Recensé : David Meyer (direction), Yves Simoens, Soheib Bencheikh, Les versets douloureux. Bible, Évangile et Coran entre conflit et dialogue. Préface d’Alexandre Adler. Collection L’autre et les autres, Lessius, 2007, 202 p., 22€. Diffusion Cerf.
Qu’est-ce qu’un verset douloureux ? C’est un verset qui incite à la haine de l’autre, et notamment des représentants des deux autres grandes religions monothéistes. David Meyer, qui a dirigé cet ouvrage collectif, précise d’emblée – et peut-être un peu vite – qu’un verset douloureux est un verset qui contredit, en apparence, l’enseignement le plus universel et incontestable du texte sacré : l’amour du prochain. Dès lors, réduire cette apparence, forcer le texte à l’unité, et soumettre le verset récalcitrant à la critique, est la tâche que le croyant doit s’imposer toute séance tenante, avant même de prétendre rencontrer les croyants des autres religions.
La méthode suivie consiste pour l’essentiel à réduire les racines du conflit en faisant la part entre ce qui relève de l’histoire et ce qui relève de l’éternel. Sans nul doute les religions sont nées dans le conflit. Toute nouvelle Église se constitue dans la coupure et le schisme : les Juifs contre les Amalécites, les Chrétiens contre les Juifs – du moins ceux qui n’acceptent pas le message des Évangiles (conflit qui transparaît surtout dans le 4e Évangile, celui de Jean), et enfin les musulmans contre les Juifs et les Chrétiens qui n’ont pas accepté la réforme proposée par le nouveau prophète (conflit qui transparaît surtout dans les dernières sourates du Coran). Il n’est donc pas étonnant que le texte sacré conserve des traces de ces conflits originaires. L’un des arguments principaux, commun aux trois auteurs, est de rapporter ces schismes à l’histoire, et de ne pas les projeter sur la religion même et son universalisme.
Trois siècles et demi après l’excommunication de Spinoza par sa communauté juive d’Amsterdam, n’est-il pas réconfortant de voir le rabbin David Meyer reproduire peu ou prou, et apparemment à son insu (en tous cas, le nom de Spinoza n’apparaît pas) la leçon du Traité théologico-politique qui fit en son temps scandale pour avoir le premier levé un regard critique sur les saintes Écritures ? Pour mettre fin aux controverses et aux guerres de religion, Spinoza proposait en effet, déjà, de ramener le dogme religieux à un noyau moral très simple (la foi consiste à pratiquer la justice et la charité), et d’interpréter le reste à la lumière de cet enseignement universel, notamment en expliquant les apparentes contradictions des textes par l’histoire de leur contexte, et des vicissitudes du texte lui-même. Les temps ont changé, ce sont désormais les théologiens eux-mêmes qui ont appris à mettre en œuvre ce regard critique. Soheib Bencheikh entend « arracher » le livre sacré « au contexte de sa révélation et de sa transmission afin de dégager le temporel de l’éternel et le conjoncturel de l’universel. Ainsi, le message coranique servirait mieux l’humanité et participerait à l’enrichissement moral et spirituel de notre société commune ».
On ne peut contester les bonnes intentions d’une telle entreprise, mais la question du critère proprement dit reste indéterminée, au point qu’on pourrait parfois adresser à David Meyer la critique que Spinoza adressait à un autre Meyer, son ami Louis Meyer qui dans un ouvrage intitulé La philosophie interprète de l’Écriture sainte, s’était exercé déjà à réduire les versets douloureux de la Bible. Ces versets, ce n’était pas tant à ses yeux ceux qui semblent inviter à la haine de l’autre, que ceux qui paraissaient contredire la science du temps, celle de Galilée et de Descartes, contraire aux enseignements de la genèse sur la formation du monde. Louis Meyer proposait donc d’adopter pour seul et unique critère d’interprétation la raison humaine : lorsque le texte sacré semble contredire celle-ci, il faut nécessairement interpréter d’une autre façon – d’une façon métaphorique – l’enseignement sacré. Ce faisant, il s’exposait à une grave objection : si la raison suffit à faire connaître la vérité, à quoi sert la Bible et que devient la Révélation ? À quoi Louis Meyer répondait : la Bible sert à provoquer la raison, à l’inviter à se poser des questions qu’elle ne serait pas posées toute seule. Il est remarquable que David Meyer, de même d’ailleurs que Soheib Bencheikh, reprennent exactement cette idée lorsqu’ils posent la moderne tolérance comme un préalable à toute interprétation du texte, et concluent que le texte sacré est fait, précisément, pour provoquer la raison, l’inciter à chercher par elle-même des solutions à des difficultés, au lieu de s’endormir dans un sommeil dogmatique pour se réveiller fanatique. Les versets douloureux se révèlent alors, écrit David Meyer, non seulement dangereux, mais « aussi les plus magnifiques de la tradition », dans la mesure où, en transgressant, « en se rebellant contre le sens premier de certains de ces versets », « la vérité sous-jacente de ces mêmes passages peut nous apparaître et éclairer notre vie d’une lumière d’humanisme si centrale dans notre tradition ». Ainsi, tous les textes invitant explicitement à combattre, voire à massacrer purement et simplement les impies, les étrangers, etc., doivent, nous dit-on, être pris dans un sens symbolique du combat intérieur. Par exemple, affirme Yves Simoens, le « Juif » de l’Évangile de Jean, ne désigne pas un juif, mais un chrétien, en tant qu’il n’est pas encore ouvert à la parole. Ou encore, selon David Meyer, Abraham prêt à sacrifier son fils sur ordre divin n’est pas comme on le croit ordinairement, le modèle de la foi, mais au contraire un contre-modèle, celui d’une foi aveugle et fanatique. En fin de compte, nous dit-on, douloureux, le verset ne l’est qu’en apparence ; sinon, ce n’est pas un verset. Les données historiques, un moment reconnues dans leur aspect douloureux, sont un peu trop vite absorbées par une interprétation allégorique et rationaliste qui paraît un peu trop commode pour convaincre.
Face à cet optimisme désarmant (mais désarmant, l’est-il au sens propre ?), on est alors parfois tenté de demander de quel droit, au nom de quoi on devrait imposer au texte révélé les valeurs qui sont aujourd’hui celles de l’occidental . À lire les subtiles exégèses du rabbin, on est bien sûr séduit par l’inventivité et la richesse des aperçus, mais en même temps, on s’inquiète de voir le texte sacré réduit à n’être qu’une expression parmi d’autres d’une sorte de sagesse humaniste ou rationaliste universelle, dont les autres religions représentent d’autres fleurons aux côtés des sagesses et déclarations des droits de l’homme. Même impression en lisant les belles envolées, « sincères et audacieuses », selon sa propre expression, de Soheib Bencheikh contre le fanatisme. Ce dernier va jusqu’à citer Nietzsche (« il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations », p. 138) : le père de Zarathoustra se réjouirait sans doute d’être considéré comme une autorité en matière d’exégèse coranique ! Bref, l’argumentation perd en rigueur ce qu’elle gagne en ferveur. Au fond, dans cette lutte contre le fanatisme, on a parfois le sentiment qu’on ne fait qu’opposer une rhétorique à une autre, et que le combat relève plutôt de l’incantation, voire de la dénégation, que de la démonstration. L’abandon de la lettre, même animé par les meilleures intentions du monde, est peut-être plus risqué qu’il n’y paraît au premier chef. Et c’est là qu’il convient de relire Spinoza : la violence religieuse est d’abord violence exercée contre le texte et sa littéralité, et la raison ne dispose à cet égard d’aucun privilège sur la passion la plus agressive. Rappelons ce qu’il écrit à propos de l’interprétation rationaliste de la Bible, telle que la préconise un Maïmonide :
Si la manière de voir de Maïmonide était la vraie, le vulgaire qui ignore le plus souvent les démonstrations, ou est incapable de s’y appliquer, devrait ne rien pouvoir admettre au sujet de l’Écriture que sur l’autorité ou par le témoignage des hommes philosophant, et il lui faudrait, par suite, supposer que les Philosophes sont infaillibles dans l’interprétation de l’Écriture ; ce serait en vérité une nouvelle autorité ecclésiastique, un nouveau sacerdoce ou une sorte de Pontificat qui exciterait dans le vulgaire le rire plutôt que la vénération. (Traité théologico-politique, Chapitre VII, trad. Appuhn).
C’est ce qui menace tout particulièrement les exégèses hyper-hermétiques du jésuite Yves Simoens (qui contrairement à ses deux confrères, ne dit jamais « je »). David Meyer avoue sa perplexité, puis après plusieurs lectures, leur trouve une très charitable excuse : l’Église catholique aurait depuis longtemps entrepris le travail de critique que les deux autres confessions ne font qu’entamer. Est-ce à dire que ce travail doit s’achever par de telles acrobaties ? Mais peut-être aussi la subtilité quasi absconse du jésuite donne-t-elle plus l’idée du fait religieux, de son mystère et de sa pompe, que la belle tolérance des deux autres, qui semblent tant adhérer à l’esprit de leur siècle qu’on finit par se demander ce qui les sépare, hormis l’histoire.
Ces objections sont de peu de poids au regard de la générosité de l’entreprise. Précisément parce qu’aucun ne prétend détenir le monopole de la révélation, le livre dirigé par David Meyer évoque la célèbre parabole des anneaux dans Nathan le Sage, la pièce de Lessing, emblématique des Lumières : laquelle enseigne aux trois religions monothéistes à enterrer les causes de conflits ancestraux pour ne s’occuper que de l’éducation de ses propres enfants.