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Recension Histoire

Le partage des eaux du bassin parisien

À propos de : Raphaël Morera, Une Histoire au fil de l’eau. Paris et son environnement, XVIe-XVIIIe siècle, EHESS


par Pauline Guéna , le 20 février


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Entre le XVIe et le XVIIIe siècle, alors que le pouvoir monarchique s’affirme sur le territoire français, les cours d’eau du Bassin parisien restent l’objet de négociations entre différents acteurs contraints de se coordonner.

Historiens comme géographes ont montré à quel point la question hydraulique était une entrée valable et représentative pour comprendre l’organisation d’une société et ses choix politiques. Du Rhin étudié par Lucien Febvre entre les deux guerres mondiales [1], jusqu’au Colombia, fleuve qui constitue l’objet de The Organic machine, l’une des références de l’histoire environnementale étatsunienne [2], l’étude d’un grand cours d’eau est un classique qui unit différentes historiographies, comme le rappelle Raphaël Morera. Mais c’est à un exercice différent que se livre ce dernier, en parcourant dans une région clairement définie – l’Île-de-France de l’époque moderne – la multitude des cours d’eau qui affluent vers la Seine, en amont comme en aval de Paris.

En recoupant des fonds d’archives variés, notamment ceux des Eaux et Forêts, des grands propriétaires que sont les institutions religieuses, ou encore les sources normatives qui se multiplient avec la création et le renforcement de différentes institutions, l’historien propose une traversée de la société francilienne pendant trois siècles. On y voit l’héritage de hiérarchies anciennes, qui faisaient une large place aux seigneuries laïques comme religieuses, ainsi que la montée en puissance du pouvoir royal, capable de générer la mise en place de collaborations des riverains autour de certains cours d’eau. R. Morera décrit d’ailleurs ce principe comme une « subsidiarité environnementale », c’est-à-dire une forme de délégation de la surveillance de certains cours d’eau.

Cohérence du terrain, variété des pratiques

Le Bassin parisien est un espace marqué de longue date par certains facteurs spécifiques, du poids de la céréaliculture au développement du domaine royal autour de Paris. Dans cet espace relativement cohérent, l’auteur souligne pourtant la variété des modes de coopération qui se nouent autour de chaque cours d’eau. Aucune solution uniforme ne se dégage : « la puissance énergétique et motrice de l’eau est négociée sur un territoire situé » (p. 218).

Parmi les interlocuteurs potentiels, on retrouve le pouvoir royal, à travers différentes institutions, et en particulier à travers celle des Eaux et Forêts, dont l’origine médiévale garantit une certaine légitimité, mais qui se développe particulièrement aux XVIe et XVIIe siècles. Pourtant, même les agents des Eaux et Forêts ne cherchent jamais à imposer une législation unique, mais plutôt à s’assurer sur chaque cours d’eau d’une bonne coordination entre les différents acteurs pour limiter les conflits, assurer un curage régulier qui permette l’écoulement de l’eau – essentiel à la navigabilité comme à la meunerie –, et obtenir des riverains le paiement des entrepreneurs qui sont de plus en plus fréquemment engagés au XVIIIe siècle pour accomplir les gros travaux.

Face à cette institution, certains acteurs tout aussi anciens conservent un véritable poids, qui varie d’un cours d’eau à l’autre. Tel que la prévôté des marchands de Paris, qui privilégie la navigabilité des cours d’eau pour approvisionner la ville – une nécessité autour de laquelle s’est historiquement construit le pouvoir de la municipalité. Ou encore les seigneuries laïques et ecclésiastiques, qui restent les premiers propriétaires de moulins, lesquels sont délégués en bail à des meuniers qui reçoivent alors tout à la fois le droit d’usage et le devoir d’entretien. Les meuniers sont donc chargés de s’assurer de l’entretien du tronçon de rivière correspondant à leur machine, par le curage du fond comme par le redressement des rives.

La chronologie générale est celle d’un développement du pouvoir royal, dont la capacité croissante d’action des Eaux et Forêts n’est qu’un aspect. Jusqu’au XVIIe siècle, celles-ci servent surtout d’instance judiciaire, chargée de régler les litiges soumis par les riverains. Puis à partir du XVIIIe siècle, l’ouvrage montre que l’institution agit plus fréquemment comme une administration, en produisant des réglementations. Cependant, l’évolution sur certains cours d’eau est différente. Sur le Croult, petit cours d’eau aujourd’hui en partie couvert qui se jetait dans la Seine au niveau de Saint-Denis, les moines de la puissante abbaye de Saint-Denis restent longtemps capables de défendre leurs meuniers et de dicter les travaux hydrauliques qui servent leurs intérêts, quitte à les faire défendre avec des hommes en arme.

Les meuniers et les autres : des eaux disputées

Cependant, cette approche par acteur dominant ne se reconstitue en réalité que lentement au fil du livre, lequel fait la part belle à la variété des riverains qui cohabitent sur les différentes rives des cours d’eau franciliens. Les meuniers se voient notamment dédier un chapitre, qui se penche sur la structure sociale de ce groupe très homogène, dont les individus semblent soumis à une sorte de « cursus honorum » partant des moulins à vent ou des moulins de Charenton pour finir avec un moulin parisien, et dont un même réseau familial peut parfois se répartir les moulins d’un même cours d’eau.

Les artisans, quant à eux, ne sont pas une présence nouvelle, mais plutôt des usagers dont le nombre augmente. Des tanneurs aux blanchisseuses, on les voit par exemple dans une enquête de 1750 occuper des portions très morcelées de la Bièvre, également aujourd’hui enfouie (tableau 4 p. 115). Ils se partagent les rives avec les brasseurs, les teinturiers, mais aussi les maraîchers, ou encore des bains installés sur la rivière, tandis que sur d’autres cours d’eau on trouvera plutôt des vignerons, à moins que les meuniers qui se livrent à la polyactivité ne s’occupent eux-mêmes de certaines activités agricoles.

Les histoires de conflits entre ces acteurs émaillent les pages du livre : comme en milieu urbain depuis le développement des sources médiévales, on retrouve les classiques problèmes de pollution de l’eau par les bouchers, les tanneurs et autres artisans qui se débarrassent des matières premières dans l’eau courante où d’autres lavent, pêchent et puisent ; ou bien, comme documenté depuis l’Antiquité, on croise les inévitables rivalités entre irrigants et meuniers. Parmi les arguments qui semblent revenir dans la bouche de certains acteurs : l’antériorité de la présence de certains, présentée comme une source de légitimité. C’est le cas d’un seigneur face aux agents des Eaux et Forêts, mais aussi parfois d’une femme de tanneur face au meunier qui l’observe, perché sur une échelle, en flagrant délit de rejet d’ordure dans le cours de la Bièvre, et se voit répondre « vous êtes trop nouveau pour m’en empêcher » (p. 211).

Il s’agit d’une société qui se transforme, mais sans bouleversement majeur – sinon peut-être la montée en puissance de l’industrie soutenue par une politique mercantiliste (et des besoins militaires croissants), autre signe de la puissance royale. Ainsi, l’éparpillement de l’occupation des rives mis en valeur par l’exemple de la Bièvre en 1750 a des limites : l’essentiel du cours d’eau est alors occupé par l’hôtel et la manufacture des Gobelins. La croissance de Paris tire la consommation vers le haut (la ville passe de 200 à 600 mille habitants entre le XVIe et le XVIIIe siècle, et l’élection de Paris compte elle deux millions d’habitants à la veille de la Révolution). Pendant ce temps, le bureau du commerce accorde à des entrepreneurs des privilèges et de « bons emplacements » pour bénéficier d’une énergie hydraulique de plus en plus sollicitée.

Partir des conflits pour comprendre les partages

Sans entrer dans tous les thèmes abordés par l’ouvrage, du développement de la double mouture en meunerie au poids des pièces d’eau somptuaires des élites dans les prélèvements, on peut essayer de revenir sur la manière dont Raphaël Morera invite à comprendre son travail dans le champ des études environnementales.

Comme il le rappelle, c’est à partir d’une conflictualité constante et documentée depuis le Moyen Âge que les riverains, propriétaires comme usagers, ont construit les conditions de partage des eaux. Cette constatation serait aussi valable pour de nombreuses régions : « sur tout le continent européen, l’entretien des équipements hydrauliques a nécessité la création d’institutions ad hoc afin de coordonner l’action des différents usagers de l’eau » (p. 174). Parmi une historiographie désormais assez dense autour de cette question, l’auteur met en valeur certains points de comparaison.
Notamment l’Italie du Nord où très tôt les cités-États telles que Milan ou Venise se sont emparées de la gestion hydraulique de leur territoire rural [3]. Autre grand pôle bien connu de cette gestion hydraulique en Europe : les campagnes des Pays-Bas, très transformées depuis les derniers siècles du Moyen Âge. Les drainages en particulier sont essentiellement dus à la coordination de propriétaires, parmi lesquels les seigneurs et les institutions ecclésiastiques, dans des effets de coordination qui ont abouti dès le XIIIe siècle à la formation d’institutions hydrauliques, lesquelles jouent ensuite un rôle dans l’organisation du territoire.

Dans ce paysage, la spécificité de l’Île-de-France serait alors l’implication du pouvoir royal pour créer les communs environnementaux que sont les rivières collectivement gérées [4]. On suit longuement l’exemple des Eaux et Forêts sollicitant une représentation des riverains de la Bièvre, invités alors à désigner un syndic auquel pourront ensuite être déléguées certaines tâches. Dans ce cas, « la régulation juridictionnelle cède la place à une autre, contractuelle, qui prend la forme d’une subsidiarité environnementale » (p. 185). En effet, la représentation ici étudiée n’est pas spontanée, mais « sollicitée et institutionnalisée ».

En comparant entre autres avec les travaux de Clifford Geertz, ou plus récemment ceux d’Olivia Aubriot sur d’autres régions du monde, Raphaël Morera se demande alors quel genre de société révèle l’organisation hydraulique de l’Île-de-France moderne. Il met en valeur plusieurs traits. D’une part, « la croissance de l’État monarchique et l’affermissement de son autorité ». Et, d’autre part, des sociétés franciliennes « tout à la fois très hiérarchisées et très attachées aux différents processus de délibération » (p. 226). L’organisation du partage de la ressource se fait donc à la fois dans le respect de systèmes normatifs anciens, et du poids des acteurs déjà en place que sont en particulier le roi et les seigneurs. Derrière l’anthropisation croissante des cours d’eau tirée par la croissance de la démographie et de la consommation de la capitale proche, semble alors apparaître un monde dont les évolutions sont en réalité plus lentes, progressives et négociées.

Raphaël Morera, Une Histoire au fil de l’eau. Paris et son environnement, XVIe-XVIIIe siècle, Paris, EHESS, 2024, 304 p., 23 €.

par Pauline Guéna, le 20 février

Pour citer cet article :

Pauline Guéna, « Le partage des eaux du bassin parisien », La Vie des idées , 20 février 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Raphael-Morera-Une-Histoire-au-fil-de-l-eau

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Notes

[1Lucien Febvre, Le Rhin. Histoire, mythes et réalités, Paris, Perrin, 1997 [1935].

[2Richard White, The Organic Machine. The Remaking of the Columbia river, New York, Hill and Wang, 1996.

[3Élisabeth Crouzet-Pavan et Jean-Claude Maire Vigueur, Water-control in Western Europe, Twelfth-Sixteenth centuries, Milan, Université Bocconi, 1994.

[4Terme que l’auteur utilise pour les rivières gérées collectivement : «  sous cet angle les rivières sont bien des communs tels qu’ils sont définis par les économistes, après maints débats sur leur fonctionnement  », p. 158.

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