Recherche

Recension Société

La prière et le drapeau

À propos de : Alex Alber, Joël Cabalion, Valérie Cohen, Un impossible travail de déradicalisation, Erès


par Clément Beunas , le 4 novembre 2020


Les centres de « déradicalisation », ouvert à grand bruit en 2016, ont rapidement capoté. Un livre revient sur les impasses de cette ambition qui prétendait remplacer le fanatisme religieux par la discipline militaire.

En juillet 2016, le tout premier centre de « déradicalisation » français ouvre ses portes à Beaumont-en-Véron, en Indre-et-Loire. Baptisé « centre de prévention, d’insertion et de citoyenneté » (CPIC), l’établissement est brandi par l’exécutif comme le symbole de son action déterminée en matière de lutte contre le djihadisme. Objet d’une intense couverture médiatique, le centre, conçu comme une expérimentation pilote, a vocation à constituer le premier maillon d’une quinzaine de structures réparties sur l’ensemble du territoire national. Pourtant, un an à peine après son ouverture, le projet est définitivement abandonné. Il a, durant ce laps de temps, concentré de sévères critiques en provenance des champs politique et médiatique au point de devenir l’éclatante illustration de l’échec gouvernemental en matière de « déradicalisation ».

Ces critiques se sont concentrées sur ce que le centre prétendait faire, négligeant de fait ce qu’il faisait réellement, faute d’avoir été accessible aux chercheurs ou à la presse. L’ouvrage d’A. Alber, J. Cabalion et V. Cohen comble cette lacune en se proposant d’éclairer le fonctionnement quotidien du CPIC. Une telle enquête, reposant sur une série d’entretiens et d’observations menée auprès des agents du centre, est édifiante à deux égards. D’abord parce qu’elle restitue une expérience très médiatisée ayant suscité d’intenses débats en grande partie marqués par leurs caractères spéculatifs. Ensuite parce qu’elle fournit de solides arguments quant à quelques-unes des impasses inhérentes à l’ambition de « déradicalisation ».

Des théories à la pratique

La première partie de l’ouvrage revient sur la construction du problème public de la radicalisation et des modalités de réponses envisagées pour la juguler. Après un bref détour sur la genèse française de la « lutte contre la radicalisation », désormais bien documentée, les auteurs évoquent le développement d’étiologies concurrentes ambitionnant de comprendre et de lutter contre la radicalisation. Sans trancher les querelles théoriques, les instigateurs du CPIC semblent avoir opté pour une approche mixte mêlant approche cognitivo-comportementale, instauration d’une discipline d’inspiration militaire, suivi psychologique et tentative de réinsertion professionnelle. Cette hétérogénéité d’analyses et de méthodes conduira en partie aux conflits d’approches qui se manifesteront à mesure que ces différentes théories s’incarneront dans des pratiques professionnelles.

Les auteurs retracent ensuite la genèse du CPIC. Les pouvoirs publics, désireux d’installer un centre de déradicalisation sur le territoire national, peinent à trouver un site susceptible d’abriter le projet. La mobilisation d’éducateurs spécialisés s’opposant à la fermeture d’un centre éducatif et de formation professionnelle (CEFP) à Beaumont-en-Véron sera saisie comme une aubaine : « le choix du site […] permettait de faire coup double : sauvegarder l’emploi en échange de l’acceptation, par les élus locaux, d’un projet dont personne ne voulait sur le territoire » (p. 61). Une partie des éducateurs sont intégrés au nouveau projet, tandis que la direction de l’établissement est confiée à un binôme comportant un ancien militaire, les deux cadres ayant par le passé déjà exercé ensemble au sein d’établissements pour l’insertion dans l’emploi (EPIDE). Ils tenteront d’imposer une discipline d’inspiration martiale dans le centre (port de l’uniforme, levée du drapeau hebdomadaire, récitation de la Marseillaise, etc.). Si tous les agents initialement intégrés au CPIC se sentent investis d’une mission d’intérêt public, les ethos divergent largement : les éducateurs spécialisés sont porteurs d’une approche éducative qui s’oppose à la conception disciplinaire portée par l’équipe de direction. On imagine sans difficulté les tensions générées par la cohabitation d’agents porteurs d’approches si antagonistes.

Une mission impossible

La seconde partie de l’ouvrage s’intéresse aux difficultés expérimentées par les agents du centre pour mener à bien une mission rendue largement impossible. Il faut dire que le contexte de grande précipitation au cours duquel le CPIC est lancé complexifie sensiblement le travail quotidien. Initialement conçu pour accueillir des volontaires « en voie de radicalisation », mais non judiciarisés, le centre peine à attirer les candidats aspirant à leur « déradicalisation ». Dès lors, « le volontariat des “bénéficiaires” a globalement été une fiction qui s’intégrait dans la narration générale proposée par le projet » (p. 84). De fait, le recrutement se fait sur la base d’un chantage exercé par les cellules préfectorales et repose sur un « volontariat forcé » (p. 85). Rapidement désireux de quitter le centre, les pensionnaires se voient retenus par différents moyens, tandis que le spectre des profils accueillis s’élargit pour intégrer des jeunes atteints de troubles psychiatriques parfois sévères, pour lesquels la « radicalisation » n’apparaît pas manifeste aux yeux des professionnels.

À cela s’ajoutent les manifestations de défiance des riverains, qui voient d’un mauvais l’œil l’arrivée de ces nouveaux voisins. Comme le notent les auteurs, « les peurs étaient croisées : si le voisinage redoutait que les jeunes ne commettent des actes violents autour du centre, les personnels étaient de leur côté très inquiets d’une possible intrusion de son enceinte » (p. 95) L’intense médiatisation du centre et les mobilisations de riverains, cumulées au port de l’uniforme par les résidents qui les rendent aisément identifiables, compliquent leur insertion dans le paysage local. Mais surtout, le quotidien du CPIC est marqué par trois tensions transversales : le rapport entretenu à la dangerosité potentielle des pensionnaires, la place accordée au fait religieux et le rôle conféré au décorum républicain.

La dangerosité des pensionnaires, d’abord, suscite de vives inquiétudes lors de la prise de poste des salariés. Les agents du centre anticipent dans un premier temps la gestion de publics particulièrement dangereux nécessitant une vigilance de chaque instant. En découle une prise en charge peu ordinaire dans le travail social, reposant sur la limitation extrême des informations personnelles divulguées et la méconnaissance des dossiers individuels des publics pris en charge. Les craintes initiales semblent s’être estompées progressivement, le paradoxe étant que, comme le remarquent les auteurs, les quelques incidents violents survenus sont rapidement enterrés par la direction, probablement de crainte que leur médiatisation ne vienne accentuer la mauvaise presse auquel le centre était déjà soumis.

La seconde tension repose sur la place accordée au fait religieux. Initialement, la pratique de la foi, sans être strictement défendue, n’est pas spécialement encouragée — voire sensiblement compliquée par un emploi du temps laissant peu de places aux instants cultuels. « En ne faisant rien pour accompagner la pratique religieuse au quotidien, les concepteurs du projet semblent l’avoir d’abord envisagée comme une forme d’addiction qu’il aurait été possible de prendre en charge par un sevrage progressif conduisant à l’abstinence, à l’image d’une cure de désintoxication » (p. 126). Les pensionnaires multiplient rapidement les entorses au règlement et s’aménagent des cadres de pratiques religieuses, poussant les agents à « mener la chasse à la prière » (p. 126). Constatant l’impasse d’une interdiction stricte, les agents du CPIC finissent par recruter un aumônier. Ce dernier est amené à guider la pratique religieuse des pensionnaires, mais également à s’engager dans la réforme de leur religiosité.

Enfin, la dernière tension repose sur le rôle conféré au décorum militaire et aux rites patriotiques. Le port de l’uniforme, la levée de drapeau ou la récitation de l’hymne national sont autant de symboles difficiles à accepter par les éducateurs spécialisés, qui peinent à y trouver un sens éducatif. À cela s’ajoute le cadre disciplinaire imposé par la direction, qui use d’une pédagogie reposant sur l’autorité et l’intimidation, que certains éducateurs assimileront à de la maltraitance. Deux conceptions de la « déradicalisation » se font jour et se renforcent entre les éducateurs, adeptes d’un travail éducatif ordinaire marqué par la relation de confiance et le développement d’un esprit critique, et les adeptes d’une formule militarisée du travail social passant par l’apprentissage d’une histoire de France sans aspérités, et ponctuée par la pratique de rites collectifs.

Une lutte juridictionnelle entre approche sociale et approche martiale

Ces tensions conduisent à ce que les auteurs qualifient de « guerre de positions », étudiée en troisième partie de l’ouvrage. Ainsi, la direction du centre semble avoir tenté, non sans succès, de pousser vers la sortie les éducateurs spécialisés rétifs à la discipline militaire. Le départ successif de nombreux agents contribue au renouvellement de l’équipe éducative. Les nouveaux arrivants sont tendanciellement moins qualifiés, ne disposent pas du diplôme d’éducateur spécialisé, sont moins récalcitrants au décorum patriotique et plus proches de la direction. Se joue dès lors au sein du CPIC ce que les auteurs, mobilisant fort à propos le cadre interprétatif proposé par Andrew Abbott, analysent comme une lutte juridictionnelle entre deux conceptions d’une même mission.

Ce conflit, qui conduit à l’éviction et à la marginalisation des éducateurs spécialisés, produit d’intenses situations de mal-être. La description du caractère à bien des égards ubuesque du CPIC, qui pourra susciter le sourire du lecteur, cède la place à des témoignages de souffrances souvent poignants. Souffrance éthique d’abord, reposant sur le sentiment des salariés d’avoir été eux-mêmes maltraitants envers les pensionnaires qu’ils ambitionnaient d’aider. Souffrance du travail mal fait ensuite, caractérisée par l’impression d’avoir vu son travail empêché par le respect de contraintes et des protocoles empêchant toute réflexivité sur des pratiques professionnelles jugées contestables. Placardisation collective enfin, dès lors que les derniers pensionnaires quittent le CPIC et que le projet se meurt à petit feu, dans l’attente d’une réouverture qui n’aura jamais lieu.

À travers le miroir grossissant de la « déradicalisation »

L’histoire du CPIC est à la fois hors-norme et relativement classique. Hors-norme, car rares sont les projets à avoir suscité un portage politique aussi fort et une couverture médiatique aussi intense. Mais lancé pour des impératifs de communication politique, le projet reposait sur un équilibre précaire. Ce contexte particulier, écrivent les auteurs, « éclaire bien des impasses rencontrées par les équipes : impossible réussite, en raison de toutes les ambiguïtés de son programme, mais impossible échec, pour protéger le crédit de l’exécutif » (p. 229). Les conséquences de cette impasse sur la santé des salariés ne laissent qu’entrevoir leurs effets sur les pensionnaires du centre, engagés bien malgré eux dans une immense entreprise de communication politique.

Classique, car le prisme déformant de cette expérience fondatrice éclaire quelques-unes des impasses transversales à la lutte contre la radicalisation. Le flou des consignes entretenu par une absence de définition stable de la radicalisation, la tension entre une approche éducative et une ambition répressive, et l’ambiguïté du rapport au fait religieux, oscillant constamment entre une absence de prise en charge et une tentative de réhabilitation des âmes, sont à cet égard autant de caractéristiques partagées, qui créent les conditions du mal-être des agents engagés dans la lutte contre la radicalisation.

Alex Alber, Joël Cabalion, Valérie Cohen, Un impossible travail de déradicalisation, Erès, coll. « Clinique du travail », 256 p., 24 € 50.

par Clément Beunas, le 4 novembre 2020

Pour citer cet article :

Clément Beunas, « La prière et le drapeau », La Vie des idées , 4 novembre 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-priere-et-le-drapeau

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Partenaires


© laviedesidees.fr - Toute reproduction interdite sans autorisation explicite de la rédaction - Mentions légales - webdesign : Abel Poucet