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Essai Philosophie

Pourquoi a-t-on le droit d’offenser ?


par Charles Girard , le 8 décembre 2020


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Le droit d’offenser est partie intégrante de la liberté d’expression. Sa justification repose sur la distinction entre les dogmes, qui peuvent faire l’objet de critiques ou de moqueries, et les individus qui peuvent y adhérer. Sans elle, les désaccords moraux et religieux ne pourraient plus s’exprimer dans l’espace public.

L’assassinat du professeur Samuel Paty, décapité par un terroriste après avoir montré à ses élèves deux caricatures représentant Mahomet, et ses suites politiques en France et à l’étranger ont relancé de vives controverses au sujet de la liberté d’expression. Son extension aux propos ou images susceptibles de heurter les croyants a été en particulier interrogée dans les débats récents portant sur les limites et les usages de cette liberté. La question est une nouvelle fois posée : pourquoi a-t-on le droit d’offenser ? C’est sur les raisons justifiant un tel droit que je me propose de revenir ici. La protection des discours jugés offensants n’est fondée ni sur une hostilité de principe à l’égard des religions ni sur un mépris intolérant à l’égard des croyants. Elle permet, au contraire, que les désaccords politiques, religieux et moraux les plus profonds soient exprimés publiquement sans que l’État mette son pouvoir de censure au service de croyances particulières.

Après les attentats, le droit d’offenser en question

Trente et un ans après l’appel au meurtre lancé par l’Ayatollah Khomeini à l’encontre de Salman Rushdie, la campagne mondiale de terreur conduite par des fanatiques pour empêcher la diffusion de tout discours ou image jugés par eux insulter le prophète de l’Islam continue de semer la mort, mais aussi d’aviver de profondes tensions en France et à l’étranger. Les attentats successifs réactivent régulièrement les polémiques à propos de la liberté d’expression, tout en créant un climat peu propice à une discussion lucide à son sujet. Ils favorisent les raidissements symboliques, que ceux-ci consistent à ériger ce principe en valeur nationale dont on ne saurait discuter ou au contraire à n’y voir qu’un prétexte au service de fins condamnables. Ils nourrissent aussi la tentation d’embrigader la liberté d’expression dans une nouvelle forme de conflit civil, où il s’agirait de débusquer, dans les partis, les syndicats ou les universités, les supposés « complices intellectuels » du terrorisme afin de les faire taire. Il importe pourtant, face à la menace terroriste, de ne céder ni au dogmatisme, ni au relativisme, ni à la panique censoriale. Il faut persister à réfléchir et à débattre ouvertement sur le sens, les limites et les raisons de la liberté d’expression. Le droit, qui en définit le régime juridique, la philosophie, qui en éclaire les fondements, et les sciences sociales, qui en étudient les effets, ont tous un rôle à jouer dans cet effort nécessaire.

La question des limites que le respect des croyants devrait imposer à la liberté d’expression se trouve une nouvelle fois posée en référence aux caricatures publiées par Charlie Hebdo, devenues un point de fixation national et mondial. Le meurtrier de Samuel Patty a prétendu, comme les assassins qui ont massacré la rédaction du journal le 7 janvier 2015, vouloir venger le prophète outragé. Leurs actes s’inscrivent toutefois dans une longue série d’attentats dont les victimes n’ont pour la plupart aucun rapport avec ces dessins, ni même avec la liberté d’expression, comme en témoignent encore les attaques récentes à la Basilique de Nice ou dans les rues de Vienne. (L’assassin de Conflans-Sainte-Honorine semblait lui-même à la recherche d’une cible depuis plusieurs semaines.) Le discours du président de la République lors de l’hommage national au professeur – « nous ne renoncerons pas aux caricatures » – n’en fut pas moins suivi, dans plusieurs pays à majorité musulmane, de manifestations importantes, d’appels au boycott des produits français et de critiques gouvernementales virulentes. Si ces réactions obéissent en large part à des enjeux politiques et géopolitiques indépendants, l’émoi suscité dans ces pays par la réaffirmation de la liberté de caricature ne fait pas de doute.

C’est dans ce contexte national et international que l’archevêque de Toulouse a dénoncé la liberté de blasphémer sur les ondes de France Bleu : « on ne se moque pas impunément des religions » (30 octobre 2020). Il reprenait ainsi un discours déjà tenu par le Pape François il y a cinq ans après l’attentat contre la rédaction du journal : la liberté d’expression devrait s’exercer « sans offenser », car « on ne peut provoquer, on ne peut insulter la foi des autres, on ne peut la tourner en dérision » (15 janvier 2015). Cet appel à renoncer au droit à l’offense après le meurtre de Conflans-Sainte-Honorine est toutefois resté, en France, relativement isolé.

Les débats récents à propos du maniement ou de l’enseignement de la liberté d’expression ont en revanche conduit à interroger les fondements de la protection des propos et images offensantes. Sans proposer de restreindre le droit d’offenser, des figures intellectuelles se sont ainsi inquiétées de ce qu’il participerait d’une vision intolérante de cette liberté. François Héran juge ainsi, dans une lettre aux professeurs d’histoire-géographie, que l’interprétation de la liberté d’expression qui l’étend aux paroles ou images offensantes en constitue une lecture « offensive » et « paternaliste », plutôt que « tolérante », typique selon lui de la Cour européenne des droits de l’homme, et qui entrerait en tension avec le « respect des croyances » et le « principe de non-nuisance » inscrits dans le droit constitutionnel français (30 octobre 2020). Sur un autre plan, le philosophe Olivier Mongin et le sociologue Jean-Louis Schlegel s’alarment quant à eux, dans une tribune au Monde, de voir la « liberté de caricaturer », pourtant « essentielle », devenir un facteur de « régression », impliquant une attitude intolérante à l’égard des autres peuples dès lors que la mondialisation des communications abolit les frontières, car « ce qui n’est plus blasphème pour nous le reste éminemment chez d’autres » (3 novembre 2020).

Les circonstances et les controverses présentes invitent ainsi à reconsidérer les raisons pouvant justifier le droit d’offenser. Pour les saisir, il faut repartir du sens de cette fameuse liberté dont il émane.

Qu’est-ce que la liberté d’expression ?

La liberté d’expression n’est ni une valeur spécifiquement nationale, qui serait propre à la seule République française, ni une idée étrangère à son histoire, qui aurait été récemment imposée par le droit européen ou international. Il s’agit d’un principe général, dont la portée universelle a été affirmée après la Seconde Guerre mondiale, mais dont le droit français a élaboré depuis la Révolution une interprétation particulière [1].

Si la locution « liberté d’expression » s’impose définitivement avec son inscription dans les textes du droit international des droits de l’homme, après la Seconde Guerre mondiale, elle n’en renvoie pas moins à un principe ancien, dont les formulations juridiques fondatrices remontent au moins au XVIIIe siècle, avec les déclarations des droits française et états-unienne, et dont les sources philosophiques, plurielles, peuvent être recherchées chez les penseurs des Lumières, et même au-delà, par exemple chez Milton ou Spinoza. Les formulations juridiques ont, comme les interprétations philosophiques, varié dans le temps et dans l’espace, en s’influençant les unes les autres. La « libre communication des pensées et des opinions » dont la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 fait l’un des « droits les plus précieux de l’homme » ne se confond pas avec le « free speech » à laquelle le Premier amendement du Bill of Rights de 1791 interdit au Congrès états-unien de porter atteinte, ni avec la « liberté d’expression » établie dans le célèbre article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 ou dans l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme de 1950. Les termes diffèrent ; les définitions, raisonnements et institutions juridiques qui leur confèrent leur sens précis également [2].

On n’en retrouve pas moins à chaque fois un même principe : la communication publique des opinions – mais aussi, précise-t-on désormais, des informations – est libre, c’est-à-dire protégée contre la censure étatique, en particulier lorsqu’elle s’exerce au nom d’une doctrine politique ou religieuse particulière. C’est ce qu’affirme la Déclaration de 1789 lorsqu’elle énonce que « tout Citoyen peut parler, écrire, imprimer librement » ou celle de 1948 lorsqu’elle établit que « tout individu a droit […] de chercher, de recevoir et de répandre, sans considération de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit ». Ce principe commun associe au droit individuel à la libre expression une obligation négative pour l’État de ne pas intervenir dans la communication publique afin de favoriser ou empêcher certaines opinions. C’est là le sens minimal de ce qui est aujourd’hui nommé « liberté d’expression ». De vifs débats juridiques et philosophiques [3] portent sur les autres obligations, positives cette fois, que ce droit peut aussi impliquer pour l’État – assurer l’accès à la communication publique pour tous, favoriser sa distribution égale, ou encore prévenir les formes de « censure » exercées par certains acteurs privés –, mais sans jamais remettre en cause pour autant ce devoir négatif premier.

Cette liberté n’est évidemment nulle part illimitée : toutes les démocraties constitutionnelles qui en font un droit fondamental lui fixent en même temps des bornes. Certains actes d’expression qui font autre chose que communiquer des opinions ou des informations, ou qui ne font pas que cela, peuvent être sanctionnés s’ils portent atteinte à des intérêts sociaux importants ou aux droits d’autrui. Les actes d’expression qui sont en même temps des actes de menace ou d’appel à la violence, d’injure ou de diffamation, d’atteinte à la vie privée ou de divulgation de secrets protégés sont ainsi réprimés, même si les catégories délictueuses et les sanctions associées varient d’un ordre juridique à l’autre. L’incitation à la haine raciste est par exemple punie en France, mais non aux États-Unis ; le négationnisme constitue un délit dans certaines démocraties, mais non dans d’autres [4]. Qu’en est-il, alors, du blasphème ?

Du blasphème au respect des croyances

Le délit de blasphème a disparu dans un grand nombre de démocraties sécularisées. En France, il a été aboli par l’article 11 de la Déclaration de 1789, mais aussi par son article 10 – « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses » – puis par la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881. Le blasphème, consistant dans un outrage à la divinité ou au sacré, ne saurait de fait être défini que du point de vue d’un dogme religieux particulier. Ce ne peut pas être une catégorie pertinente pour le droit d’un État laïque, qui ne doit privilégier aucune croyance. Le blasphème peut bien y exister pour le croyant ou théologien, mais non pour le législateur ou pour le juge.

Les partisans d’une interdiction de l’outrage à la religion s’efforcent toutefois, depuis plusieurs décennies, de le requalifier comme constituant une atteinte à la sensibilité : il ne porterait pas préjudice seulement à la divinité, mais aux croyants eux-mêmes, blessés dans leurs sentiments. L’anthropologue Jeanne Favret-Saada a retracé l’émergence de cet argument, en France, lors de l’épisode de la censure – finalement annulée – de l’adaptation cinématographique de La Religieuse de Diderot par Jacques Rivette (1966), à l’initiative d’associations catholiques invoquant les « sensibilités religieuses blessées » [5]. La protection de ces sensibilités est depuis invoquée pour demander un contrôle plus étroit de la liberté d’expression. Mgr Lustiger pouvait ainsi il y a quarante ans dénoncer le traitement satirique de la religion catholique par des humoristes télévisuels en leur reprochant « une atteinte […] au sacré de la conscience » (2 avril 1983), et se voir soutenu par un « Comité pour le respect des consciences à la télévision ». L’argument gagne une audience mondiale lors des controverses publiques suscitées, en Europe et dans le monde, par les protestations violentes de catholiques contre La dernière tentation du Christ de Martin Scorsese (1988) et de musulmans contre les Versets sataniques de Salman Rushdie (1989). En 2006, après les manifestations dénonçant la publication de douze dessins représentant Mahomet par un journal danois, le Vatican déclare que « le droit à la liberté de pensée et d’expression, établi par la Déclaration des droits de l’homme, ne peut entraîner le droit d’offenser le sentiment religieux des croyants » (4 février 2006). Ce raisonnement est loin, toutefois, d’avoir trouvé partout une traduction en droit.

Si la Cour européenne des droits de l’homme proclame que la liberté d’expression, fondement essentiel d’une société démocratique, vaut aussi pour les informations ou les idées qui « heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population », cette position ne lui est en vérité en rien spécifique : elle décrit l’état du droit dans de multiples pays, dont la France ou les États-Unis. Malgré cette déclaration de principe, la CEDH est fort loin d’imposer au droit français une vision offensive de cette liberté. Elle refuse au contraire, en l’absence d’un consensus européen sur ce point, d’arrêter « une définition exhaustive de ce qui constitue [de la part d’un État] une atteinte admissible au droit à la liberté d’expression lorsque celui-ci s’exerce contre les sentiments religieux d’autrui », faisant jouer ici la « marge d’appréciation nationale ». Elle admet par exemple qu’un film jugé blasphématoire par des catholiques, Le Concile d’amour de Werner Schroeter, puisse être censuré en Autriche. La prévention des « expressions qui sont gratuitement offensantes pour autrui et profanatrices » peut justifier, selon elle, qu’on limite la liberté d’expression.

Il en va tout autrement en France. Si quelques décisions de justice isolées tentèrent de suggérer, à partir des années 1980, qu’un « droit au respect des croyances » pourrait venir limiter la liberté d’expression – notamment à propos d’une affiche de promotion pour le film Ave Maria qui représentait une jeune femme quasi nue attachée à une croix – la Cour de cassation a depuis rappelé que « la liberté d’expression […] ne peut être restreinte ou sanctionnée que par « la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse », laquelle ne reconnaît aucun droit à ne pas être offensé, y compris dans ses croyances religieuses. Il est vrai que l’article premier de la Constitution de 1958 rappelle que la République française « respecte toutes les croyances », comme le note François Héran. Mais cette phrase concerne la liberté de conscience : elle affirme la neutralité de l’État vis-à-vis des croyances et ne signifie donc pas que les personnes auraient elles-mêmes, dans leurs propos publics, l’obligation légale de se montrer respectueuses des croyances d’autrui. En droit français, comme le rappelle la juriste Gwénaële Calvès, l’idée d’un « droit au respect des croyances » qui serait opposable au droit à la libre expression est donc un « mythe » [6].

Le principe de non-nuisance

S’il importe de savoir ce que dit le droit, chacun peut critiquer la délimitation actuelle de la liberté d’expression. Faudrait-il la restreindre, pour faire cesser l’offense aux croyants ? Trois arguments principaux peuvent être invoqués en ce sens, qui méritent d’être considérés tour à tour : l’expression offensante porte un tort réel aux croyants en blessant leurs sentiments ; ce tort est tel qu’il la rend comparable à des formes d’expression déjà réprimées ; les messages offensants ne peuvent plus être cantonnés dans des espaces délimités afin de préserver la sensibilité des croyants.

Le premier argument pointe le tort subi par certains croyants lorsqu’ils sont exposés à des discours ou des représentations qui heurtent profondément leurs convictions religieuses.

On peut se méfier de toute généralisation relative à ce qui choque « les » catholiques, « les » juifs ou « les » musulmans, qu’elle vise à déplorer ou à ménager leur supposée sensibilité commune. La variété des expériences et des rapports à la foi, mais aussi à la critique ou à la satire, au sein de chaque culte fait peu de doute. Il n’en est pas moins clair que l’émoi ressenti par des catholiques peut être profond face à la couverture de Charlie Hebdo (13 mars 2019) représentant le visage du Christ sur la croix, surmonté d’un appareil génital masculin, avec la légende : « Pédophilie : L’Église ouvre enfin les yeux » (une semaine après la condamnation en première instance du cardinal Barbarin, qui n’avait pas dénoncé à la justice les crimes pédophiles d’un prêtre) [7]. Il en va de même du trouble ressenti par des musulmans face à un dessin du même journal (19 septembre 2012) montrant Mahomet nu, présentant son postérieur à Jean-Luc Godard et disant « Et mes fesses ? Tu les aimes mes fesses ? » (cette parodie d’une scène du Mépris prenait place dans une double page évoquant les violences meurtrières suscitées par la diffusion d’un film critiquant l’Islam). Quoi qu’on pense par ailleurs de ces dessins, ils peuvent vivement choquer certains croyants.

Toute expression susceptible de causer du tort ne saurait, cependant, être automatiquement punie par la loi. La liberté d’expression, en effet, ne protège pas uniquement les messages indolores ou inoffensifs. Communiquer, c’est chercher à affecter les croyances et les sentiments d’autrui, par exemple à convaincre ou séduire, informer ou tromper, scandaliser ou flatter, d’une façon qui peut s’avérer déplaisante ou dommageable. En matière de parole publique, « toute idée est une incitation », notait le Juge Holmes il y a près d’un siècle : c’est une incitation à croire, ce qui ne va pas sans heurt ni sans danger. La communication des opinions n’est pas libre parce qu’elle n’est jamais nocive, mais bien qu’elle puisse parfois l’être [8].

Pourquoi, alors, admettre un droit dont l’exercice peut faire du tort ? La liberté d’expression est justifiée, positivement, en invoquant la valeur des activités humaines dont elle est la condition : la pensée autonome, qui prend forme dans la confrontation ouverte avec les autres pensées et non sous la tutelle d’un censeur ; le progrès de la connaissance, qui s’éprouve par la contradiction ouverte plutôt que par l’imposition dogmatique ; ou encore la politique démocratique, qui exige la libre critique des autorités et la délibération non entravée sur les affaires communes. Ces justifications philosophiques plurielles, qui remontent notamment à Kant, Mill ou Meiklejohn, soulignent toutes que cette liberté est indispensable à l’exercice critique de la raison. Kant juge, en particulier, que « cette autorité extérieure qui arrache aux hommes la liberté de faire part publiquement, chacun, de ses pensées, leur arrache en même temps la liberté de penser » [9]. Mais la liberté d’expression se trouve aussi justifiée, négativement, en considérant non les bienfaits d’une communication libre, mais les dangers associés à la censure. Même s’il paraissait souhaitable que les opinions dont le contenu est faux ou dangereux soient systématiquement réduites au silence, l’histoire politique des nations modernes donne d’excellentes raisons de douter de la capacité de l’État à les reconnaître et à les censurer avec justesse et impartialité, et par conséquent de limiter son pouvoir de censure [10].

Si « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui », comme l’énonce l’article 4 de la Déclaration de 1789, la « nuisance » doit donc être définie en un sens précis, qui ne s’étend pas à tout ce qui peut, d’une manière ou d’une autre, porter tort. Sur le plan juridique, c’est ce que précise ce même article en ajoutant que « ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi », laquelle, selon l’article suivant, « n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la Société ». Sur le plan philosophique, toute interprétation du principe de « non-nuisance » doit de même en donner une interprétation qui ne soit pas trop extensive. John Stuart Mill, qui en a livré la version la plus influente avec son harm principle, jugeait d’ailleurs que ce principe ne pouvait s’appliquer pleinement à « la liberté d’exprimer et de publier des opinions » [11], car si cette liberté affecte autrui, elle est aussi « pratiquement indissociable » de la liberté de pensée, qui doit rester absolue.

L’expression ne saurait être limitée partout où elle fait du tort.

Offense et préjudice

Le deuxième argument avance que le tort particulier produit par l’expression offensante doit être puni, car l’intensité de la blessure infligée aux croyants la rend comparable à d’autres préjudices appelant déjà une sanction légale, en particulier ceux causés par les discours de haine.

L’intensité de la blessure ressentie, face à une image ou un propos offensant, ne saurait pourtant à elle seule justifier la répression. Dans une société pluraliste, d’innombrables opinions sont en effet susceptibles de causer une vive offense.

Un État ne peut protéger les seules croyances religieuses et être en même temps respectueux de toutes les croyances, y compris athées ou agnostiques. Il ne peut en outre réellement protéger toutes les sensibilités religieuses, car elles sont, dans leur diversité, mutuellement offensantes. Si les représentations satiriques d’une figure sacrée peuvent être blessantes pour certains croyants, que dire des discours qui affirment qu’il n’est pas de Dieu ou qu’il n’en est qu’un, mais qu’il ne s’agit pas du leur ? La fresque de la Basilique San Petronio de Bologne figurant Mahomet torturé par Satan n’est sans doute pas moins offensante que la Une de Cabu le représentant éploré, car « débordé par les intégristes », et disant « C’est dur d’être aimé par des cons !  » (8 février 2006). Appeler à punir toutes les formes d’expression offensant les sentiments religieux, c’est donc s’exposer à voir sanctionner certaines d’entre elles seulement – celles qui froissent la sensibilité de la majorité, ou des groupes minoritaires les plus actifs dans leur combat contre le blasphème.

Et si les sensibilités peuvent être exacerbées en matière de la religion, en va-t-il vraiment autrement en politique, par exemple à propos du mariage pour tous, des discriminations racistes, des politiques migratoires ou de la lutte contre le terrorisme ? La liberté d’expression autorise, par exemple, chacun à affirmer qu’il « est Charlie » ou « ne l’est pas », mais aussi à vilipender avec véhémence ceux qui le disent ou ne le disent point, et même à accuser les uns ou les autres d’être des alliés objectifs des terroristes. Que des acteurs variés soient heurtés par ces critiques virulentes au point de se juger parfois intimidés, voire réduits au silence par elles, dit assez l’intensité des blessures causées par ces disputes politiques. Cela ne saurait pour autant justifier que ces discours, que chacun peut librement critiquer, soient censurés par l’État.

Le droit reconnaît certes des préjudices moraux, aussi bien que physiques ou matériels. Ils peuvent, eux aussi, justifier des sanctions. C’est pourquoi les discours de haine, par exemple ceux qui visent les musulmans ou les juifs à raison de leur religion, sont punis par la loi [12]. On suggère parfois que cette répression devrait s’étendre aux propos qui offensent, afin de mieux protéger les populations les plus exposées au racisme ou aux discriminations. Un tel rapprochement est pourtant infondé, car le dommage qui justifie la répression des discours de haine n’est aucunement lié aux croyances ou à la sensibilité de leurs cibles [13]. Les dispositions introduites en 1972 dans la loi française sur la liberté de la presse pour lutter contre le racisme répriment en effet l’injure publique, la diffamation ou la provocation à la haine à l’égard de personnes ou de groupes de personnes « à raison de l’appartenance ou de la non-appartenance » (supposée par le discours incriminé) « à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée » (du point de vue de ce même discours). Ces actes d’expression ciblent ainsi des individus identifiés de façon essentialisante par l’un de ces critères afin de les « outrager » (injure), de porter atteinte à leur « honneur » ou leur « considération » (diffamation), ou encore d’inciter à « la discrimination, à la haine ou à la violence » à leur égard (provocation). La répression de ces délits protège donc des personnes, et non des cultes : leur définition ne mentionne la religion que comme l’une des dimensions mobilisées par le discours raciste. Ce n’est pas « l’insulte au religieux », selon la formule d’Olivier Mongin et Jean-Louis Schlegel, mais l’insulte à des personnes désignées par leur confession supposée, qui peut être réprimée à ce titre. En outre, ces dispositions sanctionnent l’atteinte portée à la considération des personnes visées, qui s’apprécie objectivement, indépendamment de la blessure subjectivement ressentie, même si cette dernière peut par ailleurs être très vive. C’est, en un mot, leur dignité, et non leur sensibilité, qui pose une limite à la liberté d’expression [14].

Attaquer un dogme religieux ne revient pas à injurier ou à diffamer les croyants qui y adhèrent, pas plus qu’à provoquer à la haine à leur égard. La critique d’une religion, même véhémente, ne porte pas en elle-même atteinte à la dignité de ses membres, car leur personne ne se réduit pas à leurs croyances, même si certains discours racistes s’efforcent de le faire croire. C’est pourquoi Éric Zemmour peut être condamné lorsqu’il incite à la haine raciste envers des individus en affirmant lors d’ un discours public que « les immigrés » de confession musulmane en France « se comportent en colonisateurs », assurent « l’islamisation de la rue » et sont responsables « des vols, viols, trafics, jusqu’aux attentats de 2015 » (28 septembre 2019), tandis que l’adolescente Mila ne peut pas l’être lorsque, violemment prise à partie sur les réseaux sociaux, notamment à propos de son homosexualité, elle répond à ses interlocuteurs en critiquant leurs croyances : « Votre religion, c’est de la merde » (18 janvier 2020) [15]. Le partage entre ces deux types de discours peut être délicat face à des messages particulièrement équivoques ; il appelle, pour cette raison, un travail d’interprétation minutieux et attentif au contexte. La différence de nature n’en est pas moins nette entre les propos racistes ciblant des croyants et les propos offensants heurtant des croyances.

La protection des personnes, qui fixe des limites à la parole publique, ne peut pas s’étendre à leurs opinions ou sentiments sans compromettre la libre expression des désaccords, notamment politiques et religieux.

L’effacement du contexte

Le troisième argument pointe la difficulté croissante à maintenir l’expression offensante dans des espaces délimités, que les personnes susceptibles d’être blessées peuvent choisir d’éviter.

La mondialisation des flux de communication facilite l’extraction de tout propos, image ou geste de son contexte d’origine et sa projection dans un contexte nouveau où sa signification et ses effets seront différents. C’est ce processus qui a rendu possible les manipulations cyniques et les malentendus sincères au terme desquels les dessins de Mahomet, publiés par le Jyllands Posten pour lutter contre l’autocensure, puis republiés notamment par Charlie Hebdo en geste de solidarité, sont devenus une source d’indignation pour des millions de musulmans dans le monde et un symbole mobilisable par les jihadistes. Mais cette trajectoire n’a pas été spontanée : maints intermédiaires ont dû intervenir, notamment en rediffusant les dessins extraits de leur contexte ou en les mêlant à d’autres, bien plus violents, pour qu’éclatent des protestations massives, plusieurs mois après leur publication [16].

Une telle opération est redoutablement efficace, car les mots ou les images ne font pas à eux seuls le sens de l’expression : il dépend aussi des circonstances. Le jugement du TGI de Paris du 22 mars 2007 qui relaxa Charlie Hebdo, poursuivi pour injure publique raciste, le rappela. L’un des dessins danois incriminés – une tête barbue surmontée d’un turban en forme de bombe où apparaît la profession de foi de l’Islam – pouvait certes « en soi et pris isolément », paraître injurier les musulmans en les identifiant au terrorisme. Mais, « dans le contexte de sa publication » – un numéro visant explicitement les « intégristes », dans un journal satirique pratiquant l’exagération grotesque, au milieu de controverses publiques sur la liberté d’expression face à la menace jihadiste –, il évoquait plutôt « les dérives de certains tenants d’un Islam intégriste ». Ce sens se perd, avec des effets tragiques, lorsque la même image est rediffusée ailleurs, sans cet environnement.

Faudrait-il en appeler, pour autant, sinon à la censure, du moins à l’autocensure ? Selon Olivier Mongin et Jean-Louis Schlegel, le refus de « céder sur la liberté d’expression » procède d’une incapacité à saisir le problème dans son « universalité », dès lors que « ce qui n’est plus blasphème pour nous » peut du fait de la mondialisation, être relayé immédiatement « chez d’autres », où cela « le reste éminemment ». « Il est abstrait ou idéaliste, de dire : “Nous ne visons que […] les fous d’Allah, pas l’islam” ». Cette distinction cruciale a pourtant des implications très concrètes pour le raisonnement juridique sur les limites de ce droit comme pour le jugement moral relatif à ces usages. Y renoncer, ce serait renoncer à la différence entre ce que l’on dit ici et ce que d’autres prétendent nous faire dire ailleurs, donc à toute possibilité de contrôler le sens de sa propre expression. Ce serait aussi oublier la responsabilité de ceux qui travaillent, en altérant le sens et en nourrissant l’incompréhension, à fabriquer l’offense. La « force des images » n’amène pas à elle seule les foules à manifester ni une petite minorité de fanatiques à « devenir fous ».

Ceux qui appellent à l’inverse à reproduire « partout », sur les bâtiments publics et les panneaux d’affichage, l’objet de l’offense – c’est-à-dire à les ériger en monument public – oublient, ou entendent sacrifier, la nécessaire pluralité des espaces d’expression. Si l’espace public ne saurait préserver ceux qui le traversent de toute offense, il ne devrait pas pour autant être organisé de manière à leur en imposer constamment. Mais ce n’est plus la liberté d’expression des personnes qui est jeu ici, c’est le discours de l’État lui-même, ce qui est autre chose. Notons d’ailleurs que l’affichage des caricatures par des maires ou présidents de région en change, une nouvelle fois, la signification, notamment en les privant du message d’irrévérence face aux autorités de tout ordre qu’entendent porter leurs auteurs. C’est pourquoi Charlie Hebdo peut sans contradiction répondre « c’est dur d’être aimé par Robert Ménard et l’extrême-droite », lorsque le maire de Béziers fait placarder la Une de Cabu dans les rues de sa ville (22 octobre 2020).

La liberté d’expression se réduirait comme peau de chagrin si elle devait se limiter à ce qui ne peut être ressenti ou construit comme offense dans aucun contexte. L’effacement désormais si aisé du cadre d’énonciation impose en revanche une mission éducative : il faut apprendre l’équivocité des mots et des images, mais aussi les méthodes et les ressources de l’interprétation.

La tâche est immense. Les commentaires émis à propos du choix de matériel pédagogique qui a coûté la vie à Samuel Paty l’ont à nouveau montré. La caricature de Coco montrant Mahomet accroupi dans une position qui expose son appareil génital, son orifice masqué par une étoile, avec la légende : « Mahomet : une étoile est née » (19 septembre 2012) a pu en particulier choquer ceux qui l’ont regardé sans en connaître les circonstances. François Héran y a vu, par exemple une caricature « dégradante » et « sans dimension […] politique » : là où le « Mahomet débordé par les intégristes » de Cabu a « une cible clairement définie », ce dessin viserait « l’Islam tout court ». C’est pourtant, ici encore, ignorer le contexte. Cette image était parue, comme celle inspirée du Mépris, dans les pages commentant les assassinats commis en Libye en « réaction » à un film sur Mahomet attaquant l’islam. (Un autre dessin du même ensemble était ainsi légendé : « Un film con sur l’Islam déclenche la rage des intégristes ».) On peut trouver une telle caricature drôle ou médiocre, impertinente ou affligeante, courageuse ou irresponsable, mais l’interprétation ne peut faire l’économie de la contextualisation.

L’enseignement de la liberté d’expression est difficile, notamment parce qu’il expose les élèves à des messages qu’ils peuvent désapprouver, mais dont il importe néanmoins qu’ils puissent comprendre pourquoi ils ne sont pas interdits. S’opposer par principe à ce que des enseignants puissent montrer, s’ils le jugent opportun, des caricatures qu’on juge « blessantes » pour les croyants, voire simplement « nulles », ou encore « militantes », reviendrait toutefois à faire la même erreur que ceux qui proposent au contraire d’y exposer tous les élèves, comme à un nouveau catéchisme républicain. C’est confondre l’analyse critique d’un message, qui apprend à le lire dans sa situation d’énonciation et à le qualifier notamment à partir de catégories juridiques, et la promotion d’une vision de la religion, d’une valeur esthétique ou d’une opinion politique particulières, qui exige l’approbation et l’admiration. Le conseil, donné par Jules Ferry aux instituteurs, d’éviter tout ce que pourrait désapprouver « un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant » aurait, s’il était suivi, le même effet pour l’enseignant que l’obligation de n’offenser personne pour celui qui s’exprime : elle réduirait sa liberté à peu de chose.

Si la liberté d’expression donne le droit d’offenser, c’est parce que la communication des opinions ne peut être limitée qu’afin de protéger l’intégrité et la dignité des personnes, et non leurs croyances ou leurs sentiments, dès lors que l’État ne doit favoriser aucun dogme. Laisser les sensibilités blessées fixer les bornes de la parole publique, ce serait empêcher l’expression des désaccords religieux, mais aussi moraux et politiques les plus profonds, en particulier lorsqu’elle heurte la majorité du moment ou les minorités les plus mobilisées. Tant que cette liberté est garantie, nous savons qu’un Pierre Desproges pourrait encore répondre, après l’appel d’un Mgr Lustiger à faire cesser la satire de la religion à la télévision, que la retransmission « de grotesques manifestations incantatoires » le dimanche matin porte « d’insupportables attaques » à son athéisme. Et d’ajouter : « je précise que j’envoie une copie de cette lettre à Dieu et que ça va chier » [17].

par Charles Girard, le 8 décembre 2020

Pour citer cet article :

Charles Girard, « Pourquoi a-t-on le droit d’offenser ? », La Vie des idées , 8 décembre 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Pourquoi-a-t-on-le-droit-d-offenser

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Notes

[1Patrick Wachsmann, Libertés publiques, Dalloz, 2017, p. 717-810.

[2Elizabeth Zoller, La liberté d’expression aux États-Unis et en Europe, Dalloz, 2008.

[3Charles Girard, «  La liberté d’expression : état des questions  », Raisons politiques, 63, 2016/3, p. 13-33.

[4Thomas Hochmann, Le négationnisme face aux limites de la liberté d’expression. Étude de droit comparé, Pédone, 2013.

[5Jeanne Favret-Saada, Les sensibilités religieuses blessées. Christianismes, blasphèmes et cinéma 1965-1988, Fayard, 2017.

[6Gwénaële Calvès, «  Sur un prétendu droit au respect des croyances religieuses  », in A. Barb et D. Lacorne (dir.), Les politiques du blasphème : une perspective comparée, Karthala, 2018, p. 77-93. Voir aussi Gwénaële Calvès, «  Vous enseignez la liberté d’expression  ? N’écoutez pas François Héran  !  », Mezetulle, 3 novembre 2020  ; Olivier Beaud et Patrick Wachsmann «  Liberté d’expression, retour au droit  », Contrelignes, novembre 2020.

[7La cour d’appel de Lyon l’a par la suite relaxé.

[8Thomas Scanlon, L’épreuve de la tolérance, Hermann, 2018.

[9Emmanuel Kant, «  Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée  ?  », Œuvres philosophiques, t. II, Gallimard, 1985, p. 542.

[10Frederick Schauer, Free Speech. A Philosophical Inquiry, Cambridge University Press, 1982.

[11John Stuart Mill, De la liberté, Folio, 1990, p. 78.

[12Erik Bleich et Charles Girard (dir.), Punir la haine  ? Les discours de haine en démocratie, Esprit, 418, 2015, p. 5-66.

[13Ruwen Ogien, La liberté d’offenser, La Musardine, 2007  ; Jeremy Waldron, The harm in hate speech, Harvard university Press, 2014, ch. 5.

[15Il est vrai que la confusion a pu être entretenue à cet égard par la ministre de la justice à l’époque de l’«  affaire Mila  » : Nicole Belloubet, avait affirmé à la radio que «  l’insulte à la religion est évidemment une atteinte à la liberté de conscience  » (29 janvier 2020), avant de se dédire ensuite publiquement, dans une tribune intitulée «  Le crime de lèse-Dieu n’existe pas  » (8 février 2020).

[16Jeanne Favret-Saada, Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins, Les Prairies Ordinaires, 2007.

[17Cet article a été réalisé avec le soutien financier de l’Agence nationale de la recherche (Egalibex ANR-18-CE41-0010-01) et du Labex COMOD de l’Université de Lyon (ANR-11-LABX-0041), dans le cadre du programme « Investissements d’Avenir » (ANR-11-IDEX-0007)

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