Recensé : Jenny Andersson, The Library and the Workshop. Social Democracy and Capitalism in an Age of Knowledge, Stanford, Stanford University Press, 2009. 208 p., 33, 50£.
Depuis quelques années en France, les pays nordiques et la Grande-Bretagne sont régulièrement placés en vitrine pour leur capacité d’innovation supposée dans bien des domaines, comme en témoignent les visites régulières d’observateurs et de personnalités politiques qui y cherchent des solutions aux problèmes communs (politiques de l’emploi, retraites, éducation, politique familiale, relations entre les partenaires sociaux, etc.). De ce point de vue, ces derniers seront nécessairement un peu frustrés en lisant le nouveau livre de Jenny Andersson, historienne suédoise de l’économie qui vient d’être recrutée au CNRS (et rattachée au Centre d’études et de recherches internationales à Sciences Po) [1], dans lequel elle compare les expériences suédoise et britannique du point de vue des transformations de la social-démocratie au cours des dernières décennies. Il s’agit pourtant d’un essai original et stimulant, qui mérite l’attention de tous ceux qui s’intéressent aux évolutions de la gauche moderne en Europe. Ce travail s’inscrit dans la continuité d’une thèse en suédois, publiée en anglais en 2007 sous le titre : Between Growth and Security : Swedish Social Democracy from a Strong Society to a Third Way (Manchester University Press). Dans ce nouvel opus, Jenny Andersson élargit considérablement ses réflexions sur les rapports de la social-démocratie au capitalisme néo-libéral, en comparant les destinées du New Labour (NL) et du parti social-démocrate suédois (SAP).
Il s’agit d’abord d’un livre compliqué au bon sens du terme ; en effet, pour reprendre les termes du titres (Workshop et Library), l’auteur nous propose un véritable « atelier » de réflexion sur la social-démocratie moderne, qui nécessite d’avoir accès à une bonne bibliothèque de référence tant les thématiques abordées sont variées et la littérature mobilisée abondante : troisième voie, théories socialistes, communautarisme, capital social, économie de la connaissance, partenariats public-privés, workfare, exclusion sociale, etc. Tous ces domaines ne peuvent faire l’objet d’un traitement équitable et approfondi, mais la stratégie de Jenny Andersson est de procéder par « petites touches » pour dresser un portrait des positions social-démocrates au regard de ces différentes questions. Les sources mobilisées sont aussi très diverses : programmes, actes de congrès et archives des partis ; entretiens avec quelques protagonistes choisis et une littérature couvrant un large spectre des sciences sociales et de l’économie.
Plus encore, l’ouvrage propose une « complication » proche du sens que Claude Lefort pouvait donner à ce terme dans son analyse du phénomène communiste [2] : on pourrait presque dire que l’on a affaire à une herméneutique de la social-démocratie en Grande-Bretagne et en Suède, attentive aux renouvellements idéologiques, aux programmes et même à la « culture politique » de ces mouvements. Pas question, cependant, de céder à des raccourcis trop rapides en faisant de ces partis de simples thuriféraires du néo-libéralisme ou des évangélistes du tout marché ; l’objet de Jenny Andersson est de comprendre bien plus finement la manière dont la social-démocratie a appréhendé certaines transformations du capitalisme « post-industriel ». Cela se ressent dans le type d’argumentation très travaillé et sinueux, qui contraste avec les formes dominantes de la littérature sur les politiques publiques ou les partis de la gauche. Il s’agit là d’un livre « écrit » et bien écrit, avec une pensée mûrie, même si le style suédois transposé directement en anglais par l’auteur peut parfois paraître un peu déroutant.
Social-démocratie et économie de la connaissance
Le premier intérêt du travail se trouve dans la comparaison entre Grande-Bretagne et Suède qui permet de remettre en perspective la chronologie et l’ampleur des transformations de la social-démocratie. En effet, s’il y a eu une véritable débauche de littérature sur la troisième voie à la suite des travaux d’Anthony Giddens, il y a en revanche très peu d’information sur ce que serait la « troisième voie » suédoise alors même que la terminologie est survenue dans le débat politique près de quinze ans avant l’arrivée du New Labour au pouvoir. C’est en effet au début des années 1980, dans le contexte du retour du SAP au pouvoir (1982) après sa première expérience d’opposition depuis 1932, que la notion fait son apparition dans les discours et le programme de la gauche. De ce point de vue, la comparaison proposée est donc quelque peu asymétrique puisqu’il s’agit de revenir sur les évolutions suédoises dans les années 1980 et 1990, alors que pour le New Labour la période de référence débute plus tardivement, dans la décennie 1990 (même s’il est vrai que la mutation du travaillisme a été un processus assez long). Ceci est important, car on peut soutenir que l’expérience suédoise des années 1980 est plus proche de ce qui se passe outre-Manche au cours de la décennie suivante, alors que la Suède des années 1990 traverse une profonde crise économique qui ne donne pas le même sens aux réformes entreprises. Avant le retournement de conjoncture de la fin de cette décennie, le SAP a ainsi dû gérer les conséquences de la pire récession que la Suède ait connue depuis les années 1920-1930, en même temps que l’intégration dans l’Union européenne, qui s’est accompagnée d’intenses débats quant à l’opportunité d’adopter la monnaie unique. Mais on a beaucoup moins discuté d’une quelconque « troisième voie » en Suède dans cette période, du moins par comparaison avec l’Angleterre ou même l’Allemagne. Sous cet angle, il n’y a guère d’explication des choix et objectifs de la comparaison chez Jenny Andersson même si on peut l’entrevoir : les représentations communes de l’Angleterre convertie au néolibéralisme et de la Suède comme bastion de l’État-providence sont trompeuses et gagnent à être mises en perspective car le jeu des ressemblances et des différences est moins évident qu’il n’y paraît. En ce qui concerne les formes de la comparaison, les allers-retours incessants entre les deux pays ne facilitent pas le travail du lecteur et l’ouvrage aurait peut-être gagné en clarté à séparer un peu plus les deux expériences dans des chapitres spécifiques.
Les thèses du livre sont aussi complexes car multiples et imbriquées. Il faut dire que Jenny Andersson ne s’attache pas seulement à la social-démocratie et à la troisième voie mais aussi aux transformations du capitalisme modelé par l’économie de la connaissance et les nouvelles technologies et, finalement, au remodelage des sociétés dans lesquelles ces mouvements politiques ont joué un rôle central. On ne trouve donc pas un postulat massif qui serait de documenter ce que le néolibéralisme ou la mondialisation ont fait à la social-démocratie. On ne trouve pas non plus d’évaluation des politiques concrètes menées ici ou là. Le propos est beaucoup plus nuancé : il s’agit de montrer comment les doctrines, l’idéologie, la culture politique social-démocrates se sont modifiées dans le contexte de l’investissement croissant dans l’économie de la connaissance et des nouvelles technologies, et comment ces transformations mobilisent pour partie des référentiels et des schémas de pensée plus anciens. L’auteur se garde de postuler une simple continuité par delà des contextes différents [3] : il y a bien sûr des changements forts, mais ceux-ci s’accompagnent d’une « réarticulation » de discours et de programmes très caractéristiques d’autres époques (par exemple les thématiques de l’émancipation individuelle et de la productivité des politiques sociales, les doctrines d’éducation populaire, ou bien certaines métaphores nationales toujours mobilisées). Pour donner un exemple, on trouve dans les vieilles traditions d’éducation populaire une ambition d’émancipation individuelle mais qui passe par le travail productif et la maîtrise de nouvelles compétences. Or ce credo reste étonnamment proche des projets éducatifs ou des politiques de l’emploi social-démocrates pour « préparer » les individus aux défis de l’économie de la connaissance.
Une ou plusieurs troisième(s) voie(s) ?
Il n’est pas possible de synthétiser tous les éléments recensés qui soit rapprochent soit différencient les trajectoires britannique et suédoise : on peut simplement souligner quelques points centraux comme l’adhésion à un « nouveau concept du capital », mélange de capital humain, éducatif/culturel et social fondé sur la croyance dans le développement du potentiel de chacun via l’éducation et l’effort. Cette vision commune a pour corollaire la croyance en un développement social harmonieux, la négation manifeste des anciens conflits de classes et la difficulté consécutive à penser ou traiter les différentes formes d’exclusion sociale dans ce qu’elles peuvent avoir de structurel. Cependant, Jenny Andersson considère que la social-démocratie contemporaine se démarque toujours d’un néolibéralisme pur et simple, en particulier par son intervention continue dans le champ social mais aussi dans l’idée que l’acceptation des principes de marché et de concurrence ne revient pas à s’abstenir de toute critique du système capitaliste, quand bien même cette critique est de plus en plus anesthésiée et inaudible. Pour certains, ces nuances pourront paraître faibles, mais c’est tout l’intérêt de l’ouvrage de montrer qu’elles sont importantes : « There is nothing neoliberal about contemporary social democracy if by neoliberal we mean an economic and social philosophy based on the free market and free individuals, both postulates that contemporary social democracy rejects » (p. 42). De même, on réalise bien que, malgré les similitudes et les emprunts réciproques, il reste utile de distinguer entre une social-démocratie suédoise qui continue de s’accrocher à un concept fort de sécurité, au moins en principe, et un New Labour qui a mis beaucoup plus l’accent sur la prise de risque individuelle, la conception d’un individu-entrepreneur et la répression/pénalisation des comportements considérés comme irresponsables. On peut sans doute l’observer au travers du retour des sociaux-démocrates à des niveaux d’indemnisation plus généreux de certaines prestations comme les congés-maladie à la fin des années 1990 et après une période d’austérité ; ou bien dans les dispositifs toujours exceptionnels de politique familiale permettant la conciliation avec la vie professionnelle (congés parentaux, garantie de retour à l’emploi). Même sur le plan de la formation professionnelle, qui intéresse ce livre au premier chef, l’attention aux phénomènes d’exclusion durable reste plus marquée qu’en Angleterre ; ainsi la conclusion du congrès social-démocrate de 2004 soulignait-elle que « notre politique encourage l’entreprenariat mais garantit aussi que les personnes malades peuvent être guéries et que les personnes handicapées auront une place dans la vie professionnelle » (p. 146). Mais c’est tout l’intérêt du livre de montrer que ces différences se manifestent en permanence dans la rhétorique, la programmatique et la culture des partis au-delà des dispositifs concrets.
Sur la forme comme sur le fond, il me semble que le principal problème de ce travail réside dans la rhétorique de la « troisième voie » qui rythme cet ouvrage et dans le statut qu’elle revêt. Si le terme n’apparaît pas dans le titre, il est très largement utilisé ensuite au point d’être une thématique centrale, ce qui suscite des remarques. La notion de troisième voie, on le sait bien, est un ensemble composite (un ensemble flou ?) issu des travaux théoriques d’Anthony Giddens, très discuté et commenté du côté anglo-saxon et reformaté dans les programmes de certains partis de gauche dans les années 1990. Mais c’est aussi un programme politique façonné par la social-démocratie suédoise à une toute autre époque, au début des années 1980, lequel a eu beaucoup moins d’influence et a fait l’objet de très peu de littérature. La notion de troisième voie a d’ailleurs été bien moins mobilisée par la social-démocratie dans une Suède en crise dans les années 1990. Enfin, c’est aussi malheureusement devenu une rhétorique un peu superficielle utilisée à tort et à travers pour décrire une sorte de nouveau compromis vague entre l’État et le marché. Or si l’auteur connaît bien toutes ces dimensions, elle tend souvent à utiliser la notion comme un objet bien identifié sans vraiment discuter son caractère problématique (il n’y a ainsi aucun positionnement clair par rapport aux thèses de Giddens). Ceci débouche sur une contradiction importante : on aurait d’un côté une sorte de communauté d’expérience de la troisième voie et, de l’autre côté, une multiplicité d’orientations nationales dans la mesure où l’ouvrage identifie des différences importantes entre Suède et Grande-Bretagne. On retrouve ici la critique massive faite un temps par Ralf Darhendorf à Giddens et à laquelle ce dernier n’a pas répondu : il n’y a pas une troisième voie, il y en a de multiples, et considérer qu’une seule domine (a fortiori sa version britannique) équivaut à une forme d’autoritarisme idéologique bien peu conciliable avec l’idée, chère à Giddens, que nous vivons dans un monde d’incertitudes et de risques dont nous sommes les premiers facteurs [4]. Une grande ambivalence traverse donc le livre de Jenny Andersson, notamment lorsqu’elle emploie des formules générales comme « the third way marks a significant shift… » (p. 132), comme si cette troisième voie correspondait à une époque et à un ensemble de doctrines ou d’acteurs évidents. Or que ce soit dans les années 1980 en Suède, ou dans les années 1990 en Grande-Bretagne, l’imposition d’une idéologie et d’un programme de « troisième voie » a suscité des conflits durables à l’intérieur des partis ainsi qu’avec les syndicats. Il aurait été intéressant de faire une place à ces questions.
Au reste, le fait que l’ouvrage traite des liens entre social-démocratie et capitalisme semblait indiquer que seraient évoquées les relations avec les syndicats, d’une part, et avec le patronat ou les entreprises d’autre part. En effet, on sait à quel point les syndicats ont joué un rôle important aux côtés des partis sociaux-démocrates ou travaillistes, y compris comme réservoir d’idées. Cette relation s’est graduellement distendue, encore plus du côté du New Labour et sans doute au profit d’un rapprochement avec le monde du business. En même temps, dans la droite ligne de la démonstration de l’ouvrage, on pourrait repérer d’importants facteurs de continuité, notamment du côté suédois, en ce qui concerne les relations anciennes et instituées entre social-démocratie et patronat [5]. Cela aurait permis de réintroduire la diversité des acteurs et des organisations dans une analyse qui reste un peu trop centrée sur la dimension idéologique et programmatique des partis.
L’atelier suédois : idées et réformes
Jenny Andersson nuance à juste titre la vision que l’on a parfois de la Suède et de son parti social-démocrate comme le dernier bastion d’un État social et d’un secteur public préservés. Les années 1980 – et surtout 1990 – ont amené des changements profonds et radicaux, et l’auteur s’attarde sur quelques exemples choisis comme les systèmes de « vouchers » dans le secteur éducatif ou certaines politiques de l’emploi maintenant bien connues. Il me semble qu’il aurait été utile d’aller un peu plus loin dans ce sens en montrant à quel point la Suède a aussi été un « atelier » d’idées et de réformes en tout genre dans cette période, que ce soit du point de vue de la réforme majeure des retraites, de la réforme de la fonction publique d’État mais surtout de l’accent mis sur la gouvernance décentralisée des services sociaux et publics depuis le milieu des années 1980. On a ainsi assisté à une prolifération d’expérimentations locales dans ces différents domaines avec des communes en pointe comme Stockholm à la fin des années 1990. Certes, d’autres partis politiques ont joué un rôle dans ce processus, mais la social-démocratie a été partie prenante de ces expériences qui ont largement remanié les frontières entre public et privé en étendant la sphère du marché (école mais aussi hôpitaux, transports, poste, service de l’emploi, etc.). Ce phénomène, assez mal connu de l’extérieur, tranche avec le maintien d’une centralisation et de contrôles plus importants en Grande-Bretagne. Sans plonger dans une histoire du nouveau management public, il y aurait là matière à contraster plus nettement les options britannique et suédoise [6].
Le chapitre-épilogue d’un livre qui fut écrit avant le début de la crise mondiale de 2008 permet de prendre la mesure des changements et des nouveaux défis qui sont intervenus en quelques années et qui ont rendu quelque peu désuets les débats sur la troisième voie. Cependant, l’horizon idéologique ne semble pas très dégagé et on pourrait penser cyniquement que la social-démocratie ne donne pas trop de raisons d’espérer qu’elle est capable de fournir de véritables réponses politiques et sociales à la crise économique et financière et à ses effets bien réels. Jenny Andersson nous laisse donc un peu abruptement sur ce constat d’épuisement de la critique du capitalisme, ce qui n’est pas une nouveauté, si ce n’est que la crise contraint la plupart des forces politiques à prendre position sur le sujet, voire à prendre des mesures concrètes assez radicales. Il faudra bien sûr réfléchir à nouveaux frais à ce grand renversement, ce que le présent ouvrage ne pouvait pas faire.
On ressort finalement du livre avec l’impression d’un foisonnement d’idées, très stimulant mais parfois difficile à suivre tant les pistes de réflexion ouvertes sont nombreuses. Jenny Andersson réussit le tour de force qui consiste à tenir ensemble un bon nombre des fils de cette analyse complexe à travers deux pays qui ont été à la pointe des changements de la gauche de gouvernement. Elle parvient aussi à relever le double défi d’un livre d’analyse politique qui est aussi un livre politique au premier sens du terme, sans pour autant faire de son opinion un baromètre. Nul doute que les sociaux-démocrates suédois – peut-être plus que les travaillistes britanniques –, fidèles en cela à une tradition qui accorde une place aux réflexions des sciences sociales, auront matière à débattre autour de cet ouvrage. Leur statut de parti d’opposition devrait les y inciter, d’autant plus dans une année électorale où ils se trouvent relégués dans l’opposition.