https://doi.org/10.1016/0304-3959(90)90018-9.
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Ricœur, Paul, Johann Michel, et Jérôme Porée. 2013. Ecrits et conférences  : Tome 3, Anthropologie philosophique. Paris : Seuil.
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Wager, Tor D., Lauren Y. Atlas, Martin A. Lindquist, Mathieu Roy, Choong-Wan Woo, et Ethan Kross. 2013. « An fMRI-Based Neurologic Signature of Physical Pain ». New England Journal of Medicine 368 (15) : 1388‑97. https://doi.org/10.1056/NEJMoa1204471.

Pour citer cet article :

Bénédicte Lombart, « Comment évaluer la douleur de l’enfant ? », La Vie des idées , 21 février 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Comment-evaluer-la-douleur-de-l-enfant

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Il existe différentes structures transversales au sein des hôpitaux sur des sujets différents. Cela peut concerner l’hygiène à l’hôpital, les plaies et la cicatrisation, la prise en charge de la douleur, les soins palliatifs ou encore d’autres spécialités telles que la psychiatrie de liaison ou la gériatrie pour les hôpitaux d’adultes. Ces structures ne disposent pas de lits d’hospitalisation mais apportent leurs expertises en conseillant les équipes des différents secteurs.

[2La prise en charge de la douleur est un critère de la qualité des soins exigé par la haute autorité en Santé (HAS).

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