Soutenue par l’État soviétique durant toute la période 1917-1947, la photographie a été un formidable instrument de propagande au service de la guerre patriotique ou du culte des grands hommes. Un récent ouvrage fait le point sur la genèse de la photographie soviétique et sur ses liens avec la société de l’époque.
Recensé : Annette Melot-Henry, La Photographie soviétique de 1917 à 1945, Presses Universitaires de Paris Ouest, 2012, 372 p., 25 €.
L’historienne de l’art Annette Melot-Henry souligne à juste titre dans la postface de son ouvrage que la réception éditoriale de son livre suit l’évolution de l’intérêt pour la photographie soviétique en France. Les conditions ont changé. La photographie soviétique connaît depuis quelques années un regain d’actualité tant en France qu’en Russie. À Moscou, les lieux d’exposition se multiplient. La maison de la photographie, ouverte en 1996, le récent Centre de la photographie des Frères Lumière organisent régulièrement des rétrospectives mettant en valeur le patrimoine photographique soviétique et ses représentants les plus célèbres.
Dans les pays occidentaux, la photographie soviétique connaît également un succès croissant et dépasse le seul intérêt pour la photographie d’avant-garde. Les expositions sont fréquentes (ainsi, à Paris, les expositions suivantes : Max Penson en 2002, Dmitri Baltermants en 2005, Une arme visuelle : le photomontage soviétique, en 2007, Rodtchenko, une révolution dans l’œil, en 2012, à la Galerie Aitouares, une double exposition : Du Rêve soviétique par Khaldeï au rêve américain par Craven, à la Librairie Saint-Benoît des Prés : Voyage en URSS -Evgueni Khaldeï), les publications régulières (initiées en particulier en France par Mark Grosset [1]), les ventes de collections photographiques soviétiques deviennent des événements importants. Par exemple le 28 mars 2011, la maison Piasa organisait à Paris une vente rassemblant des photographies soviétiques du XXe siècle, comptant parmi elles certaines de Penson et Baltermants. Plus récemment, Sotheby’s le 5 juin 2013 a mis en vente 800 photographies soviétiques.
Une histoire totale de la photographie
C’est à la genèse de la photographie soviétique que s’intéresse Annette Melot-Henry dans cet ouvrage, dans une approche large qui dépasse largement la question de la propagande et de la falsification des photographies [2]. La photographie n’est en effet pas seulement un vecteur de la propagande. La photographie de reportage a pu ainsi laisser dans le champ des éléments qui en disent long sur la société soviétique. L’auteure a choisi de privilégier l’idée d’une photographie reflètant la période soviétique (1917-1945). Celle-ci doit en fait être perçue comme un « roman familial » avec des choix de thèmes et de personnes représentées qui sont partiels et partiaux. Annette Melot-Henry insiste également sur le volontarisme politique des dirigeants soviétiques en matière de photographie, ce qui a favorisé son essor rapide.
Ses interrogations sont à rapprocher de celles d’historiens, spécialistes du cinéma, de la littérature, de la peinture et de l’architecture travaillant sur la question des arts en transition dans l’URSS durant les années 1920 et 1930 [3]. Ces derniers ont contribué à réinscrire l’histoire de l’art soviétique dans le contexte de la société des années 1930, en particulier en s’interrogeant sur la structuration des unions d’artistes, sur les processus de commande et d’approvisionnement. Un point cependant différencie Annette Melot-Henry de ces travaux : la question des sources. L’ouvrage s’appuie certes sur le dépouillement de revues nombreuses (Sovetskoe Foto, Novyi Lef, Proletarskoe Foto, Fotograf) et utilise abondamment les récits de vie d’anciens photographes mais n’utilise que peu, par exemple, les archives des associations de photographes. Elles auraient sans doute ainsi pu nous apporter des éclaircissements sur la question des conditions matérielles de ces groupes (processus de commande et rémunération, attribution du matériel, de privilèges etc.).
La première partie « L’Histoire s’écrit très bien avec l’objectif » dont le titre reprend une phrase de Lénine s’interroge sur le développement de la photographie et sur les formes qu’il prend. L’auteure signale d’abord que la photographie a été encouragée depuis le sommet de l’État. Lénine comme Lounatcharsky ont défendu la photographie et soutenu son développement. Elle montre ensuite que le pouvoir a tenté de contrôler de manière précoce la production et la diffusion des images. En 1918, le commissariat du peuple à l’instruction créa des comités photographiques et cinématographiques à Petrograd et à Moscou. En 1919, le comité de Moscou est remanié en département panrusse de la photographie et du cinéma, évoluant vers Goskino en 1922. Annette Melot-Henry montre que la photographie cesse ensuite progressivement d’être gérée par cette institution pour être prise en charge par les journaux et des agences de presse comme Soiûzfoto puis TASS. La mise en place du droit d’auteur est également une forme d’innovation soviétique, progressivement renforcée.
Les années 1920 se caractérisent par une floraison d’associations photographiques. Certaines nées durant la période tsariste poursuivent leur existence. L’auteure montre le rôle essentiel de ces dernières dans l’approvisionnement dans le contexte difficile de la guerre civile. En étudiant ces groupes, Annette Melot-Henry souligne l’opposition entre des regroupements professionnels, portés sur la défense des droits de leurs membres et des groupes d’avant-garde défendant des positions d’avant-garde.
On peut faire deux remarques cependant. La première porte sur la question des associations. L’auteure analyse les unes après les autres les différentes associations du point de vue des structures mais ne parvient pas à montrer ce qui provoque l’adhésion à telles ou telles. On ne sait pas non plus si un même photographe peut appartenir à plusieurs et quels sont les mobiles de ces adhésions. La deuxième remarque concerne la question de la professionnalisation. Annette Melot-Henry ne montre pas assez en quoi ces différentes associations ont permis de professionnaliser la pratique de la photographie. De la même manière, si la fin des associations est indiquée par des dates concomitantes - 1930 pour les associations qui existaient avant la Révolution, 1932 pour les associations soviétiques - la manière dont est structurée le monde de la photographie soviétique par la suite n’est pas évoquée.
Dans la sous-partie consacrée à l’industrie photographique, l’auteure met en avant la difficulté de l’approvisionnement et les pénuries de matériel, le renforcement du contrôle de l’État dans la concentration de l’industrie photographique et la diffusion plus large de la photographie par la production d’appareils plus simples d’utilisation et en plus grand nombre. Certains aspects demeurent encore dans l’ombre et l’on aurait aimé en savoir plus sur les collaborations étrangères et les achats de technologie, sur le degré d’intégration des spécialistes de la période tsariste dans les débuts de la photographie soviétique.
La photographie, mirage ou miroir du monde soviétique ?
La deuxième et la troisième partie sont axées sur le contenu des photographies soviétiques : sur les sujets fixés sur la pellicule. Le propos est articulé de manière thématique. L’inventaire des sujets représentés est organisé (dans la deuxième partie) autour de la question d’une photographie « mirage ou miroir ». Sont ici associés les grands moments de l’histoire soviétique et les grands projets. Annette Melot-Henry montre comment la photographie a été utilisée à plusieurs reprises comme un instrument de construction du régime tant au moment de la guerre civile que durant la grande guerre patriotique. Elle analyse comment la photographie a été un agent de la guerre, utile pour montrer et diffuser les exactions commises par l’ennemi et symboliser la reconquête et la reconstruction du pays. Les grands hommes et le culte de la personnalité sont l’objet de la troisième partie.
La quatrième partie de l’ouvrage revient sur la question de l’évolution de la conception artistique de la photographie. Annette Melot-Henry remarque que l’avant-garde ne regroupait qu’un petit nombre d’artistes, passés à la postérité. Elle montre que la révolution n’a pas changé complètement les conceptions artistiques de la photographie : l’immense majorité des photographes pratique encore le portrait et le paysage. Ces représentations connaissent cependant une évolution. Le paysage connaît une remise à l’honneur à partir des années 1930 et à partir de 1941, il permet de mettre en valeur la terre et le patrimoine russe. Si le portrait n’a pas connu de disgrâce, il n’en fut pas moins objet de débats. Dans les années 1920, il devait saisir les gens dans l’action et le mouvement. Durant les années 1930, le portrait a servi à présenter les nouveaux héros, à mettre en valeur certains types. Le remplacement de la peinture par la photographie fut soutenu par une partie des photographes. La peinture, non-reproductible, ne répondait plus aux exigences d’une société en mutation alors que la photographie permettait de capter les événements imprévus.
L’on pourrait reprocher au livre de ne pas avoir intégré le corpus étudié à un courant de l’historiographie de la culture soviétique contemporaine s’interrogeant sur les valeurs soviétiques et sur la mise en scène de l’État dans la presse [4]. On pourrait également reprocher à l’auteure de ne pas avoir inscrit ses recherches dans une histoire de plus en plus riche des héros et des figures staliniennes [5] et de ne pas s’être plus appuyée sur les recherches portant sur la littérature ou sur le cinéma. Cependant l’ouvrage, très fouillé, est une synthèse utile pour appréhender ce medium qui est parvenu à fédérer le pouvoir politique, les militants, les artistes et le grand public dans l’U.R.S.S. en construction.
Sylvain Dufraisse, « Photographier la société soviétique »,
La Vie des idées
, 18 octobre 2013.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Photographier-la-societe
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[1] Mark Grosset, Khaldeï : un photoreporter en Union Soviétique, Paris, éditions du Chêne, 2004 ; Nicolas Werth, Mark Grosset, Les années Staline, Paris, éditions du Chêne, 2007.
[2] Alain Jaubert, Le commissariat aux archives. Les photos qui falsifient l’histoire, Paris, Barrault, 1986 ; David King, Le commissaire disparaît. La falsification des photographies et des œuvres d’art dans la Russie de Staline, Paris, Calmann-Levy, 2005.
[3] Voir les travaux de Valérie Pozner sur le cinéma, d’Elisabeth Essaian sur l’architecture, de Cécile Pichon-Bonin sur les peintres et de Félix Chartreux sur les écrivains.
[4] Jeffrey Brooks, Thank you, comrade Staline, Soviet public culture from Revolution to Cold War, Princeton, Princeton University Press, 2000 ; David L Hoffmann, Stalinist Values. The Cultural Norms of Soviet Modernity, 1917- 1941, Ithaca, Cornell University Press, 2003.
[5] John McCannon, « Positive Heroes at the Pole : Celebrity Status, Socialist-Realist Ideals and the Soviet Myth of the Arctic,1932-39 », Russian Review, vol. 56, juillet 1997, p. 349-365 ; Mike O’Mahony, Sport in the USSR, Physical culture-visual culture, Londres, Reaktion books, 2006.