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Dossier / Dire la douleur

Représenter l’irreprésentable ?
L’accouchement et ses douleurs (XVIIe - XIXe siècles)


par Emmanuelle Berthiaud , le 28 février


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La parturition est un sujet presque absent de l’histoire picturale. Quelques planches et toiles émergent néanmoins de ce silence et nous livrent le regard d’artistes masculins, partagés entre fascination et effroi devant la souffrance de la mise au monde.

Les représentations de l’accouchement et son cortège de douleurs sont aujourd’hui banales dans la culture visuelle occidentale, notamment dans les films ou les séries. Il n’en est pas de même aux siècles passés, l’accouchement étant très rarement figuré dans l’art du Moyen Âge jusqu’au milieu du XXe siècle. Plus rares encore sont les images explicites de l’enfantement où la douleur de la parturiente est exprimée. Les artistes privilégient en effet plutôt la période qui suit la mise au monde, et s’inspirent surtout de la mythologie ou de la Bible, montrant ainsi volontiers la naissance de sainte Anne ou de saint Jean-Baptiste.

Domenico Ghirlandaio, Naissance de Saint Jean Baptiste, entre 1486 et 1490, chapelle Tornabuoni

Les images de l’accouchement lui-même sont longtemps essentiellement médicales et proviennent de traités d’obstétriques qui se multiplient à partir du XVIIe siècle. Les rares représentations ne sont cependant guère plus réalistes que les autres et la souffrance féminine n’y est jamais montrée.

Trois sages-femmes au chevet d’une femme enceinte, Jakob Rueff, numérisé par la National Library of Medicine

La rareté de la figuration de l’accouchement tient d’abord au fait que, dans des sociétés profondément chrétiennes, la grossesse et l’accouchement sont longtemps envisagés sous l’angle du péché et du tabou. L’implication des parties sexuelles dites « honteuses », du sang utérin, ainsi que l’aspect animal, parfois sauvage de la mise au monde, suscitent souvent le malaise, le dégoût, voire la peur pour nombre d’hommes, notamment dans les milieux cléricaux. Par ailleurs, ce moment paroxystique, mais fugace de la parturition est en général vécu dans l’intimité et les artistes n’y sont guère présents. En excluant les représentations scientifiques, allégoriques ou religieuses, quatre images ont néanmoins pu être repérées sur trois siècles. Malgré leurs différences, elles ont toutes en commun de figurer explicitement l’accouchement et de renvoyer à un certain vécu féminin de la douleur.

Pourquoi certains artistes transgressent-ils les tabous en vigueur et comment donnent-ils à voir l’enfantement et la souffrance qu’il implique ? La confrontation des œuvres replacées dans leur contexte éclaire les conditions d’accouchement et d’accompagnement de la douleur entre le XVIIe siècle et la fin du XIXe siècle. Ces images livrent aussi des informations précieuses l’expérience des parturientes qui souffrent, ainsi que sur la manière dont la mise au monde est perçue par les hommes.

Abraham Bosse, L’accouchement, 1633, eau-forte et burin, 26,1 x 33,3 cm (dessin Jean Le Blond), 3e planche d’une série de six intitulée « Le Mariage à la ville », Paris, Musée Carnavalet
Cette estampe de 1633 fait partie d’une série de six planches intitulée « Le mariage à la ville » où le graveur Abraham Bosse évoque les diverses étapes de la vie d’une jeune femme de la bonne bourgeoisie : l’accouchement est représenté sur la troisième planche ; on y voit la parturiente, bien entourée, qui accouche chez elle devant un grand feu. Une légende accompagne l’image et précise les paroles des principaux participants, à savoir l’accouchée, la sage-femme, le mari et la dévote :

L’ACCOUCHEE : Hélas ! je n’en puis plus : ! le mal qui me possède / Affaiblit tous mes sens ; / Mon corps s’en va mourant et n’est point de remède / Aux peines que je sens.

LA SAGE FEMME : Madame prenez patience, / Sans crier de cette façon ; / C’en-est fait, en ma conscience, / Vous accouchez d’un beau Garçon.

LE MARI : Cette nouvelle me soulage, / Voilà tout mon deuil effacé, / Sus, mon cœur, ayez bon courage, / Votre mal est tantôt passé.

LAVOTE : Dans ce pénible effort, à qui n’est comparable / Aucun autre tourment, / Délivrez-la Seigneur, et soyez secourable / À son enfantement.

Peintre anonyme d’après Andries Both‚ Un accouchementXVIIe siècle‚ huile sur toile‚ 59‚2 x 40‚2 cm‚ Dôle, Musée des Beaux-Arts
Cette toile a été réalisée par un artiste anonyme du XVIIe siècle, d’après Andries Both (1612-1642), un peintre néerlandais travaillant en Italie et en France dans les années 1630 et qui représente souvent des scènes de la vie quotidienne. On voit ici une femme surprise par les douleurs de l’enfantement en pleine rue et qui est en train d’accoucher, entourée d’un groupe de femmes qui lui vient en aide.
Peintre anonyme, Scène de naissance, Åbo, Suède, vers 1800, Welcome Librairy
Ce tableau anonyme a été peint en Suède vers 1800 ; on ignore les circonstances entourant sa réalisation, mais la toile a de toute évidence été réalisée par un artiste ayant assisté à un accouchement. Cette œuvre constitue un cas sans équivalent dans l’art occidental par sa représentation frontale et très crue de l’enfantement, saisi dans le paroxysme de l’expulsion de l’enfant. La parturiente est entourée par le futur père qui se tient à l’arrière et assistée par deux femmes. La toile associe des éléments très réalistes à d’autres plus symboliques (Berthiaud, Sage Pranchère, 2017).
Jean-Baptiste Carpeaux, Scène d’accouchement, huile sur toile, 57,5 cm x 70,5 cm, 1870, Paris, Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris au Petit Palais
Jean-Baptiste Carpeaux est surtout connu comme sculpteur, mais il est aussi peintre. Il emploie ici la technique de la grisaille, typique de son œuvre peinte. Cette toile a une composante autobiographique puisqu’elle représente son épouse Amélie, accouchant du premier enfant du couple, Charles, né en avril 1870. Dans la pénombre d’un intérieur à peine éclairé par une bougie, la parturiente, allongée sur un lit, est tendue par l’effort expulsif. Elle est entourée par quatre personnes, vêtues à l’antique, qui l’aident et s’affairent devant l’arrivée imminente de l’enfant.

Les conditions de l’accouchement : quel accompagnement pour la femme qui souffre ?

Aux siècles passés, la grossesse et l’accouchement sont vécus avec beaucoup d’angoisse en raison d’une issue possiblement fatale pour l’enfant et sa mère. En effet, jusqu’au XIXe siècle, environ 1 à 3 % des naissances se terminent par la mort de l’accouchée. Comme les femmes mettent au monde environ 5 enfants en moyenne à la fin du XVIIIe siècle, le risque est très tangible et chacun connaît dans son entourage une femme qui est morte en couche. La gravure d’A. Bosse évoque d’ailleurs explicitement ce risque, la parturiente déclarant « mon corps s’en va mourant » ; son mari parle aussi du « deuil » qu’il anticipait. La crainte de l’accouchement est également liée à la peur de la douleur qui passe pour l’incontournable accompagnement du processus de reproduction, comme le signalent les proverbes traditionnels recueillis par des folkloristes du XIXe siècle : « Pas de femme enceinte sans douleur », « Mal de dents et mal d’enfant sont les plus grands qui soient » (Morel, 2016). Ces souffrances très intenses sont vues comme inéluctables, mais la présence d’un cadre et de visages connus sont des éléments qui aident les parturientes dans ce moment délicat.

Un cadre matériel rassurant

Jusqu’au milieu du XXe siècle, la norme veut qu’on accouche chez soi, dans un environnement familier, et non à l’hôpital, longtemps réservé aux femmes pauvres et aux filles-mères. C’est ce que montrent toutes les images, sauf le tableau d’après Andries Both qui rappelle que, dans les milieux populaires, les femmes travaillent jusqu’au bout de leur grossesse et qu’elles n’ont pas toujours le temps de rentrer chez elle quand les douleurs se déclenchent. Les « perdeuses d’enfants » qui reviennent des champs avec le bébé dans le tablier ou la brouette ne sont pas rares (Gélis, 1984) ; ici la naissance survient en pleine rue. Les autres représentations montrent des femmes des élites qui accouchent dans leur chambre, soit allongées sur un « lit de misère », une sorte de lit de camp autour duquel on peut circuler et dressé devant un grand feu, soit dans une position presque assise sur un tabouret ou un lit bas, soutenue en arrière par l’entourage. Le matériel utilisé pour l’accouchement est très réduit : un bassin avec de l’eau pour laver et essuyer l’enfant, parfois un autre pour recueillir les liquides de l’accouchement. On repère aussi sur les images du linge pour habiller le nouveau-né et panser la mère. Une bobine de fil et un objet tranchant – un couteau dans le tableau d’après Both – servent à trancher et à ligaturer le cordon. Le point commun de toutes ces images, corroboré par d’autres sources, est que rien n’est médicalisé. Si les femmes s’entouraient parfois de certains objets protecteurs (amulettes ou ceintures d’accouchement), les seuls recours évoqués ici face à la mort et la douleur sont religieux. Dans la gravure d’A. Bosse, des images de la Vierge et du Christ accrochés aux murs rappellent ainsi l’importance du recours à la religion dans cette épreuve. S’y ajoute l’invocation à Dieu par la dévote, représentée en prière : « Dans ce pénible effort, à qui n’est comparable / Aucun autre tourment, / Délivrez-la Seigneur, et soyez secourable / À son enfantement ». Si la souffrance est une expérience commune autrefois, car la vie est rude pour l’immense majorité de la population, la douleur de l’accouchement semble se distinguer par son intensité sans équivalent. Dans le tableau d’après Both, la parturiente semble ainsi directement implorer le ciel du regard et de la main pour qu’il abrège sa peine. Ces représentations révèlent qu’un certain fatalisme prévaut face à la douleur de l’accouchement : on s’en remet principalement à Dieu. Cette acceptation se trouve accentuée par le Christianisme qui valorise les souffrances comme manière de partager la Passion du Christ, particulièrement au XVIIe siècle.

Être bien entourée

Toutes les images montrent également la présence d’une nombreuse assistance féminine. Il s’agit traditionnellement des femmes de la famille, de voisines ou d’amies, auxquelles s’ajoutent des servantes dans les milieux favorisés. Cet entourage fournit une précieuse aide matérielle en portant l’eau, le linge et en entretenant le feu. Il apporte aussi un soutien indispensable qui permet aux femmes de surmonter leur peur et leurs souffrances, notamment pour le premier accouchement qui est considéré comme le plus dangereux et le plus douloureux. Ce soutien passe par des gestes – on tient la main de la parturiente, on l’aide à garder sa position – et par la parole avec des mots d’encouragement et des prières. La maternité crée ainsi des solidarités particulières : les femmes épaulent la future mère dans l’épreuve, qui elle-même soutiendra ses compagnes le moment venu. L’expérience de l’enfantement constitue une étape essentielle de la socialisation féminine et un moment de transmission d’une culture de la peur et de la douleur propre aux femmes.

Dans cette assemblée féminine, une figure se détache, la matrone ou la sage-femme qui surveille le travail et reçoit le nouveau-né. Dans le tableau d’après Both, l’accoucheuse est certainement improvisée et on la voit opérer face à la femme pour recueillir l’enfant. Dans le tableau suédois et la gravure d’A. Bosse, elle est placée de côté, mais il s’agit d’un artifice des artistes pour qu’on voie sortir le bébé. Dans les deux cas, l’accoucheuse semble expérimentée et agir avec autorité. Dans la légende de la gravure d’A. Bosse, la sage-femme déclare ainsi : « Madame prenez patience, /Sans crier de cette façon ; /C’en-est fait, en ma conscience, /Vous accouchez d’un beau garçon. » L’accoucheuse semble ici peu préoccupée par les souffrances de la parturiente et, de manière générale, rien de particulier n’est fait pour les supprimer. L’arrêt des douleurs, et donc des contractions, fait en effet craindre que l’accouchement ne se prolonge trop au point de menacer la vie de l’enfant. C’est donc surtout en hâtant son issue que les accoucheuses essayent d’abréger les souffrances des futures mères, quitte parfois à brutaliser le corps de celles-ci en exerçant des pressions sur le ventre ou des touchers répétés. Certains remèdes traditionnellement utilisés en médecine contre la douleur (alcool, plantes calmantes) sont cependant parfois administrés aux parturientes. Le tableau suédois se distingue en représentant l’accoucheuse avec tous les signes de la décrépitude, insistant sur son dos voûté, son visage édenté et ridé, son nez crochu. Si cela peut témoigner d’une volonté de réalisme – les matrones étant souvent des femmes âgées –, il suggère aussi une lecture plus symbolique du tableau, les personnages féminins évoquant peut-être les âges de la vie, voire les Parques ou les nornes de la mythologie nordique. Le personnage est en tout cas ici totalement focalisé sur l’enfant qui vient et non sur la femme qui souffre.

Seul le tableau de Carpeaux représente un accoucheur, si on en croit la carrure masculine de la personne qui reçoit le nouveau-né. La présence d’un praticien masculin pendant la naissance est en effet devenue plus courante à partir de la fin du XVIIe siècle, d’abord chez les élites. Aux XVIIIe et XIXe siècles, les chirurgiens, dits accoucheurs, assurent désormais majoritairement les accouchements dans les milieux favorisés. Dans les milieux populaires, la matrone ou la sage-femme reste privilégiée, le recours à l’accoucheur étant souvent réservé aux accouchements difficiles. Certains chirurgiens se montrent émus face aux supplices endurés par certaines parturientes qui souffrent parfois plusieurs jours durant ; ils sont aussi attentifs aux contractions douloureuses, car elles sont révélatrices du processus de l’accouchement et de son caractère normal ou pathologique. Néanmoins la douleur est assez peu présente dans les traités d’obstétrique et elle n’est guère soulagée en France au XIXe siècle – à la différence des pays anglo-saxons où la pratique de l’anesthésie par chloroforme se développe à partir du milieu du siècle (Morel, 2016).

La femme saisie en son accouchement

« Tu enfanteras dans la douleur »

La douleur paraît en effet indissociable de l’expérience de l’enfantement, d’abord pour des raisons religieuses. L’injonction biblique est encore présente dans tous les esprits : « Je multiplierai tes souffrances, et spécialement celles de ta grossesse ; tu enfanteras des fils dans la douleur » (Genèse 3.16). Ève est ainsi punie pour sa responsabilité dans le péché originel ainsi que toute sa descendance féminine, mais ce châtiment est aussi la conséquence des péchés personnels des femmes, les deux étant liés au péché de chair. Ainsi la Vierge qui conçoit sans homme ni sexualité ne souffre pas pour accoucher, alors que les femmes payent le plaisir lié à l’acte sexuel. Cette souffrance a cependant un sens plus positif et presque un rôle purificateur : elle donne un sens à l’existence féminine en permettant de racheter les péchés et de pouvoir ainsi gagner le paradis. Cette douleur paraît donc incontournable et elle doit être acceptée dans un esprit de pénitence. Certaines prières destinées aux femmes enceintes sont éloquentes, comme celle du père Godeau au XVIIe siècle :

En mon accouchement, fortifiez mon cœur pour supporter les douleurs qui l’accompagnent, et je les accepte comme un effet de votre justice sur notre sexe, pour le péché de la première femme. Qu’en la vue de cette malédiction, et de mes propres offenses dans le mariage, je souffre avec joie les plus cruelles tranchées, et que je les joigne aux souffrances de votre fils sur la croix

Godeau, Instructions et Prières chrétiennes, Grasse, 1646.

Ces représentations abondent dans le discours clérical et même médical jusqu’au XVIIIe siècle, mais qu’en est-il pour les femmes ? Ces croyances semblent largement intégrées, même si elles sont en net recul à partir du XIXe siècle. On en trouve par exemple la trace dans une lettre de la comtesse de Ségur qui essaye de rassurer sa cadette Olga dont la maternité est difficile :

« Une grossesse est toujours chose pénible ; aussi que de fautes elle rachète ! Une couche est toujours douloureuse et ennuyeuse par ses suites ; aussi que de mérites elle peut valoir comme toutes les impatiences, les privations, les ennuis qu’on accepte, sont comptés pour l’éternité ! »

Ségur, Correspondance, 1993, lettre du 30 octobre 1856.

L’accouchement constitue ainsi un moment clé de l’existence féminine, en particulier lors de la première couche qui a une dimension initiatique. En effet, on reste une « fille » dans les sociétés anciennes tant qu’on n’a pas enfanté ; c’est le fait de devenir mère qui permet d’être considéré comme une femme à part entière. La capacité à supporter les douleurs de la mise au monde atteste d’une maîtrise de soi qui est valorisante. Les femmes accèdent à la reconnaissance de leur entourage et notamment de leur époux si « elles l’affrontent avec courage et en sortent vivantes ou mortes, comme les hommes qui partent au combat » (Morel, 2002). Cette épreuve paraît aussi indispensable pour que se créent des liens indéfectibles entre la mère et son enfant.

Exprimer sa douleur

Comment nos images évoquent-elles cette douleur particulière de l’accouchement ? Dans la plupart des œuvres, le corps de la parturiente est assez peu visible. En effet, les femmes restent habillées tout au long de la mise au monde et l’accoucheuse s’affaire la plupart du temps sous les jupons. Ce sont en réalité davantage les cris qui renseignent sur l’avancement du travail, bien davantage que des « mesures objectivantes qui prendrait appui sur un corps anatomisé » (Akrich, 2007). Ces cris, comme expression habituelle de la douleur dans la société occidentale, sont évoqués dans toutes les images, soit par légende soit par la figuration de la bouche ouverte de la parturiente. Dans la gravure d’A. Bosse, la tête de l’enfant apparaît au milieu des linges alors que le visage de la parturiente reste impassible ; la légende insiste cependant sur sa douleur : « Hélas ! je n’en puis plus : ! le mal qui me possède / Affaiblit tous mes sens ; / Mon corps s’en va mourant et n’est point de remède / Aux peines que je sens. ». Dans le tableau d’après Both, la parturiente a la robe soulevée et une jambe nue, mais un linge voile son sexe ; elle semble dépassée par la douleur, la bouche est ouverte, la main et les yeux sont levés au ciel ; tout dans son attitude renvoie au moment paroxystique qui précède la sortie de l’enfant. Cette phase de l’accouchement, dite de désespérance, se retrouve dans le tableau suédois où la parturiente est hagarde et paraît dépossédée d’elle-même. Ses yeux sont tournés vers le haut, incapables de se fixer, ses cheveux sont épars, tandis que la bouche entrouverte laisse échapper un râle ou un gémissement. On est juste après le moment le plus intensément douloureux, mais tout dans l’attitude y renvoie. Les sages-femmes qui ont vu cette toile ont d’ailleurs été troublées par l’expression de la parturiente, reconnaissant dans ses traits des attitudes féminines qui leur sont familières. Ce tableau est surtout le seul à montrer le sexe féminin qui s’ouvre, de manière frontale et explicite, avec des détails anatomiques très réalistes. Le tableau de Carpeaux est le plus dynamique, le plus dramatique aussi. Il montre le moment de l’expulsion où l’enfant sort du ventre de sa mère ; on peut presque le voir jaillir entre ses jambes. La parturiente est dépeinte en plein effort, presque en mouvement comme le suggère la position floue de sa tête. La douleur est évoquée par la tension de son corps, la tête renversée en arrière et la bouche grande ouverte qui laisse échapper un cri.

Ces deux derniers tableaux représentent assez finement le vécu féminin, ce qui est précieux, car les sources directes manquent avant le XXe siècle. Un accouchement se vit, mais visiblement ne raconte guère par écrit et ne se représente pas non plus pour une artiste femme. Ces images ont été réalisées par des hommes qui ont vu de près un accouchement et un des éléments surprenants est d’ailleurs la récurrence de la présence masculine dans ces œuvres.

Un regard masculin sur un moment paroxystique

Une présence masculine qui interroge

En effet, trois images sur quatre impliquent un homme qui n’est pas l’accoucheur, mais le futur père. Sa présence renvoie à une réalité longtemps méconnue : les pères n’ont pas attendu les années 1960-70 pour faire leur entrée dans les salles de naissance. Les écrits privés des élites entre les XVIIe et XIXe siècles montrent qu’il est assez courant qu’ils assistent à toute ou partie de l’accouchement. Leur figuration quasi systématique dans un univers habituellement très féminisé doit tout de même être questionnée.

La présence masculine auprès de l’accouchée justifie d’abord peut-être la représentation d’un évènement qui est normalement du ressort des femmes, autorisant ainsi la transgression que représenterait le regard de l’artiste. Dans le tableau d’après Both, le fait qu’il s’agisse d’une scène de rue impromptue explique qu’elle ait pu être saisie par le peintre sans qu’il soit taxé de voyeurisme. Dans le tableau de Carpeaux, le père et l’artiste sont confondus ; c’est donc par son regard qu’on assiste à la scène. Le tableau est cependant resté dans le giron familial et n’avait pas vocation à être montré à un large public. Les pères figurés dans les deux autres œuvres jouent quant à eux un rôle particulier pendant l’accouchement, notamment pour encourager la parturiente et l’aider à surmonter sa douleur. Dans la gravure d’A. Bosse, le père est le seul à regarder le spectateur, suscitant une sorte de connivence avec lui. Il tient la main de la parturiente et déclare, suite aux propos rassurants de la sage-femme : « Cette nouvelle me soulage, / Voilà tout mon deuil effacé, / Sus, mon cœur, ayez bon courage, / Votre mal est tantôt passé. ». Dans le tableau suédois, l’homme soutient physiquement sa compagne. Le tabouret vide à côté de sa jambe suggère qu’il a quitté sa position initiale sur ce siège pour venir se placer en arrière elle, sur le lit d’accouchement, afin de maintenir son dos au moment des efforts d’expulsion. Ce tableau, comme les autres images, montre que les pères, comme les artistes, sont visiblement frappés par l’intensité du moment et l’expression de la douleur féminine. Chez Carpeaux, on perçoit à la fois la grande angoisse que l’accouchement suscite pour le père-artiste, mais aussi son intérêt pour le sujet. Il a d’ailleurs laissé deux autres dessins qui représentent l’accouchement de sa femme.

Les hommes face à la douleur féminine : entre fascination et effroi

La présence masculine et la volonté des artistes de représenter la mise au monde renvoient probablement à d’autres motivations. La gravure se distingue des autres images par son aspect presque documentaire ; elle est d’ailleurs très proche du traité d’obstétrique contemporain de l’accoucheur Jacques Guillemeau et il n’est pas certain que Bosse ait assisté à un accouchement. Les autres tableaux rendent bien davantage compte d’une expérience intensément vécue sur le plan émotionnel et surtout d’un point de vue masculin.

La représentation de ces accouchements, figurés de manière très théâtrale et avec une dramaturgie affirmée, traduit d’abord l’inconfort de la position masculine. La naissance place en effet les hommes dans une situation inhabituelle quant aux normes de genre : ils ne sont pas au centre de l’action : ce sont les femmes qui font preuve de force, d’endurance, de courage face à l’épreuve ; les hommes semblent impuissants, passifs et ils doivent aider leur compagne qui souffre. La situation est donc inversée par rapport au modèle de virilité dominant et cette expérience est certainement difficile à vivre à l’époque – et encore aujourd’hui – surtout si un praticien masculin est présent. C’est peut-être aussi ce qui explique la rareté de la figuration des accouchements dans l’art et les réticences de certains hommes à y assister.

Si certains peintres y consacrent leur toile, c’est qu’il s’agit néanmoins d’un sujet intéressant pour un artiste : c’est un moment paroxystique d’une intensité particulière où se côtoient des émotions et des sensations extrêmes, la douleur et la joie, mais aussi la vie et la mort. C’est aussi le moment où l’enfant se sépare du corps maternel, passe de l’obscurité à la lumière et accède au statut d’individu. L’aspect tragique et violent de l’accouchement est surtout sensible dans la toile de Carpeaux qui ressemble à d’autres tableaux de l’artiste dépeignant des scènes religieuses particulièrement douloureuses comme la passion du Christ ou la Pietà. L’artiste qui aime « entremêle[r] le sacré et le quotidien » confère au « tragique intime » de cette mise au monde un aspect intemporel par l’emploi de drapés à l’antique et le refus de détails trop personnels (Ramade, Margerie, 1999, p. 42).

Ces représentations d’accouchement traduisent également une fascination pour les origines de la vie, en particulier le tableau suédois qui oblige le regard du spectateur à se poser là où il ne devrait pas. Son aspect transgressif est lié à la représentation du sang utérin et surtout à la figuration de la scène primordiale et du sexe maternel dont la vision est jugée interdite (Quignard, 1994). C’est la même gêne et la même fascination qui saisissent encore le spectateur aujourd’hui face à l’Origine du monde de Courbet, qui dépeint d’ailleurs probablement une femme enceinte (Savatier, 2006). Au-delà d’un certain voyeurisme provocateur, notre tableau anonyme peut aussi être considéré comme une allégorie de la naissance. La vieille matrone et la jeune servante versant de l’eau symbolisent l’écoulement du temps et la chaîne des générations qui contribuent à la perpétuation du genre humain. L’image rappelle aussi, plus prosaïquement, comment chaque enfant, chaque individu vient au monde, en mettant le corps de sa mère à l’épreuve et en la faisant souffrir.

Ces images d’accouchement sont donc riches de significations multiples. Elles témoignent d’un rapport à la procréation, au corps féminin et à la douleur propre à la culture occidentale avant le XXe siècle. La perte d’influence de l’Église, le développement du contrôle des naissances et la médicalisation de la naissance, associé à de nouvelles techniques de soulagement des douleurs de l’accouchement (Accouchement Sans Douleur, péridurale) ont cependant contribué à faire évoluer le vécu de la mise au monde. Si l’enfantement est aujourd’hui perçu de manière moins tragique, cette expérience reste un moment intense dans lequel la douleur est loin d’avoir disparu ; elle constitue également toujours un élément clé de la différence des sexes et du façonnement des normes de genre (Héritier, 1996).

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Dire la douleur

par Emmanuelle Berthiaud, le 28 février

Aller plus loin

Éléments de bibliographie

 Akrich Madeleine, « Accouchement »‚ Michela Marzano (dir.), Dictionnaire du corps‚ Paris, PUF‚ 2007‚ p. 8-12.
 Berthiaud Emmanuelle, « Être mère dans la douleur ? Quelles traces du vécu féminin de l’enfantement aux XVIIIe et XIXe siècles », communication à la journée d’étude « Corps féminins et douleurs de l’enfantement » organisée par N. Sage Pranchère, Paris, Campus Condorcet 5 avril 2024, à paraître.
 Berthiaud Emmanuelle, « De la conjugalité à la parentalité : le couple pendant la grossesse et l’accouchement (France XVIIIe-XIXe siècles) », Annales de Démographie historique, à paraître au premier semestre 2025.
 Berthiaud Emmanuelle, Sage Pranchère Nathalie, « Une scène de naissance », Sensibilités. Histoire, critique et sciences sociales, coordo. par Q. Deluermoz, C. Ingrao, H. Mazurel, C. Vidal-Naquet, n°3, « Corps au paroxysme », novembre 2017, p. 80-89.
 D’Amato Marion, « La représentation de la femme enceinte et de la parturiente : quand les domaines artistiques et médicaux modèlent le corps féminin », dans L. Dion (dir.), Enfanter dans la France d’Ancien Régime, Arras, Artois Presses Université, 2017, p. 195-211.
 Gélis Jacques, L’arbre et le fruit. La naissance dans l’occident moderne, XVIe-XIXe siècle, Paris, Fayard, 1984.
 Héritier Françoise, Masculin/Féminin. La pensée de la différence, Paris, O. Jacob, 1996.
 Laget Mireille, Naissances. L‘accouchement avant l’âge de la clinique, Paris, Seuil, 1982.
 Morel Marie-France, « Histoire de la douleur dans l’accouchement », Réalités en gynécologie obstétrique n° 67, janvier 2002, p. 31-34 et n° 71, mai 2002, p. 42-46.
 Morel Marie-France, « Mères en souffrance. Les plaintes des parturientes dans les traités d’obstétrique français du XVIe et du premier XVIIe siècle », dans Florence Alazard (dir.), La Plainte à la Renaissance, Paris, H. Champion, 2008, p. 165-180.
 Morel Marie-France, « Histoire de la douleur dans l’accouchement », Les Dossiers de l’obstétrique, n° 456, mars 2016, p. 13-19.
 Quignard Pascal, Le sexe et l’effroi, Paris, Gallimard, 1994.
 Ramade Patrick, Margerie Laure de (dir.), Carpeau peintre, catalogue de l’exposition du Musée des Beaux-arts de Valenciennes/Musée du Luxembourg de Paris/ Musée Van Gogh d’Amsterdam, (1999-2000), Paris, RMN-Musée des Beaux-arts de Valenciennes, 1999.
 Savatier Thierry, L’origine du monde. Histoire d’un tableau de Gustave Courbet, Paris, Bartillat, 2006.
 Ségur, Comtesse de, Correspondance, Paris, Scala, 1993.

Pour citer cet article :

Emmanuelle Berthiaud, « Représenter l’irreprésentable ?. L’accouchement et ses douleurs (XVIIe - XIXe siècles) », La Vie des idées , 28 février 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Representer-l-irrepresentable

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