Les filières d’excellence au collège sont controversées. Ceux qui les défendent considèrent qu’elles sont indispensables au système scolaire et à la constitution des élites. Mais elles s’avèrent inefficaces et ne font que creuser les inégalités, sociales et ethniques.
Depuis juin 2017, Jean-Michel Blanquer, nouveau ministre de l’Éducation nationale, est revenu sur la politique de réduction du redoublement et, à l’école élémentaire, a autorisé la semaine de 4 jours au lieu de 4 jours et demi. Il est aussi revenu sur une dimension essentielle de la réforme du collège entrée en vigueur à la rentrée scolaire 2016. Celle-ci se caractérisait notamment par une réduction de la diversité de l’offre pédagogique des établissements avec l’intégration des options latin et grec intégrées dans les EPI (Enseignements pratiques interdisciplinaires) et, mesure emblématique, la suppression des sections européennes et des classes bilangues (2 langues vivantes dès la sixième). L’une et l’autre sont de nouveau autorisées. Le retour des filières d’excellence est-il souhaitable ou néfaste ? Quelles peuvent être les conséquences de cette décision ?
Les arguments discutables en faveur des filières d’excellence
Les partisans des filières d’excellence présentent plusieurs arguments pour défendre celles-ci. Le premier est de considérer que ces filières, réservées de fait aux bons élèves, seraient nécessaires à la constitution d’une élite scolaire. L’argument peut se résumer de la façon suivante : si l’école française n’est pas performante, ne supprimons pas ce qui fonctionne. Cet argument n’est pas valide. De 2008 à 2014, en classe de troisième, la proportion de bons et très bons élèves en mathématiques (groupes de compétences 4 et 5) a baissé de 28,6 % à 24,4 %, soit une baisse de plus de 4 points en 6 ans (voir Graphique 1). Si le regroupement des meilleurs élèves dans des filières d’excellence est une condition nécessaire et suffisante à la constitution ou au maintien d’une élite scolaire, pourquoi celle-ci a-t-elle connu une baisse si rapide pour les élèves de troisième ?
La constitution d’une élite scolaire dès la classe de sixième est même contre-productive. La concentration des très bons élèves dans une même classe, source de concurrence interindividuelle, est potentiellement un facteur de stress défavorable aux apprentissages. De surcroît, pour les moins bons élèves scolarisés dans ces classes d’excellence lors de leur inscription en sixième, leur déclassement scolaire relatif peut entraîner une révision à la baisse de leur estime de soi, et affecter leur progression scolaire (Lieury et Fenouillet, 2006).
Plus globalement, plus le niveau des classes et des établissements augmente, moins leurs élèves, pourtant de bons niveaux scolaires, ont tendance à se percevoir compétents (Dumas et Huguet, 2011). Les établissements sélectifs et élitistes exercent pour cette raison un effet négatif sur l’image de soi des élèves. À l’inverse, scolarisé dans un établissement et une classe de niveau scolaire hétérogène, un bon élève, se comparant à ses pairs, développera un sentiment de compétence élevé. Cet effet est connu sous l’expression du « gros poisson dans une petite mare » (Big Fish Little Pond Effect) (Davis, 1966). Il montre que l’image qu’a un élève de soi est meilleure s’il se perçoit comme un gros poisson dans une petite mare (c’est-à-dire un bon élève dans un établissement moyen) qu’un petit poisson dans une grande mare (un bon élève dans un établissement d’excellence scolaire). Or l’image de soi est un des meilleurs prédicteurs de la réussite scolaire, et exerce des effets cognitifs et comportementaux spécifiques, notamment sur la motivation et la performance scolaire. La pertinence de la théorie du « gros poisson dans une petite mare » a été validée pour les collégiens français (Huguet et al., 2008) et dans 26 systèmes éducatifs (Marsh et Hau, 2003).
Un deuxième argument avancé par les défenseurs des filières d’excellence est que celles-ci sont nécessaires aux collèges publics pour lutter contre la concurrence des établissements privés. Cet argument est également discutable. La réforme du collège de 2016 a supprimé les classes européennes et bilangues dans tous les collèges, qu’ils soient publics ou privés. À l’inverse, quand ces filières d’excellence existaient, certains des établissements publics au recrutement social défavorisé en étaient dotés par le Rectorat, pour éviter une trop forte ségrégation entre les établissements publics et la fuite des élèves dans les établissements au recrutement plus aisés, qu’ils soient publics ou privés. La situation des établissements privés était toute différente. En l’absence d’établissements privés au recrutement fortement populaire, les diocèses concentraient leurs filières d’excellence dans les meilleurs établissements, pour concurrencer les établissements publics (Merle, 2010, 2011). La concurrence public-privé est donc accentuée par l’existence des filières d’excellence et une moindre différenciation de l’offre pédagogique réduit celle-ci.
Toutefois, certains défenseurs des filières d’excellence font l’éloge de la concurrence entre établissements et considèrent que celle-ci doit être stimulée. Elle favoriserait l’efficacité du système éducatif. Cette idée n’est pas confirmée par les recherches. La concurrence entre établissements, directement liée à l’inégalité de l’offre pédagogique et à la possibilité d’un choix des parents, n’est pas une variable explicative du niveau de compétences des élèves (OCDE, 2014). Le principe d’une égalité de l’offre pédagogique, proposé par le rapport Thélot (2004), a même l’avantage de réduire les effets pervers de la concurrence entre les établissements, spécifiquement la forte concentration des bons élèves d’origine aisée dans les filières d’excellence (Merle, 2012).
Filières d’excellence et dualisation du système éducatif
Le retour des filières d’excellence va mécaniquement renforcer la dualisation du système éducatif français. La différenciation des établissements est déjà forte. À titre d’exemple, parmi les collèges favorisés, 10,7 % d’entre eux proposent 5 langues vivantes ou plus à leurs élèves. Cette proportion n’est que de 0,1 % pour les collèges défavorisés (Balluteau, 2013). Le retour des filières d’excellence et la différenciation des établissements qu’elles favorisent vont contribuer à la croissance des inégalités sociales d’accès à l’apprentissage des langues vivantes entre les élèves scolarisés dans les établissements au recrutement aisé, richement dotés, et les autres établissements, spécifiquement les établissements au recrutement populaire.
Cette diversité et cette inégalité de l’offre pédagogique exercent aussi des effets sensibles sur le recrutement social des collèges et renforcent encore la dualisation du système éducatif. Lorsqu’un collège dispose d’une offre pédagogique variée, son attractivité scolaire et sociale augmente, surtout auprès des parents d’origine favorisée. Cette attractivité peut se mesurer notamment par un « effet cartable » sur le prix de l’immobilier, sensiblement plus élevé à proximité des établissements scolaires réputés (Fack et Grenet, 2009) (MeilleursAgents, 2017). S’ils ne peuvent pas se loger près d’un établissement réputé, les parents d’origine aisée sont les plus nombreux à demander une dérogation pour inscrire leurs enfants dans les collèges dont l’offre pédagogique est abondante. Cette forte attractivité constitue une spirale positive. Plus un collège dispose d’une offre variée, plus il attire les parents d’origine aisée, plus ses résultats scolaires sont bons, et plus son pouvoir d’attractivité augmente. À l’inverse, les collèges dont le recrutement social est défavorisé sont entraînés dans des spirales négatives (Merle, 2011).
Le retour des filières d’excellence, source d’une concurrence scolaire inégale entre les établissements au recrutement aisé richement dotés en options et les autres, tend à renforcer la ghettoïsation des établissements de l’éducation prioritaire où sont concentrés les élèves d’un niveau scolaire faible. En 2014, dans les collèges de l’éducation prioritaire, 37 % des élèves ont un niveau très faible en mathématiques ; ils ne sont que 8 % dans ce cas dans les collèges privés (voir Graphique 2). Cette concentration des élèves faibles dans les collèges de l’éducation prioritaire est croissante. Leur proportion est passée de 25 % à 33 % de 2003 à 2009, soit une croissance de 8 points en seulement 6 années (voir Graphique 3). Cette concentration est préjudiciable à leur apprentissage (voir ci-dessous). À cette concentration des élèves s’ajoute, au niveau de l’ensemble des collèges, une proportion croissante d’élèves faibles et très faibles (groupes de compétences 1 et 2). Celle-ci a augmenté de 14,9 % à 19,5 % de 2008 à 2014 (voir Graphique 1).
La dynamique du système éducatif français se caractérise par l’accroissement du nombre et de la concentration des élèves de faible niveau scolaire dans les établissements de l’éducation prioritaire. À cette ségrégation scolaire entre les établissements déjà considérable, il faut ajouter celle qui résulte de la composition des classes. Ly et Riegert (2016) ont montré que la ségrégation intra-classes, liée notamment à l’existence des filières d’excellence, s’ajoute à la ségrégation inter-établissements. D’après leurs calculs, la première est même plus forte que la seconde.
Favorisée notamment par l’inégalité de l’offre pédagogique, la ségrégation sociale et ethnique de l’école française est aussi particulièrement forte (Merle, 2012, 2015). 82 % des collégiens d’origine défavorisée sont scolarisés dans 10 % des collèges (Assemblée nationale, 2015), et 70 % des enfants d’origine étrangère sont scolarisés dans un quart des établissements (au lieu de 25 % dans le cas d’une répartition identique de ces élèves dans tous les établissements). Si la ségrégation sociale des établissements s’explique en partie par la ségrégation urbaine, la première est toujours supérieure à la seconde en raison des stratégies de choix d’établissement par les parents d’origine aisée qui dérogent à la carte scolaire pour scolariser leurs enfants dans un établissement d’excellence. Or ce choix est lié, notamment, à la diversité de l’offre pédagogique.
L’existence d’établissements-ghettos, qui cumulent ségrégations scolaire, ethnique et sociale, est contraire aux principes qui fondent la société démocratique. La classe, selon l’expression de Durkheim, est « une petite société ». Il en est de même de l’établissement scolaire, lieu de socialisation, de construction d’univers linguistiques, d’affinités électives, de représentations de soi et d’aspirations scolaires et professionnelles fortement différenciées. L’établissement scolaire, la filière et la classe sont des lieux où s’élaborent des modèles de société, des conceptions de l’altérité, des processus d’intégration, des liens sociaux ouverts ou fermés, des expériences sociales limitées ou élargies. Mais l’école n’est pas seulement une instance d’apprentissage et d’intégration, elle est aussi un lieu de stigmatisation, de fabrication d’exclus de l’intérieur, d’étiquetage négatif et d’exclusion, spécifiquement pour les élèves faibles scolarisés dans les établissements d’éducation prioritaire (Merle, 2012). La dualisation scolaire du système éducatif contribue à une dualisation culturelle et politique, à la création, à l’intérieur de l’école et de la nation, de mondes sociaux étrangers les uns aux autres.
Des effets négatifs sur l’efficacité et l’équité
La diversité et l’inégalité de l’offre pédagogique, qui produisent mécaniquement une forte ségrégation sociale et scolaire, exercent des effets négatifs sur l’efficacité et l’équité de l’école. La première recherche menée sur cette question date de l’expérience du busing, politique de discrimination positive mise en place aux États-Unis au début des années 1970, dont l’objet était de réduire les inégalités d’apprentissage liées à la différenciation scolaire et ethnique des établissements. Cette politique consistait à organiser les ramassages scolaires, en l’occurrence par bus (d’où le terme de busing), de façon à favoriser la déségrégation raciale des établissements. L’expérience du busing est instructive. Cette politique de déségrégation raciale, qui est aussi sociale et scolaire puisque les enfants noirs aux États-Unis sont plus souvent d’origine populaire et que leur niveau scolaire est souvent faible, a permis une amélioration de l’efficacité et de l’équité. Les performances des élèves noirs qui ont bénéficié du busing et ont été scolarisés avec les élèves blancs d’un meilleur niveau scolaire se sont améliorées sans que celles des élèves blancs baissent. Les écarts de compétence se sont donc réduits (plus d’équité) et le niveau moyen des élèves a augmenté (plus d’efficacité) (Angrist et Lang, 2002).
Les recherches ultérieures, à la fois nationales et internationales, ont confirmé l’effet bénéfique de la mixité sociale et scolaire (Merle, 2011). Plusieurs explications sont présentées. La mixité académique présente l’avantage de réduire les effets négatifs du « petit poisson dans la grande mare ». Une autre explication, souvent avancée, repose sur ce qu’on nomme les « effets de pairs ». Les élèves d’un niveau scolaire faible profitent de la présence des élèves d’un niveau scolaire moyen et fort. Ces derniers constituent des exemples, font avancer la classe, assurent un rôle de locomotive. Tous les enseignants ont fait l’expérience de l’apport positif des élèves moyens et forts pour créer une dynamique d’apprentissage dans la classe.
Dans la situation contraire, lorsque la classe est composée massivement d’élèves faibles, les bons élèves sont marginalisés, parfois même stigmatisés, la démotivation se généralise et favorise des comportements inadaptés aux apprentissages (retard, inattention, chahut), sources de décrochage scolaire. En France, le turnover considérable des professeurs en poste dans les établissements de l’éducation prioritaire est un indice de conditions de travail souvent éprouvantes. En raison des vacances récurrentes de postes dans ces établissements dits « difficiles », ce sont les jeunes enseignants dénués d’expérience qui y sont le plus souvent nommés. Cette situation engendre une crise du recrutement récurrente (Jarraud, 2017) et préoccupante : les compétences académiques du corps professoral ne sont plus forcément assurées dans les établissements de l’éducation prioritaire. Turnover important et professeurs débutants contribuent aussi à créer des conditions d’apprentissage moins favorables pour les élèves scolarisés dans ces établissements.
Si la recherche montre que la mixité sociale et académique favorise l’efficacité et l’équité scolaires, il n’existe pas d’accord des chercheurs sur l’amplitude de l’effet positif, peu élevé dans certaines recherches, important dans d’autres. Cette incertitude s’explique par le fait que la mixité renvoie à des situations d’une grande variété, à des « effets de composition » (Dumay et al., 2010) plus ou moins favorables. Si une classe est constituée d’élèves très faibles et d’élèves très forts, l’effet positif de cette mixité est incertain, probablement en l’absence d’élèves de niveau scolaire moyen. Dans les études sur les échantillons importants d’élèves, l’effet positif de la mixité scolaire est un effet moyen, susceptible de recouvrir des situations contrastées allant d’effets nuls, peut-être même négatifs, à des effets très positifs, probablement lorsque les proportions d’élèves forts ou faibles ne sont pas excessives par rapport aux élèves moyens. La mixité des établissements présente des avantages différents pour un élève, selon son niveau scolaire. Les élèves faibles et moyens gagnent généralement à être scolarisés avec des élèves d’un meilleur niveau scolaire. Pour les meilleurs élèves, l’apport de la mixité sociale, mesurée en termes de compétences scolaires, est plus limité. La difficulté de l’analyse et de sa vulgarisation tient au fait que les effets moyens, au niveau de l’ensemble des élèves d’un nombre important de classes, sont parfois différents des effets individuels, pour tel ou tel élève scolarisé dans telle ou telle classe.
Les données de la recherche sont encore insuffisantes pour connaître les effets de la mixité scolaire et sociale sur les compétences non cognitives (tolérance, solidarité, sociabilité, etc.). On peut toutefois faire l’hypothèse que la mixité des établissements exerce des effets positifs sur ces compétences spécifiques en raison du fait que les régimes politiques fondés sur l’apartheid, qu’il soit légal ou diffus, favorisent les valeurs contraires telles que le racisme, l’intolérance et le rejet de l’autre. Il n’existe a priori pas de raison pour que, dans la classe ou l’établissement, sociétés en miniature, il en aille différemment. L’OCDE préconise d’ailleurs des politiques dites d’inclusion, c’est-à-dire de mixité sociale et scolaire, soit l’exact contraire de la différenciation des parcours scolaires produites par les filières d’excellence.
Le retour des filières d’excellence : effet Matthieu et idéologie conservatrice
La faiblesse des arguments favorables au maintien des filières d’excellence et la solidité de ceux qui militent pour leur suppression montrent que la décision du ministre de l’Éducation nationale n’est pas favorable à l’équité et à l’efficacité du système éducatif français. Pourquoi une telle mesure est-elle mise en œuvre ? Pour une raison essentielle : elle satisfait les parents, essentiellement d’origine aisée, qui ont généralement combattu la réforme du collège de 2016 et souhaitent pour leurs enfants le maintien de cursus spécifiques. Le retour des filières d’excellence est une politique conçue par une élite bureaucratique en faveur d’une minorité privilégiée. Elle débouche sur un processus bien identifié qui revient, au rebours du slogan officiel de l’Éducation nationale — « donner plus à ceux qui ont moins » —, à donner plus à ceux qui ont plus (Merle, 2012, 2015). Le retour des filières d’excellence peut s’expliquer par un « effet Matthieu » théorisé par Merton (1968). De façon générale, les catégories aisées cherchent à augmenter leur avantage par rapport aux autres catégories sociales [1].
Cette politique de rétablissement des filières d’excellence en classe de sixième va à l’encontre de l’histoire de notre système éducatif, marqué par le rapprochement séculaire des filières d’élite et des filières populaires (Merle, 2017). Elle s’oppose au rapprochement des différentes filières du premier cycle, politique la plus profitable à tous les élèves, à la société et à la nation. Depuis 2000, les États qui ont opté pour cette politique scolaire (les Länder allemands) ou pour l’allongement du premier cycle du secondaire (la Pologne) ont obtenu des résultats scolaires plus favorables (Le Donné, 2016) (voir Graphique 4). Par ignorance, ou par attachement à une tradition élitiste incompatible avec le principe d’égalité des chances, le nouveau ministre de l’Éducation nationale a fait le choix du conservatisme : celui de séparer les élèves plutôt que les réunir, celui d’un système éducatif qui assure une redistribution défavorable aux catégories populaires.
Le conservatisme scolaire n’est avantageux qu’à une minorité d’élèves, essentiellement d’origine aisée, et entraîne des coûts sociaux importants. La constitution de filières d’excellence a pour contrepartie la construction d’une forme d’apartheid scolaire dont les effets sont délétères pour les élèves qui le subissent. Ce sont les établissements au recrutement le plus populaire qui, malgré les efforts déployés par les professeurs qui y travaillent, sont le plus souvent à l’origine d’une proportion importante d’élèves sortant de l’école sans diplôme ou munis du seul brevet. Cette proportion est de 14 % de 2012 à 2014 (État de l’école, 2016), soit près de 100 000 élèves par an.
Cette population scolairement démunie risque fort d’être ensuite marginalisée sur le plan professionnel. Les statistiques d’accès à l’emploi selon le niveau de diplôme sont à ce titre édifiantes. En 2015, plus de 50 % des élèves sortant de formation initiale avec le brevet ou sans diplôme sont au chômage 4 ans après leur sortie de l’école (État de l’école, 2016). Le coût économique de cet échec scolaire, notamment en termes de recours au RSA, pèse sur la solidarité nationale. La constitution de filières scolaires d’excellence est finalement à l’origine d’un processus classique de privatisation des bénéfices scolaires au profit d’une minorité et de socialisation des coûts indirects supportés par l’ensemble des contribuables.
Conclusion
Les filières d’excellence et l’apartheid scolaire qu’elles favorisent contribuent à expliquer pourquoi le système éducatif français, lorsqu’on le compare aux autres systèmes éducatifs européens, est celui dans lequel un enfant d’origine populaire a le moins de chances d’accéder au baccalauréat et de poursuivre des études dans l’enseignement supérieur. À cet égard trop souvent oublié, les filières d’excellence, outre qu’elles ne permettent pas de maintenir une élite scolaire, participent à la reproduction des inégalités sociales, à une efficacité moyenne, et à la faible équité de l’école française.
En parfaite cohérence avec le retour des filières d’excellence, le nouveau ministre est aussi mobilisé par le rétablissement des options latin et grec ancien, source de différenciation des cursus, et semble globalement indifférent à la politique de mixité sociale des établissements scolaires menée par le gouvernement précédent. Ses discours ne mentionnent guère non plus une des caractéristiques majeures de l’école française, la très forte inégalité de réussite selon l’origine sociale. À une époque marquée par les fractures de la société française et par une interrogation sur le devenir des sociétés démocratiques, les effets positifs de la mixité sociale, scolaire et ethnique des écoles sont négligés, notamment par les responsables politiques (Assemblée nationale, 2015), alors qu’elle est essentielle à la construction des liens sociaux.
En matière de politique éducative, le retour aux filières d’excellence décidé par le nouveau ministre de l’Éducation nationale tout comme, d’ailleurs, le retour au redoublement pourtant jugé coûteux et peu efficace par les recherches nationales et internationales, auxquels s’ajoute le rétablissement de la semaine de 4 jours en primaire (largement critiquée par les chrono-biologistes), surprennent, tant ces décisions contredisent les connaissances scientifiques bien établies et le projet politique « d’alternance profonde » défendu par Emmanuel Macron. Sa campagne présidentielle a défini un projet politique dont l’objet était de « rassembler », « créer l’unité d’une France fracturée », « réconcilier les Français », réduire le « refus de l’autre », etc. Définies de juin à août 2017, les grandes orientations de la nouvelle politique éducative ne peuvent que fracturer de nouveau le système éducatif français. Plutôt que de « réconcilier les Français » avec leur école, cette politique risque d’accroître encore davantage les clivages, les ressentiments et les sentiments d’injustice. Le désamour pour l’école, lieu central de socialisation, ne peut que renforcer une suspicion déjà grande à l’égard de l’organisation sociale et réduire encore la légitimité déjà limitée de l’ordre politique.
Souhaiter réconcilier les Français et, dans le même temps, favoriser des scolarités séparées pour les jeunes générations est contradictoire. Cette nouvelle politique est aussi contraire au projet originel du collège unique. En 1975, le président Giscard d’Estaing avait défendu celui-ci en considérant que « l’essentiel de cette réforme [le collège unique], c’est de décider que, désormais, après l’école commune de tous les Français, il y aura le collège dans lequel iront tous les Français sans exception, pour y recevoir la même éducation » (Déclaration télévisée, 30 juin 1975). Le retour des filières d’excellence s’oppose frontalement au principe d’une « même éducation ».
De façon cohérente, Giscard d’Estaing avait souhaité que le collège unique constitue, pour tous les jeunes Français, « un moyen puissant d’égaliser leurs acquis culturels » (Giscard d’Estaing, 1979). Acceptée en 1975, cette idée est aujourd’hui vivement rejetée par certaines élites intellectuelles qui associent systématiquement le principe d’égalité au « nivellement par le bas », antienne classique des discours conservateurs sur l’école depuis le début du XIXe siècle et la grande réforme du baccalauréat de 1902 qui a mis fin à la suprématie de la filière A et des humanités classiques (grec et latin) (Baudelot et Establet, 1990).
La contre-réforme actuelle du nouveau ministre de l’Éducation nationale, caractéristique d’une révolution conservatrice, montre que l’ambition qui animait Jules Ferry en 1870 — « faire disparaître la dernière, la plus redoutable des inégalités qui viennent de la naissance, l’inégalité d’éducation » demeure encore pleinement d’actualité.
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Pour citer cet article :
Pierre Merle, « Les faux-semblants des filières d’excellence »,
La Vie des idées
, 5 septembre 2017.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Les-faux-semblants-des-filieres-d-excellence
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[1] L’effet Matthieu fait référence à l’évangile selon saint Matthieu : « Car on donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas on ôtera même ce qu’il a ».