En Asie du Sud, où 80% de l’eau prélevée a un usage agricole, les méthodes d’irrigation résultent d’une longue histoire technique et sociale. Alors que les pompages souterrains individuels se multiplient, ce panorama rappelle que les formes de l’irrigation reflètent toujours des choix politiques.
Introduction
L’irrigation est une pratique qui joue un rôle prépondérant pour assurer et accroître la production agricole. Or les conflits qui se nouent depuis quelques années autour des mégabassines viennent rappeler à quel point la gestion de l’eau est aussi un enjeu politique. Les pratiques d’irrigation se sont toujours construites à partir de connaissances techniques – perfectionnées au cours du temps, notamment par les ingénieurs depuis un siècle – et de contextes sociaux. Et l’imbrication entre ces dimensions techniques et sociales est le résultat d’une superposition d’histoires hydrauliques. Cette imbrication est particulièrement remarquable en Asie du Sud [1], région où nous menons nos recherches et qui accueille une diversité d’infrastructures. Au Pakistan, des canaux à flanc de montagne recueillent l’eau de la fonte des glaciers pour irriguer des oasis d’altitude. En Inde du Sud, des étangs-réservoirs semi-endigués stockent les eaux de ruissellement avant de les distribuer aux rizières en aval. En zones arides, les puits sont fréquents, tandis que les canaux maillent l’espace des deltas et des plaines agricoles. Il faut préciser qu’une grande variété de climats, milieux et reliefs existe dans cette région dont la majeure partie est soumise aux flux de mousson. Gérer le trop d’eau pendant la saison des pluies et le manque pendant la saison chaude et sèche y est une constante. Cette région connaît également une diversité de cultures et de religions. Le système des castes et la hiérarchie qui en découle imprègnent la gestion de nombreuses infrastructures d’irrigation. Les politiques hydrauliques des Britanniques – qui ont colonisé plusieurs espaces de ce sous-continent – ont marqué de leur empreinte techniciste le paysage et l’organisation institutionnelle des réseaux d’irrigation. Les paysans et/ou les États d’Asie du Sud ont ainsi développé, depuis des siècles parfois, toutes sortes de solutions pour dévier ou stocker l’eau à des fins agricoles.
Les techniques modernes (comme les barrages et les forages) permettent dorénavant de mobiliser des quantités importantes de cette ressource. Elles participent cependant à accroître la pression sur celle-ci, les demandes en eau augmentant dans tous les domaines : domestique, agricole, industriel, énergétique. Cette augmentation des besoins est non seulement liée à la croissance démographique – l’Asie du Sud est dorénavant la région la plus peuplée du monde (1,8 milliard en 2021) précédant l’Asie de l’Est (1,6 milliard) – mais aussi aux modèles de production et de consommation promus par des politiques publiques favorisant l’extraction productiviste de la ressource. Il en résulte une compétition entre secteurs et entre utilisateurs d’un même secteur, notamment dans l’agriculture : dans cette région, 80 % à 90 % de l’eau prélevée l’est pour l’irrigation (contre 69 % à l’échelle mondiale [2] et 10 % en France [3]). Cette compétition crée des crises environnementales et sociales de plus en plus sévères (Janakarajan et Moench 2006 ; Mukherjee et al. 2018 ; Lele et al. 2021), renforcées par les effets du changement climatique [4].
L’irrigation, passée et présente, est ainsi au cœur d’enjeux sociaux et politiques, et doit être analysée comme telle. Sa gestion ne peut en effet se réduire à des questions techniques cherchant à optimiser la quantité d’eau fournie aux agriculteurs. Ses dimensions sociales sont essentielles pour comprendre les enjeux agricoles et ne peuvent être absentes d’une analyse critique et constructive des défis contemporains.
L’eau et les sciences sociales
Les crises liées à l’eau sont difficiles à gérer, car cet élément est partout dans notre quotidien, impliqué dans des enjeux multiples et complexes qui relient des aspects tant techniques, qu’économiques, politiques et culturels (Mosse 2003 ; Barker et Molle 2004 ; Barnes et Alatout 2012 ; Casciarri et Van Aken 2013). Les sciences sociales se sont étonnamment emparées tardivement de cette complexité (Casciarri et Van Aken 2013 ; Trottier et Fernandez 2010). Elles restent encore aujourd’hui en marge des sphères de décision. Pourtant les débats autour de la gestion de l’eau sont très politiques et les sciences sociales ont développé des approches permettant d’appréhender les interactions qui caractérisent la gestion de l’eau [5].
Au cœur des avancées en sciences humaines et sociales de l’eau se trouvent l’étude du sociotechnique et l’étude du politique. L’approche sociotechnique explore comment la construction et l’utilisation d’objets techniques sont conditionnées par des facteurs sociaux et comment les techniques participent aussi à façonner les relations sociales (Vincent 1997 ; Van der Kooij et al. 2015). Quant aux chercheurs relevant du courant de la political ecology, ils s’intéressent particulièrement aux relations de pouvoir conditionnant les choix techniques et institutionnels, et à leurs conséquences sur l’accès à l’eau. Cette double entrée est parfois opposée, mais est nécessairement complémentaire pour comprendre l’utilisation d’une ressource.
Ainsi depuis une vingtaine d’années, les approches se combinent et une multiplicité de nouveaux termes a vu le jour : système ou infrastructure sociotechnique, cycle ou territoire hydrosocial, territoire sociohydraulique ou encore waterscape (Barnes et Alatout 2012 ; Linton et Budds 2014 ; Baviskar 2007 ; Boelens et al. 2016 ; Riaux 2022). Cette profusion de néologismes illustre l’ambition des sciences sociales de l’eau : intégrer les imbrications entre eau, société et techniques, et comprendre la complexité – stratifiée dans le temps, l’espace, et le social – des modes de gestion de l’eau. On est loin de l’approche techniciste qui considère l’irrigation comme relevant uniquement du domaine matériel et physique. Nous proposons un retour historique sur cette stratification sociotechnique de la gestion de l’irrigation en Asie du Sud, afin d’éclairer les causes des crises socio-environnementales contemporaines dans cette région du monde.
Une tradition d’irrigation dans des pays de mousson
L’irrigation est indispensable à toute agriculture dans les zones arides, comme au Rajasthan ou dans les oasis d’altitude de l’Himalaya occidental et central. Elle sert davantage à accroître la production agricole en zone semi-aride ou subhumide. Elle pallie alors les aléas climatiques de la mousson à laquelle est soumise de juin à septembre la majeure partie de l’Asie du Sud, et en octobre -novembre le Sri Lanka et le sud-est de l’Inde. Ou l’irrigation y supplée alors les déficits des pluies d’hiver ou de l’humidité du sol (pour le centre, le nord de l’Inde et une partie de l’Himalaya). Dans le cadre de cette contribution, nous nous en tiendrons aux trois principaux types d’irrigation distingués dans cette région du monde : par canal, par étang-réservoirs (tanks) et par eau souterraine. Les deux premiers dépendent de réseaux d’irrigation collectifs dans lesquels l’eau s’écoule par gravité, tandis que le troisième dépend principalement de pompes individuelles. Ces trois types d’irrigation sont pratiqués par les sociétés d’Asie du Sud depuis au moins les premiers siècles de notre ère, préfigurant la complexité moderne de la gestion de l’irrigation.
L’irrigation par canal est permise par la déviation de l’eau de rivières ou de la fonte de glaciers. Elle a marqué l’histoire des sociétés, aussi bien en Himalaya que dans les plaines et deltas tels ceux du Gange, de l’Indus, et de la Cauvery. Elle a permis de soutenir des densités de population plus fortes qu’ailleurs : le canal a été un élément essentiel de la puissance des civilisations indiennes. Au Népal, de longs canaux à flanc de montagne irriguent des rizières depuis plus de 500 ans. Ils sont gérés par les communautés locales qui, selon des règles diverses (Pradhan 1989), déterminent l’organisation de la maintenance des canaux et l’ordre de distribution de l’eau. Celui-ci reflète l’organisation sociale, par exemple celle des lignages dans le Népal central (Aubriot 2004). Il est aussi analysé comme une force de reproduction des relations sociales hiérarchisées dans les zones rurales du haut Pakistan (Kreutzmann 2023). La manière dont les canaux sont gérés est donc à la fois une conséquence et une cause des relations sociales qui leur préexistent.
Il n’en va pas différemment pour les infrastructures permettant de stocker l’eau, pratique qui a toujours été une préoccupation dans les pays arides et semi-arides. Les étangs-réservoirs semi-endigués (tanks) d’Inde du Sud et du Sri Lanka, développés essentiellement à l’époque médiévale (du VIe au XIIIe siècle), permettent le stockage saisonnier des eaux de pluie, de ruissellement et parfois de dérivation de rivière. L’eau est ensuite distribuée aux rizières à travers vannes et canaux. Cette irrigation villageoise séculaire a façonné le paysage. Ainsi 159 000 tanks représentaient encore en 1960 la première source d’irrigation (40% des superficies irriguées à l’époque) des quatre États d’Inde du Sud (Vaidyanathan 2001). Or ces objets techniques sont loin d’être neutres. Ces réservoirs ont été et sont encore au centre d’enjeux socio-politiques. David Mosse (2003) a montré comment ces étangs, et les canaux permettant leurs interconnexions, ont été façonnés au gré des relations de pouvoir entre communautés locales et souverains. Construire ces réseaux hydrauliques participait à étendre le contrôle territorial de ces derniers. Pendant des siècles, l’hydrologie et les infrastructures hydrauliques ont ainsi été utilisées politiquement.
Quant aux puits, ils étaient historiquement équipés de techniques pour relever l’eau, manuelles (à l’aide de picote – système de puisage à balancier – ou de poulie) ou à traction animale. Ils arrosaient chacun des surfaces réduites, mais demeuraient, au Gujarat par exemple, une source importante d’irrigation avant l’époque coloniale pour des villages entiers (Hardiman 1998). La gestion de cette eau souterraine a cependant été modifiée avec l’introduction par les Britanniques de la propriété foncière individuelle et la création de droits d’eau associés aux droits fonciers. Le changement du régime juridique du foncier a privé les métayers sans terre de l’accès à l’eau des puits.
Ainsi, aussi loin que puissent remonter les archives historiques sur l’irrigation, celle-ci a toujours été un sujet autant technique que social. Le partage de l’eau agricole est au centre de relations culturelles, politiques et même religieuses. C’est la science occidentale, introduite à l’époque coloniale, qui va radicalement changer la gestion de l’eau dans cette partie du monde, avec d’importantes conséquences sociales et agricoles.
La période de la grande hydraulique : centralisation technique de la gestion de l’irrigation
La colonisation par les Britanniques de la majeure partie de l’Asie du Sud a marqué un tournant dans l’histoire hydraulique régionale. Seuls le Népal, le Bhoutan et certaines principautés indiennes n’ont pas été colonisés, mais dès l’Indépendance la politique initiée par les Britanniques les a également atteints. Tushaar Shah (2009) parle de « constructive imperialism », que nous traduisons par impérialisme productif, pour dénommer la période allant de 1800 à 1970, caractérisée par la construction de barrages et de grands réseaux d’irrigation. En appliquant les principes de la « science de l’Empire » (Gilmartin 1994), l’administration coloniale a grandement transformé la vallée de l’Indus, créant le plus grand réseau d’irrigation mondial. Avec la partition entre le Pakistan et l’Inde en 1947, ce réseau a dû être réorganisé. Le partage de l’eau, par accord bilatéral, a porté sur les affluents de l’Indus et a nécessité la construction de nouveaux barrages et canaux de liaison (Miner et al. 2009). Certains barrages, tels celui sur la Koshi, le plus grand affluent du Gange, furent l’objet de débats houleux du temps des Britanniques qui décidèrent qu’ils n’étaient pas viables du fait de la charge (cailloux, alluvions, etc.) transportée par la rivière. Ils furent finalement construits après l’Indépendance, notamment, dans le piémont himalayen népalais pour lutter contre les inondations en Inde. Les Britanniques ont également transformé le rapport à la terre et à l’eau en modifiant le système de taxation foncière (passé de collectif à individuel) et en façonnant des administrations spécifiques comme le département des travaux publics en charge notamment des grands étangs séculaires et des réseaux hydrauliques qu’il a créés. Bien que les systèmes d’irrigation locaux à plus petite échelle survivent et cohabitent avec ces nouvelles modalités sociotechniques de gestion, les investissements coloniaux, puis ceux des États indépendants soutenus par les bailleurs de fonds internationaux, vont progressivement réduire le contrôle des communautés locales sur l’accès à l’eau agricole.
La gestion d’infrastructures et d’institutions par l’État central a donc introduit, depuis l’époque coloniale, une irrigation qui s’intègre dans des rapports de pouvoir avec les ingénieurs du gouvernement. Ces dispositifs sociotechniques modifient durablement les territoires sur lesquels ils sont déployés, par leur échelle sans précédent et par leur mode de gestion. De tels réseaux de canaux peuvent individuellement couvrir, jusqu’à 2 millions d’hectares au Pakistan [6] (soit les 2⁄3 de la superficie de la Normandie), 1,3 million d’hectares en Haryana, Inde (Shakthivadivel et al. 1999) ou encore 64 000 hectares dans l’étroite plaine du Népal (Valadaud 2021). Ils alimentent, aujourd’hui encore, les terres de milliers de paysans. Mais, à la différence des systèmes d’irrigation paysans, ce sont les ingénieurs de l’État qui furent chargés des calendriers d’irrigation et de l’ouverture des vannes. La teneur technique accrue de ces nouveaux systèmes d’irrigation, ainsi que l’accroissement de leur échelle, ont rendu nécessaires des connaissances techniques et des capacités de gestion qui, de facto, empêchèrent une gestion par les populations locales. Peter Mollinga et Gert JanVeldwisch décrivent ces périmètres étatiques d’irrigation gravitaire comme « les longs bras de l’État qui atteignent tous les villages où l’irrigation est envisagée et qui sont ainsi intégrés dans la société moderne » (2016, p. 229, notre traduction). Ces évolutions montrent comment technique et social sont imbriqués dans la création d’un modèle de gestion de l’irrigation qui a une incidence non seulement sur l’agriculture, mais aussi sur les relations de pouvoir au sein des sociétés d’Asie du Sud. Garder le regard sociotechnique comme fil rouge analytique de l’histoire de l’irrigation permet de mieux saisir l’étendue des enjeux contemporains de l’accès à l’eau agricole dans cette région du monde.
La période du paradigme participatif : espoir d’un nouveau commun ?
Au tournant des années 1990, le modèle néolibéral promu par les bailleurs de fonds remet alors en cause la « grande hydraulique » (Ruf 2011). Dans ce contexte, un certain nombre d’arguments sont avancés par ces acteurs décisionnaires pour justifier le retrait du soutien étatique aux grands systèmes d’irrigation : faibles efficiences techniques et agronomiques, coûts d’entretien très élevés, inégalité d’accès à l’eau (entre l’amont et l’aval notamment), problèmes environnementaux de salinité des terres ou de sols engorgés d’eau (Banque Mondiale 1994 ; Wade 1982). Cela ouvre la voie à une vaste réforme des politiques de développement international en matière d’irrigation : la décentralisation de la gestion.
La gestion participative de l’eau, telle que l’ont théorisée Elinor Ostrom (1992) et ses collègues, a ainsi donné lieu à la mise en place, en Asie du Sud et ailleurs, de groupements d’usagers de l’eau. Ces associations de paysans sont construites à l’échelle de village, mais regroupées en associations plus vastes si nécessaire. Elles sont organisées et structurées de façon homogène par l’État. Celui-ci a confié à ces associations la gestion d’une partie des infrastructures collectives, qu’elles soient « modernes » (Valadaud op. cit. ; Mollinga et Veldwisch op. cit.), c’est-à-dire issues de l’époque du capitalisme productif, ou anciennes et rénovées (Kreutzmann op. cit.) et qui, jusque-là, étaient gérées de façon autonome par les communautés locales. Précisons que cette nouvelle modalité de gestion, bien que massivement mise en place, n’a pas totalement effacé le rôle des ingénieurs et de l’État : la gestion est hiérarchisée plutôt que décentralisée. L’établissement d’associations d’irrigants s’est souvent fait de manière très technocratique, en favorisant la capture de ces associations par les élites locales, ce qui n’est pas sans conséquence sur les inégalités d’accès à l’eau agricole.
C’est ici que, à nouveau, le regard sociotechnique sur l’irrigation prend toute sa valeur pour expliquer comment une réforme participative mène à plus d’inégalités. Cette causalité n’est compréhensible que si l’on considère l’intrication entre technique et social. Les objets techniques d’irrigation sont aussi, par leur fonction de contrôle du flot de l’eau, des objets de pouvoir. Par exemple, le paysan qui garde, chez lui, la clé permettant d’ouvrir et de fermer une vanne de canal possède un grand pouvoir. De la même manière, celui qui est responsable de la détermination d’un calendrier d’irrigation possède un grand pouvoir. Ces pouvoirs techniques et institutionnels ont été décentralisés au sein des associations d’irrigants sans prendre soin de les dissocier des hiérarchies sociales préexistantes dans la ruralité d’Asie du Sud. Capturées par les élites, ces associations sont noyautées par les partis politiques et ne travaillent que peu au maintien d’un commun d’irrigation de surface (Valadaud op. cit. ; Aubriot et Prabhakar 2011). La gestion collective s’étiole, au profit d’une gestion clientéliste. L’état des canaux et l’accès à l’eau reflètent souvent matériellement et spatialement les hiérarchies sociales locales. Dans ce processus, les populations historiquement défavorisées sont laissées sans accès à l’eau agricole du fait de canaux à sec et détériorés (Valadaud op. cit ; Bhasme 2016). Cette imbrication des inégalités sociales dans la gestion technique des canaux a des conséquences qui dépassent l’irrigation de surface. En effet, la détérioration consubstantielle des infrastructures de surface renforce le développement des pompages privés en Asie du Sud.
Utilisation de l’eau souterraine : une gestion individuelle
Pour comprendre le lien entre irrigation par canal et irrigation par forage, il faut revenir un temps en arrière pour se plonger dans l’analyse sociotechnique de l’irrigation par pompage. À partir des années 1970 débute, en Asie du Sud, la période que T. Shah (op. cit., p. 5) qualifie « d’irrigation atomistique » pour définir l’irrigation individuelle par pompage [7]. La diffusion de la technique du pompage a été rapide, provoquant un développement fulgurant de l’irrigation par eau souterraine dans cette région, avec l’Inde en tête (Fig. 1). Cette « révolution silencieuse » (Molle et al. 2003), non régulée, a mené à une « gestion anarchique » des eaux souterraines par des millions d’individus (Shah 2009). Plusieurs facteurs expliquent l’engouement des agriculteurs pour ce type d’irrigation. Les politiques de la Révolution verte qui, appliquées dans la plupart des pays de l’Asie du Sud, ont subventionné forages et pompes ; un marché qui a rendu la technique aisément accessible ; une électrification des zones rurales et une électricité plus ou moins subventionnée selon les États ; des pompes qui permettent à leurs propriétaires de vendre l’eau dont ils n’ont pas besoin, générant des marchés informels entre voisins, et permettant l’accès à l’eau souterraine aux petits agriculteurs sans pompe (Shah op. cit.). Dans ce contexte, les pompes ont été plébiscitées par les paysans, car elles permettent à la fois d’irriguer les terres qui auparavant dépendaient uniquement de la pluie et de s’extraire des contraintes de gestion partagée des réseaux collectifs.
L’eau souterraine fait donc l’objet d’une quête effrénée qui a des conséquences sociales et environnementales catastrophiques : le pompage incontrôlé a conduit à une baisse du niveau des nappes souterraines, asséchant les puits et augmentant le coût des forages qui doivent être approfondis et équipés de pompes plus puissantes (Janakarajan et Moench op. cit. ; Aubriot 2013). Cela entraîne de graves problèmes d’endettement et d’accès à l’eau créant un rapport de domination entre grands propriétaires fonciers et petits agriculteurs. Les moins aisés n’ont plus d’accès direct à cette irrigation, devant acheter l’eau à des propriétaires de forages dont ils se trouvent dépendants. Partout, les métayers, nombreux, ne peuvent investir dans un forage et sur un terrain qui ne leur appartient pas (Sugden 2014). Cette appropriation individuelle de la ressource en eau est facilitée aussi par un cadre légal peu modifié depuis la fin du XIXe siècle (malgré les évolutions techniques), qui permet aux propriétaires fonciers d’avoir l’usufruit de l’eau qu’ils prélèvent de leur sous-sol. [8] Ainsi, les forages, creusés et gérés individuellement, reflètent et accentuent les inégalités d’accès à l’eau.
En outre, cette appropriation individuelle de l’eau souterraine complexifie les relations relatives à l’irrigation de manière générale. Dans tous les pays de la zone, on observe en effet un désintérêt de la part des paysans les plus aisés pour l’utilisation des canaux, en faveur du pompage. Or, ils sont souvent les acteurs les plus à même de mobiliser les villageois pour organiser la gestion collective de l’irrigation. En se détournant de ces infrastructures gourmandes en entretien, ils en fragilisent la gestion et accélèrent le processus de dégradation des réseaux d’irrigation de surface (Meinzen-dick 1996 ; Valadaud op. cit.). Ainsi, le déclin de l’utilisation des infrastructures collectives de surface et la multiplication des forages privés participent dialectiquement à la remise en question de la gestion commune de l’eau d’irrigation. En passant du canal à la pompe, les agriculteurs sont passés d’une dépendance topographique à une différenciation socio-économique accentuée pour l’accès à l’eau.
Conclusion
L’utilisation de l’eau souterraine dans des zones qui n’avaient pas accès à l’irrigation auparavant a ainsi permis davantage de justice spatiale. Mais cela s’est fait au prix d’une inégalité sociale accentuée, et donc d’une justice sociale moindre dans l’accès à l’eau. Or, l’appropriation individuelle de l’eau se généralise en Asie du Sud, d’autant plus que la plupart des États soutiennent ces pratiques d’irrigation. En subventionnant les forages, les politiques publiques contribuent à renforcer les inégalités d’accès à l’eau et l’insoutenabilité écologique de l’exploitation de la ressource. Ces conséquences sont d’autant plus inquiétantes, qu’elles sont concomitantes à l’échec de la décentralisation participative de l’irrigation de surface. La capture des associations d’irrigants (des réseaux collectifs) par les élites sociales, de même que leur appropriation des ressources en eau souterraines, relève alors d’un même mouvement : l’atomisation de la gestion de l’eau d’irrigation, favorisée par l’extension d’un modèle agricole capitaliste et libéral.
Dans ce contexte, les sciences sociales permettent de lever le voile sur les approches institutionnalistes et technicistes de la gestion de l’eau, qui cachent les rapports de pouvoir structurant l’irrigation. Techniques, pratiques, institutions, règles et hiérarchies sociales forment une imbrication sociotechnique complexe à décrypter. Sous ce regard, les évolutions de l’irrigation en Asie du Sud montrent une tendance claire à la fragmentation des pratiques de gestion de l’eau agricole, l’accès individualisé et compétitif non négocié étant privilégié. Les conséquences sociales et environnementales sont déjà dramatiques, notamment pour les populations rurales les plus défavorisées. Cette situation n’est cependant pas spécifique à l’Asie du Sud et se retrouve partout dans le monde. Ces problèmes dépassent en outre les questions agricoles, puisque la même eau est utilisée pour les usages domestiques, et que son accès devient là aussi de plus en plus difficile.
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Pour citer cet article :
Olivia Aubriot & Romain Valadaud, « Canaux, pompes et forages. La crise de l’irrigation en Asie du Sud »,
La Vie des idées
, 9 janvier 2024.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Canaux-pompes-et-forages
Nota bene :
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[1] L’Asie du Sud est constituée de l’Inde, du Pakistan, du Bangladesh, du Sri Lanka, du Népal et du Bhoutan.
[2] Voir D. Blanchon, Atlas mondial de l’eau : de l’eau pour tous, Paris, Éditions Autrement (« Collection Atlas/monde ») 2022.
[3] Voir le site du ministère français de l’Environnement.
[4] D’après le rapport du GIEC du 20 mars 2023, le dérèglement climatique rend cette partie du globe encore plus vulnérable aux inondations et aux sécheresses.
[5] Ce sujet est abordé en détail dans un numéro récent d’Études Rurales (n°211) que nous avons coordonné.
[6] Voir l’article « Irrigation of the Indus River », sur le site de l’Encyclopedia Britannica.
[7] Shah parle de révolution des pompes qui sont également utilisées pour prélever de l’eau dans des rivières, étangs ou divers types de chenaux.
[8] Pendant longtemps les propriétaires fonciers étaient légalement définis comme les usagers légitimes de l’eau souterraine. La loi de 1992 au Népal reconnaît l’eau souterraine comme étatique (Water resource act, 2049), mais dans la pratique elle est toujours considérée comme appartenant à celui qui peut l’extraire du sous-sol. En Inde le gouvernement central a proposé en 2005 aux différents États de changer leur loi sur l’eau sur ce point mais ils n’ont pas suivi (Cullet 2006). L’article de F. Landy et al. (2021) analyse les raisons pour lesquelles l’eau souterraine n’y est pas considérée comme une ressource commune.