Tiré d’une thèse en science politique soutenue en 2017, l’ouvrage de P. Odin se propose d’éclairer d’un jour nouveau le mouvement social « contre la pwofitasyon » qui a secoué les Antilles au début de l’année 2009. Le parti pris de l’auteur n’est pas tant d’analyser les ressorts de la mobilisation populaire que de restituer la genèse politique du mouvement porté par le LKP (Lyannaj Kont Pwofitasion) en Guadeloupe et le K5F (Kolectif 5 Févrié) en Martinique au prisme d’une histoire du syndicalisme et de l’anticolonialisme aux Antilles. Le matériau mobilisé – une soixantaine d’entretiens biographiques réalisés auprès de syndicalistes et militants politiques investis dans le mouvement de 2009, des archives militantes et des articles de presse nationale et locale – rend bien compte de ce parti pris et de la délimitation de son objet. En ce sens, cet ouvrage apporte une pièce capitale à la compréhension d’un conflit qui avait été analysé, jusqu’à présent, plutôt « à chaud » et selon une multitude d’approches destinées à en saisir les fondements tant dans la forme (à travers le rôle joué par le LKP et le K5F en particulier) que dans le fond (vie chère, pauvreté, chômage, inégalités socio-raciales reconduites dans un cadre postcolonial, revendications identitaires, etc.) [1]. La perspective sociohistorique permet de dépasser l’approche événementielle de la grève générale de 2009 pour informer, plus largement, de l’articulation entre syndicalisme et mouvements sociaux dans les Antilles françaises contemporaines. Cette sociologie politique du syndicalisme en Guadeloupe et en Martinique (Barker C., Modonesi M.) montre que le travail politique des organisations militantes vise à « réaffirmer la lutte des classes et l’anticolonialisme pour la réappropriation des conditions matérielles d’existence par les populations » (p. 18).
Un syndicalisme nourri par l’anticolonialisme révolutionnaire
La première partie de l’ouvrage, « Genèse du syndicalisme contemporain aux Antilles », plonge le lecteur dans une décennie fondatrice de la lutte politique et syndicale avec le Manifeste de l’Organisation de la jeunesse anticolonialiste de la Martinique (OJAM) de décembre 1962, la création du Groupe d’organisation nationale de la Guadeloupe (GONG) en 1963 et les émeutes de mai 1967 à Pointe-à-Pitre. Portés par une jeunesse anticolonialiste dont la ligne d’action se démarque de celle du Parti communiste local, ces trois moments politiques vont dessiner le répertoire d’action du syndicalisme contemporain aux Antilles. Regardée à l’aune des guerres d’Indochine et d’Algérie ainsi que de la répression des luttes syndicales antillaises telle qu’elle s’observe au début des années 1960, la départementalisation des « vieilles colonies » est rapidement perçue comme une transfiguration du rapport colonial. Le Manifeste de l’OJAM, placardé sur les murs de la Martinique les 23 et 24 décembre 1962, est sans équivoque : « la Martinique est une colonie, sous le masque hypocrite de département français, comme l’était l’Algérie, parce que dominée par la France, sur les plans économique, social, culturel et politique ».
À l’instar du GONG et de son objectif de libération nationale, la ligne d’action des jeunes militants antillais flirte avec les idées révolutionnaires. L’île voisine de Cuba vient de montrer la voie avec l’arrivée de Fidel Castro au pouvoir en 1959. Le GONG envisage de passer à l’action lorsque survient, en mai 1967, une grève générale des ouvriers du bâtiment de Pointe-à-Pitre. L’organisation anticolonialiste et révolutionnaire appelle les travailleurs à se révolter. Deux jours d’émeutes et de répression s’en suivent, avec un bilan humain qui restera dans les mémoires : au moins 40 morts parmi les insurgés et de nombreux militants indépendantistes emprisonnés [2]. Un an plus tard, les événements de Mai 68 en France ajouteront au logiciel anticolonialiste des jeunes militants antillais des visées et une organisation profondément ancrée dans l’extrême-gauche, notamment trotskiste, guévariste et maoïste. Les années 1970 sont alors marquées par une reconversion de la lutte politique en lutte syndicale :
à mesure que s’éloigne l’hypothèse d’une révolution nationale qui ouvrirait la voie à l’indépendance, la conjoncture qui avait amené de nombreux militants et militantes à des organisations révolutionnaires semble s’épuiser. Nombre de militant guadeloupéens et martiniquais vont alors perpétuer leur engagement dans des structures syndicales qui constituent, pour beaucoup d’entre eux, des structures de rémanence. (p. 70)
C’est le cas, en particulier, de l’Union générale des travailleurs de la Guadeloupe (UGTG) créée en 1973 et qui se définit comme un syndicalisme « de masse, de classe et résolument anticolonialiste ».
Des syndicats éminemment politisés
Partant du constat que syndicalisme et politique sont intimement liés aux Antilles, P. Odin consacre la deuxième partie de son ouvrage à l’analyse du travail politique réalisé au sein des principaux syndicats antillais : l’UGTG pour qui le syndicalisme est une voie vers l’indépendance, et la Confédération générale du travail (CGT) qui associe davantage le combat syndical à la lutte des classes. Le chapitre consacré à l’UGTG est essentiel à la compréhension du mouvement social de 2009. Non seulement parce que son secrétaire général, Élie Domota, est le porte-parole du LKP, mais plus largement parce que la ligne directrice du syndicat témoigne de l’ambivalence de la société guadeloupéenne qui, d’un côté, entend le discours anticolonialiste de l’UGTG, mais de l’autre, reste fermement opposée à toute transformation institutionnelle de l’île. Très critique vis-à-vis de la domination politique, économique et culturelle française sur le territoire antillais et seule organisation syndicale à pointer du doigt le racisme qui sous-tend certains des rapports sociaux de production, l’UGTG occupe une position paradoxale en cela qu’elle bénéficie d’une audience très importante (c’est le premier syndicat de l’île en nombre d’adhérents) tout en projetant un horizon indépendantiste qui semble indépassable pour la majorité de la population. Sa force tient ainsi davantage à sa lecture du monde social, la promotion d’une culture guadeloupéenne et d’un patriotisme pragmatique, la capacité de mobilisation et de défense des salariés voire des citoyens dans leur ensemble (le « peuple guadeloupéen »), plutôt qu’à son projet explicitement politique. De son côté, la CGT dont beaucoup des responsables sont issus de l’organisation trotskiste Combat ouvrier, inscrit son projet politique dans une visée communiste révolutionnaire. La dénonciation des rapports de classe se fait en premier lieu auprès des travailleurs agricoles des plantations, symboles par excellence de la transfiguration des rapports de domination du régime colonial vers le régime capitaliste [3]. Une filiation des logiques de domination qui sera très justement au cœur des griefs exprimés par le LKP et le K5F lors du mouvement « contre la pwofitasyon ».
« Contre la pwofitasyon », la construction d’un mouvement unitaire
Dans le sillage de la sociologie des crises politiques de Michel Dobry, la troisième partie de l’ouvrage dissèque les dimensions structurelles et conjoncturelles du mouvement social de 2009 et la manière dont celles-ci s’articulent dans le cours de l’évènement, c’est-à-dire comment des groupes et syndicats aux positions hétérogènes (le LKP comprend 48 organisations, le K5F en compte 12) parviennent à dire et à construire un mouvement unitaire. Dans cette perspective, le terme même de pwofitasyon s’est révélé être un signifié extrêmement puissant et fédérateur. Renvoyant aux problèmes de la vie chère, du chômage, de la pauvreté et des inégalités, la pwofitasyon va alors être définie plus avant par les acteurs de la mobilisation. À ce titre, la plateforme de revendications du LKP et du K5F sera le lieu d’une accumulation de matériel critique et de diffusion des analyses ainsi produites : « une forme de synthèse entre objectivation de la pwofitasyon – notamment du point de vue statistique – et différentes projections militantes, qui sont le fruit du travail de coalition initié par les syndicats guadeloupéens et martiniquais » (p. 176-177). Dans une mise en opposition entre « eux » et « nous », entre « les pwofitans » et « les dominés », les organisations syndicales sont parvenues à dépasser leurs propres clivages et à réinscrire le mouvement social dans leurs répertoires d’action respectifs : la situation sociale et économique observée aux Antilles étant pensée tantôt en termes de relation de dépendance vis-à-vis de la métropole, tantôt en termes de rapports de classe entre les élites économiques et politiques locales et les populations paupérisées. Le succès du conflit de 2009 tient ainsi à une « structure des opportunités » marquée par la rencontre entre les trajectoires militantes anticolonialistes et révolutionnaires des acteurs syndicaux et les mondes vécus de larges fractions de la population antillaise, lesquelles ont trouvé dans le récit politique de la pwofitasyon une grille de lecture de leur condition sociale et, de fait, un motif important de mobilisation [4].
Que dit le conflit social de la question postcoloniale ?
La conclusion de l’ouvrage esquisse une relecture de l’objet de recherche au prisme de la question postcoloniale. En marge des controverses qui ont animé la science politique française au sujet de cette question [5], et réfutant toute filiation mécanique et « culturaliste » entre la violence originelle des régimes coloniaux et la récurrence contemporaine des formes de protestation locales, P. Odin préfère s’appuyer sur la notion de « structure des opportunités » pour la décliner dans le cas singulier des Antilles. Cette notion, qui « renvoie à une configuration sociale et politique qui s’enracine dans un territoire et s’inscrit dans une période donnée » (p. 274), l’amène à souligner de nouveau la singularité du syndicalisme antillais et son rôle dans le conflit de 2009. L’analyse des trajectoires biographiques et politiques des militants syndicaux permet de suivre le chemin par lequel l’anticolonialisme, l’indépendantisme et le trotskisme se sont maintenus par « un jeu relationnel où les rapports de force entre les organisations au sein du champ syndical sont liés au rapport de force entre le champ syndical et le champ politique élargi » (p. 277-278). Fidèle à son objet de recherche, l’auteur insiste davantage sur les voies par lesquelles s’actualise la critique anticolonialiste, et laisse en suspens « la question de ce qui demeure “après la colonie” » (p. 279). L’entrée par le travail politique des syndicats et notamment leurs efforts d’objectivation des formes de dépendance et de domination sédimentées dans les structures économiques et sociales des îles antillaises pourrait permettre, à notre sens, d’alimenter la question postcoloniale outre-mer de manière plus frontale [6]. Dans quelle mesure ces acteurs contribuent-ils ou tout du moins s’exercent-ils à construire la preuve des continuités/discontinuités avec le fait colonial ?
On notera, enfin, combien dans ces territoires la question sociale renvoie invariablement à la promesse égalitaire et républicaine de la départementalisation [7]. Une promesse, pour l’heure, imparfaitement tenue qui a très justement fondé l’adoption d’une loi sur l’égalité réelle outre-mer huit ans après le mouvement de 2009 et en réponse à celui-ci. Dans le même temps, les conflits sociaux dans les départements d’outre-mer se sont démultipliés au cours des dix dernières années [8]. Si les mots d’ordre sont pluriels (coût de la vie, chômage, pauvreté, insécurité, etc.), à chaque fois, c’est bel et bien la reconduction d’une relation politique totale et asymétrique [9] entre l’ancienne métropole coloniale et ses « confettis » qui effleure les débats. Question sociale et/ou postcoloniale, les ressorts explicatifs de cette conflictualité sociale ne semblent donc pas épuisés...
Pierre Odin, Pwofitasyon. Luttes syndicales et anticolonialisme en Guadeloupe et Martinique, Paris, La Découverte, 2019, 311 p., 22 €.