Sept anciens djihadistes ont été jugés du 30 mai au 7 juin 2016 pour association de malfaiteurs en vue de la préparation d’actes de terrorisme. La justice leur a reproché d’être partis en Syrie pour y rejoindre une organisation terroriste : l’État Islamique en Irak et au Levant (EIIL) et d’y avoir suivi un entraînement au combat armé. Les membres de la filière de Strasbourg étaient au nombre de onze avant leur départ vers la Syrie, à la mi-décembre 2013. L’un d’entre eux a été intercepté en chemin vers la Turquie par son père, deux autres sont morts trois semaines après leur arrivée en Syrie, abattus par une faction rivale à un checkpoint. Un quatrième est revenu deux ans plus tard, afin de participer à l’attaque meurtrière du Bataclan.
Le 6 juillet 2016, la justice a estimé que ces deux à trois mois passés en Syrie au sein d’une organisation terroriste méritaient une peine de 6 à 9 ans d’emprisonnement (dont deux tiers de sûreté), l’appel posé par l’ensemble des avocats de la défense étant susceptible de modifier ces peines. Si ce procès ne manquera pas de susciter des recherches approfondies, que peut-on d’ores et déjà en dire ?
Le déroulement du procès
À l’image d’autres entreprises djihadistes nées sur le sol européen, on compte trois fratries de deux frères dans la filière. Le groupe de djihadistes est né d’un réseau de sociabilité soudé autour d’une appartenance de quartier, de la pratique du football et de la fréquentation de bars à chicha. Cette filière rassemble un éventail large de trajectoires de djihadistes : celui qui est intercepté par sa famille en amont, ceux qui meurent au combat au Moyen-Orient, ceux qui rentrent en France, jusqu’à celui qui revient sur le sol français pour tuer.
Tout d’abord, signe de la préoccupation grandissante pour le phénomène djihadiste – attisée par la présence du frère de l’un des tueurs du Bataclan parmi les prévenus – les audiences ont attiré une foule nombreuse. Selon les mots des avocats de la défense, le « fantôme du Bataclan » a plané sur le procès. Outre la trentaine de journalistes, qui a accueilli les familles de prévenus et les avocats de la défense caméras et micros au poing dès le premier jour, on comptait une poignée de jeunes chercheurs et quelques curieux dans la salle d’audience. Le deuxième aspect qui surprend dans la salle d’audience réside dans le contraste entre les deux box d’accusés.
À gauche se trouvaient quatre prévenus, tantôt gouailleurs, tantôt rétifs à répondre aux questions du parquet, portant la « barbe prophétique » (selon leurs propres mots) et les cheveux en catogan, habillés en vêtements simples et sombres, tous sportifs et athlétiques. L’attention manifeste qu’ils prêtent à leur apparence amène un dessinateur présent dans la salle à les caractériser de « hipsters du djihad ».
À droite étaient assis trois autres prévenus, repliés sur eux-mêmes, très soignés, arborant chemise ou gilet, dans une attitude pénitente et visiblement sous anxiolytiques. Au-delà de leurs différences d’accoutrement et d’attitude, cette répartition correspond également aux affinités qui lient ces hommes, à l’intensité différente de leur engagement lors du départ et à l’ordre chronologique de leur retour. Interrogée sur cette répartition en deux box distincts, la présidente répond qu’il ne s’agit que d’un simple « concours de circonstances ».
Depuis les bancs du public, cette répartition donne toutefois l’impression d’une distinction par la justice entre djihadistes « réinsérables » et ceux perdus à leur cause. Les réquisitions du parquet viendront appuyer cette absence de hasard, en demandant dix ans d’emprisonnement pour le premier box (soit la peine maximale) et huit pour le deuxième.
Enfin, les charges retenues contre les prévenus ont été décrites comme correspondant à trois phases : celle de l’organisation du départ (« avoir intégré une filière »), celle du séjour en Syrie (« avoir reçu un entraînement militaire, en particulier au maniement des armes et participé aux activités de ce groupe terroriste [EIIL] ») et celle du retour vers la France. C’est à l’aide de ces catégories : préparation, action et retour que la présidente a organisé les débats et que le procureur a présenté ses réquisitions. L’enjeu pour le parquet consistait à extraire d’un dossier relativement vide des éléments à charge pour ces trois phases : mauvaises fréquentations, propos attestant d’une volonté de combattre ou d’une fierté liée au ralliement d’une organisation terroriste.
Une fois abordée la question des motivations au départ, la présidente a énuméré les éléments démontrant que le départ des prévenus avait non seulement été préparé de longue date, mais surtout de manière collective, permettant d’établir « l’association de malfaiteurs ». Concernant la phase du départ, il s’agissait également de montrer qu’ils avaient été en contact avec un recruteur (en l’occurrence Mouras Fares) et que leur voyage avait été financé selon les instructions ou avec l’aide d’une organisation terroriste. La preuve de l’intentionnalité de l’entreprise terroriste a reposé sur le secret entourant la préparation du départ (réunions sans téléphone portable, mensonges à l’entourage ignorant tout du projet). Ensuite, les débats autour de la phase du séjour en Syrie ont porté sur le choix de l’organisation terroriste en Syrie – « rebelle terroriste » (EIIL ou Jabhat-al-Nosra) versus « rebelle soutenu par l’Occident » (Armée Syrienne Libre, ASL) –, sur l’entraînement au combat et au maniement des armes, sur l’éventualité d’une participation au combat et aux exactions liées à la charia.
Enfin, la phase du retour a été disséquée sous l’angle de l’intentionnalité, pour savoir si le retour en France est le fruit d’une défection et d’un renoncement au djihad ou s’il ne constitue qu’un déplacement du djihad sur le sol français.
La question de l’existence ou non d’une contrainte (exercée par l’EIIL) est omniprésente dans les débats : là réside toute la difficulté de ces procès de djihadistes. Il est en effet difficile de mesurer l’adhésion de ces individus à l’EIIL en Syrie, lorsque tout refus de se plier aux règles de l’organisation terroriste est sévèrement puni sur la zone de combat. Ainsi, lors du procès, c’est notamment sur la base de leurs poses, de leurs attitudes et de leurs sourires sur les photos et vidéos saisies que la présidente tente d’évaluer leur degré d’adhésion à l’idéologie islamiste et aux stratégies militaires. Au contraire, la défense des prévenus consiste à dépeindre leur séjour en Syrie comme un enchaînement d’actes effectués sous la contrainte, et insiste sur l’impossibilité pour ces jeunes hommes de ne pas prêter allégeance à l’EILL, de refuser l’entraînement militaire et de montrer une quelconque forme de désaccords. La confiscation de leur pièce d’identité et de leur téléphone dès leur arrivée sur le territoire syrien est par ailleurs citée pour appuyer cette ligne de défense. L’un d’entre eux s’y risquera et semble avoir subi des sévices pour cela : ce prévenu affirme ainsi que ses geôliers lui auraient uriné et éjaculé sur le visage, et l’auraient contraint à ingérer ses propres excréments lors d’une incarcération en camp d’entraînement, conséquence de sa volonté de se soustraire aux exercices. La fragilité des dépositions de ce prévenu – ponctuées de contradictions et de mensonges – pose toutefois la question de la véracité du récit et illustre la complexité de l’ensemble du dossier.
Sept jeunes hommes en quête de sens ?
Les sept prévenus ont en commun leur ascendance migratoire, puisque tous sont nés de parents maghrébins, ou sénégalais pour l’un d’entre eux, et ont grandi dans une pratique souple de la religion musulmane, au sein de quartiers proches. Leurs trajectoires sociales diffèrent concernant leur parcours scolaire : ceux qu’un échec scolaire constant a poussés à rejoindre le marché du travail sans diplôme, tandis que d’autres ont entamé des études supérieures. À l’exception de l’un d’entre eux, tous occupent un emploi précaire, le plus souvent en intérim, avant leur départ en Syrie, qui ne leur permet pas d’accéder pleinement à l’autonomie, ni à la reconnaissance sociale. Certains ont par ailleurs des faits de délinquances dans leur casier judiciaire (vol et recel, violences volontaires en réunion, infraction à la législation sur les stupéfiants).
Si les orientations professionnelles des Strasbourgeois sont diverses (animateur pour enfants, vendeur, footballeur, agent d’entretien, chauffeur-livreur, etc.), trois profils s’avèrent liés aux métiers de la sécurité et de l’ordre parmi les jeunes hommes décédés de la filière. Les frères Boudjellal (décédés en Syrie) étaient agents de sécurité, quand Foued Mohamed-Aggad avait tenté d’intégrer (en vain) la police puis l’armée. On rappellera que cet intérêt déçu pour les métiers de l’ordre a également été partagé par Mohamed Merah, refusé à l’armée puis ayant tenté de rejoindre la légion étrangère. Ce trait commun à certaines trajectoires de djihadistes pose la question des motivations au départ, quand la zone de combat syrienne donne à ces individus la possibilité d’être violent « légalement » et d’exercer la violence pour la violence, dixit l’ancien juge antiterroriste Marc Trevidic.
Par ailleurs, l’enquête menée auprès de leur famille laisse penser que plusieurs d’entre eux souffraient d’un manque de reconnaissance, à la fois au sein de la société française – du fait de discriminations subies doublées d’obstacles posés à l’affirmation des appartenances – et dans leur environnement familial. Interrogé sur son fils en audition, le père d’un des prévenus le résume ainsi à un « fainéant ». Un prévenu dépeindra rétrospectivement son propre départ comme étant l’« acte de courage » d’un « bon à rien, d’un immature » souhaitant se repositionner par rapport à ses sœurs aux carrières ascendantes. La fragilité de leurs positions dans leur famille, ainsi qu’en France se lit également dans les projections professionnelles de l’un d’entre eux à l’étranger, là où les diplômes ne sont pas considérés comme la clef de la reconnaissance.
Ces trajectoires labiles croisent celle du recruteur Mourad Fares. Si son influence est présentée comme déterminante dans l’instruction – sans doute de manière contingente, en ceci qu’elle semble signer le début de la surveillance des prévenus –, les avocats de la défense s’étonnent que son emprise sur les sept jeunes hommes ne soit pas davantage approfondie à l’audience et que ce recruteur ne soit pas invité à témoigner lors du procès. Le charisme du recruteur – qui a très certainement été déterminant dans le départ des prévenus – a été paradoxalement peu évoqué lors des plaidoiries des avocats et minoré par les prévenus (l’un d’eux évoque « une simple visite de courtoisie » à propos d’une des rencontres visant leur recrutement). L’emprise de Mourad Fares repose avant tout sur ses vidéos publiées sur internet et sur les réseaux sociaux, ainsi que ses prêches individualisés s’appuyant sur des images de propagande de l’EIIL.
L’un des prévenus dira à l’audience l’émotion de « voir en vrai » cette célébrité de la « djihadosphère » et citera la vidéo d’un autre recruteur (Omar Omsen) comme ayant été le déclic de leur départ. Mourad Fares assurera par ailleurs l’organisation et la logistique du départ de la filière. Ces vidéos virales d’internet et la sociabilité virtuelle des réseaux sociaux semblent avoir joué un rôle déterminant dans la radicalisation des onze jeunes. Cette radicalisation paraît toutefois indissociable de leurs liens de sociabilité et de confiance qu’ils entretiennent à l’échelle du quartier. L’impression que laisse le compte-rendu de la phase du départ au djihad est qu’elle ne pouvait être que le fruit d’une dynamique collective. L’insertion sociale des prévenus – dans leurs cercles amicaux, amoureux, familiaux et professionnels – aurait très certainement joué le rôle de garde-fou sans émulation collective. Deux cousins d’un djihadiste de la filière se désolidariseront d’ailleurs du groupe peu avant le départ.
En somme, ces trajectoires de radicalisation suivie d’un djihad décontenancent en raison de leur grande banalité et trivialité. On observe avant tout le parcours de onze jeunes marqué par l’échec – pour certains dès la non-obtention de leur BEP –, par l’insatisfaction professionnelle et par l’ennui. Leur quotidien fait d’intérim, de jeux vidéo, de réseaux sociaux, de football et de bars à chicha connaît un tournant avec l’intervention de Mourad Fares. L’un d’entre eux est allé jusqu’à héberger le recruteur le temps d’une nuit et à faire le rêve d’un Mourad Fares l’embrassant sur le front. La rencontre donne aux Strasbourgeois l’impression de mettre un pied dans la djihadosphère et signe leur adhésion à l’idéologie islamiste. Cette adhésion entraîne des déplacements sociaux et géographiques. Un des prévenus passe alors du statut d’intérimaire de nuit en station-service à celui de djihadiste, se transpose du quartier de la Meinau à Strasbourg (où se trouve le stade de football) à la ville d’Alep ou de Raqqa, quitte la communauté des descendants d’immigrés en quartier ségrégué pour celle des musulmans universalistes. La quête de sens du groupe est alors assouvie par la noble cause du combat contre Bachar al-Assad [1]. L’opposition se fait au nom de la communauté sunnite, pour sauver femmes et enfants, et avec des armes « s’il le faut », le tout teinté d’un « vernis religieux » selon leurs termes à l’audience. Ce sens retrouvé permet l’alignement de leur biographie avec leur expérience, et leur permet de reconfigurer leur identité et de réaffirmer leurs appartenances. La féérie de la rencontre avec ce recruteur connaît pourtant un tournant avec la confrontation au terrain syrien.
Le séjour en Syrie des sept prévenus ne répond en effet que partiellement à cette quête de reconnaissance. La première déception intervient dès leur arrivée, lorsque le recruteur – adulé lors des préparatifs du voyage – ne vient pas les accueillir personnellement et les laisse aux mains de djihadistes qui appliquent froidement la procédure logistique de confiscation des effets personnels et de l’enquête sur leurs motivations. Mourad Fares – avec lequel ils pensaient avoir établi une « relation de confiance » – leur annonce ensuite rapidement qu’il quitte l’EIIL pour Jabhat al-Nosra, les laissant livrés à eux-mêmes dans les rangs de l’EIIL. C’est cette « fitna » (discorde) dans les rangs de la rébellion qui semble être à l’origine de la rapide désillusion des Strasbourgeois. Leur arrivée sur zone intervient dans un contexte fratricide, marqué par l’assassinat d’un chef de l’ASL par des combattants de l’EIIL. Cet événement de l’été 2013 scelle non seulement le morcellement de la rébellion syrienne, mais serait aussi une des raisons de la mort de deux membres de la filière de Strasbourg, deux frères tués début janvier 2014 à un check-point par des combattants de l’ASL.
Ce désenchantement décrit unanimement lors de l’audience par les prévenus suscite toutefois le doute, notamment au regard des écoutes téléphoniques et de la tentative de plusieurs d’entre eux de faire venir une femme de France vers la Syrie. L’audience n’a pas permis de déterminer les motivations qui sous-tendaient cette démarche : recrutement, motivations vénales (les djihadistes mariés voient leurs revenus augmenter et accèdent à un logement), couverture (pour masquer un départ hors de Syrie), opportunisme face à l’effet suscité par l’effet du statut de combattant auprès de certaines femmes ou bien réelle volonté de prolonger leur séjour en Syrie dans les rangs de l’EIIL ? Parmi les membres de la filière, seul le tueur du Bataclan s’est installé avec une femme, union qui a donné naissance à un enfant. La version du désenchantement une fois arrivés sur la zone de combat est également fragilisée par les postures fières et enjouées des photos postées sur les réseaux sociaux.
Une défense mise à mal
La dizaine d’avocats de la défense a recours à des stratégies de défense très variées, à la fois au regard du ton de leur plaidoirie – certains tentant de susciter de l’empathie pour leur client, quand d’autres jouent la colère face à une réponse judiciaire inadaptée –, que de la rhétorique mobilisée. Lors des plaidoiries du dernier jour d’audience, la ligne de défense des avocats repose sur trois grands registres : celui de la responsabilité de la société, celui de la légitimité des motivations des prévenus et enfin celui de la vacuité du dossier.
Le registre de la responsabilité de la société s’appuie d’abord sur le récit des discriminations subies par les prévenus au nom de leur ascendance migratoire et de leur appartenance de classe sociale. Les avocats avancent que ces discriminations ont entraîné un mal-être et de la frustration chez les « prolétaires de cité » du box des accusés, faisant d’eux un vivier sensible à la propagande islamiste et à ses promesses socio-militaro-consuméristes (accès au logement, aux véhicules, à l’apparat militaire en Syrie). Le deuxième argument de ce registre concerne l’absence de dispositifs en France en 2013 pour éviter les départs des adultes radicalisés vers les zones de guerre, alors même que certaines familles avaient alerté les pouvoirs publics pour éviter le passage de la frontière syrienne des prévenus. Plus concrètement, les avocats dénoncent une action répressive et une réponse exclusivement judiciaire à un phénomène qui pourrait faire l’objet de mesures préventives. L’impression des familles de djihadistes est en effet que l’État a laissé les candidats au djihad rejoindre l’Irak et la Syrie en espérant leur décès sur zone ou tout du moins l’absence de retour sur le sol français. La justice les intercepte ensuite à leur retour et les « neutralise » au moyen de peines lourdes doublées d’un traitement carcéral particulier du fait de la qualification d’acte terroriste.
Le deuxième registre mobilisé est celui de la légitimité des motivations des prévenus. Plusieurs avocats rappellent que l’opposition au régime de Bachar el-Assad est soutenue internationalement et exigent la reconnaissance du « droit à la guerre » pour leurs clients. Ils s’appuient pour cela sur l’indignation internationale face aux bombardements massifs sur la ville de Homs en 2013, et plus particulièrement sur la déclaration de Laurent Fabius à ce sujet (le 8 juillet 2013), ainsi que sur les propos du ministre des affaires étrangères en 2012 affirmant qu’Assad « ne méritait pas d’être sur Terre ». Si les prévenus ont rapidement abandonné leur ligne initiale de défense – celle d’un voyage humanitaire qui aurait tourné au militaire contre leur gré – les avocats ont également évoqué la contrainte pour justifier l’allégeance à l’EIIL et le choix du combat. Le choix des armes a en effet été fait à leur arrivée en Syrie par les prévenus comme seule alternative à la mort en martyr dans un attentat-suicide. En sus, l’allégeance à l’EIIL est prêtée en public et ne tolère aucune défection. La fuite de Syrie par l’ensemble des prévenus – présentée comme volontaire – est avancée dans un deuxième temps comme preuve incontestable de leur désaveu des pratiques de l’EIIL.
Enfin, le troisième registre des plaidoiries se concentre sur la nature des charges : le dossier d’accusation est essentiellement construit autour de projections intellectuelles reposant sur des photographies et écoutes, et non sur des faits. Les avocats de la défense rappellent qu’il n’y a aucune certitude sur la participation des prévenus aux combats en Syrie, que la qualification de terrorisme ne repose in fine que sur la nature de l’organisation rejointe en Syrie (l’EIIL) et non sur des actes possiblement commis. Les avocats soulignent par ailleurs que la constellation rebelle syrienne n’était pas aussi clivée à l’été 2013 qu’aujourd’hui – l’EIIL faisait encore alliance avec l’Armée Syrienne Libre (ASL) – et que le caractère terroriste du départ en zone de combat pouvait alors être partiellement ignoré par les candidats au djihad.
Les éléments à charge pour illustrer l’adhésion idéologique à l’EIIL sont de trois natures : iconographie et registre lexical sur les réseaux sociaux (photos et noms de profil, publications et commentaires sur facebook cautionnant le terrorisme) ; photos et vidéos retrouvées sur les téléphones et ordinateurs montrant les prévenus plastronnant en armes et souriant, notamment une vidéo de la filière sur laquelle on entend un homme dire « On va fumer les ennemis » ; écoutes téléphoniques enregistrées après leurs retours respectifs semant le doute sur l’intentionnalité du retour de certains prévenus (certains mentionnant l’intention d’un nouveau départ pour la Syrie).
En l’absence d’éléments accablants, les plaidoiries des avocats de la défense dénoncent des réquisitions reposant sur la peur d’une société meurtrie par les attentats de 2015-2016 et reprochent au parquet de n’avoir jamais posé frontalement de questions sur la dangerosité et les intentions des prévenus, alors que c’est sur ces aspects que reposent les peines requises qu’ils qualifient de « peines d’élimination ». Enfin, certains avocats regrettent la condamnation collective de la filière et appellent à des condamnations individualisées, soulignant la repentance de certains prévenus. La relative homogénéité des réquisitions ne reflète en effet que très partiellement la diversité des profils, des motivations, des attitudes à l’audience.
Le procureur reprochera quant à lui l’absence de coopération des prévenus – lors de l’instruction puis de l’audience – qui entretiennent le flou sur leur séjour en Syrie. L’une des avocates y répondra par le droit au silence des prévenus. Cette attitude des sept accusés jouant volontiers les candides lors de l’audience n’aura toutefois pas servi leur défense. Pour alimenter leur version d’un séjour avant tout humanitaire et politique, certains accusés éludent certaines questions pour se replier sur des discussions terminologiques (« Qu’est-ce que le djihad ? Les pro-Assad peuvent aussi faire le djihad ! »), ou feignant une méconnaissance de l’arabe ou de la terminologie islamique, tel que la « hijra » (« C’est juste un déménagement »), la « charia », le « martyr » (« C’est quoi la définition du martyr ? C’est quoi leur cause ? ») et la « fitna ». La majorité d’entre eux affirme par ailleurs ne pas avoir reconnu le drapeau de l’EIIL en arrivant en Syrie en 2013 et tous font mine de ne pas saisir les craintes de la chambre correctionnelle concernant leur radicalisation (« La radicalisation, c’est quelqu’un qui ne fait pas de concession. C’est pas monstrueux ! »). Cette attitude maladroite des prévenus s’illustre également dans les propos liminaires du frère de l’un des tueurs du Bataclan, lorsqu’il entreprend d’afficher sa distance avec les actes de ce dernier. Il déclare alors à cet effet que le soir du 13 novembre 2015, il regardait le match France/Allemagne [en cellule], parce qu’« on est fan de foot », omettant de se distancier autrement que par contingence de ces actes terroristes.
Au-delà de cette attitude, c’est également le fait que l’instruction soit essentiellement construite sur des écoutes téléphoniques et des photographies qui dessert les accusés. Les avocats auront beau souligner qu’il ne faut pas sous-estimer l’effet syntaxique des « LOL » (Laughing out loud), « MDR » (Mort de rire) et des smileys omniprésents dans les SMS ou sur les réseaux sociaux des prévenus – en ceci qu’ils minorent et relativisent la teneur des échanges –, il n’en demeure pas moins que ces propos mettent à mal leur version du séjour politico-humanitaire et de la désillusion face aux exactions de l’EIIL : « Je leur dirai que je suis l’élite de la Umma [nation ou communauté des musulmans] et que je les nique », écrit l’un des prévenus à propos de la Direction Générale de la Sécurité Extérieure (DGSE) et de sa probable arrestation ; « [En Syrie,] on vit avec fierté, tu vois, tu vis avec tes frères, tu vis pas avec des kouffars [mécréants] qui croient qu’ils descendent du singe, tu vois ! » écrit un autre depuis la Syrie. Ce même prévenu prétend avoir menti « pour frimer » en face d’une jeune femme acquise à la cause de l’islam radical quand il lui écrivait sur facebook avoir assisté à une crucifixion. Interrogé sur ces échanges lors de l’audience, ce même prévenu réitérera n’avoir pas assisté aux exactions, mais que même « s’il en avait vu, il n’aurait rien dit » aux autorités. Enfin, le frère d’un tueur du Bataclan explique par l’injustice ressentie en prison et le « choc carcéral » l’invective « Vous allez voir, bande de chiens ! » écrite en prison, à propos des institutions françaises, ou encore « Je vais me radicaliser [en prison], je vais devenir un terroriste ». Il justifie par ailleurs les propos échangés avec son frère trois mois avant l’attentat du Bataclan : « C’est toi qui me devances auprès d’Allah et je te rejoins bientôt » par l’inéluctable mortalité des êtres humains.
De la même manière, les photographies et vidéos des prévenus en armes sur la zone de combat sont présentées par les prévenus à l’audience comme des clichés « pour faire les beaux avec les armes, pour prendre la pose » dans une démarche de street credibility [2], davantage que dans une véritable action de combat. Les arguments de la défense sur l’importance du paraître, de la valorisation par la terreur des prévenus sont cohérents avec les enquêtes portant sur certains quartiers ségrégués. Cette affirmation d’une virilité exacerbée auprès de leurs amis contraste d’ailleurs fortement avec les conversations des prévenus avec leur famille. Ils y montrent une attitude plus distante par rapport aux exactions de l’EIIL et leur crainte d’être taxés de terroristes.
Quelle prise en charge des djihadistes de retour de Syrie ?
Le procès de la filière de Strasbourg soulève plusieurs questions. Dans sa plaidoirie, une avocate rappellera que « la justice, ça n’est pas juger sur ce que l’on pense qu’un prévenu aurait pu faire ou pourrait faire » pour dénoncer des réquisitions lourdes et disproportionnées au regard de charges mal identifiées et de l’absence de victimes [3]. L’audience en correctionnelle est par ailleurs faiblement contradictoire et laisse peu de place au débat : seule une jeune femme viendra témoigner en faveur de son frère prévenu. Enfin, le réquisitoire du ministère public reflète avant tout la peur et le malaise de la société face à un nouveau cadrage de l’action que représentent l’islam radical et le djihad, et face à un possible passage à la violence de prévenus endoctrinés en France puis en Syrie par l’EIIL.
Le cadrage islamiste propose en effet des schèmes d’interprétation pour des injustices ressenties, dans différentes positions : notamment en tant que musulman dans le monde, en tant que descendants d’immigrés en France, en tant que prolétaires en quartiers dits sensibles. Ce cadre interprétatif livre dans un deuxième temps des modes d’action et des cibles : il permet la conversion d’actes relevant du droit commun ou de crimes en actes politiques ou religieux, ce qui garantit à leurs auteurs une audience médiatique et le soutien international de courants radicalisés. Cette catégorisation en action islamiste facilite le passage à l’acte, en garantissant un accomplissement personnel, une valorisation, doublé du salut pour soi et ses proches. On voit ainsi dans certains cas d’actes terroristes individualisés un croisement entre des motivations personnelles et un cadrage islamiste : comme dans l’affaire du club homosexuel d’Orlando ou encore dans celle de Magnanville où l’auteur du double meurtre évoque lors de la négociation un différend personnel avec le policier assassiné, ou enfin dans le cas de la décapitation d’un patron en Isère. La terminologie et le cadre très vastes du cadrage – avec notamment la cible des « kouffars » (mécréants) – facilitent l’adhésion.
Si le rattachement à ce modèle interprétatif islamiste s’effectue aussi bien en Occident qu’au Proche-Orient, tout semble indiquer qu’un séjour en Syrie intensifie l’adhésion au cadre interprétatif. C’est en cela que les mesures préventives et d’empêchement du départ sont indispensables. En septembre 2014, le Conseil de sécurité de l’ONU a d’ailleurs demandé aux États-membres de réprimer non seulement les départs vers les zones de combat syriennes (l’organisation, le transport, l’équipement, le financement), mais également de prévenir ces « voyages ». Cette résolution marque un virage dans la prise en charge de la radicalisation : les États doivent désormais faire face au retour de djihadistes dont la dangerosité est difficile à évaluer et pour lesquels on peine à trouver une réponse judiciaire adéquate. L’adoption d’un plan de lutte contre la radicalisation violente en France, dès avril 2014, s’inscrit dans ce tournant international et comporte notamment l’interdiction administrative de sortie du territoire dans les cas de radicalisation. Ceci amène la section « anti-terrorisme » du tribunal de grande instance à juger des préparations de départ en Syrie.
En l’absence d’interpellation avant le départ en zone de combat, les djihadistes sont arrêtés puis incarcérés quelques semaines après leur retour. Les prévenus et détenus ont alors la possibilité d’y rejoindre des unités dédiées (dans certains établissements pénitentiaires) qui proposent des groupes de parole et des cours (notamment sur la laïcité) pendant trois à six mois [4]. Il est intéressant de noter que la participation à ce dispositif de lutte contre la radicalisation en milieu fermé est également citée dans les plaidoiries des avocats pour démontrer les efforts de leurs clients en matière de réinsertion. Les détenus les plus radicaux ne semblent pas participer à ces unités, l’institution craignant qu’ils nuisent à la dynamique du dispositif.
La réponse carcérale pose plusieurs questions, dans les phases qui précèdent et succèdent à la détention. Les échanges menés avec les proches de djihadistes montrent d’abord que l’horizon d’une détention pour « préparation d’actes de terrorisme » constitue un obstacle au retour des transfuges ou des djihadistes en questionnement. L’un des prévenus de Strasbourg dira lors de son procès « Là-bas, on me traitait d’apostat. Ici, on me traite de terroriste ». Cette impossibilité de repentance sans passer par la « case prison », semble par ailleurs inciter à l’attentat-suicide, soit sur zone en Syrie ou en Irak, soit en Europe, comme le suggère la lettre posthume laissée par l’un des terroristes de l’aéroport de Bruxelles (2016), Ibrahim El Bakraoui, écrivant se sentir désemparé face à l’imminence de son arrestation et donc de son incarcération. Le credo de « La mort plutôt que la détention » renforce en outre la taqîya (la dissimulation de la foi en contexte de persécution) et rend plus difficile l’identification des individus radicalisés.
La deuxième question que pose la réponse carcérale est celle de son sens et de la sortie de prison. Le procès de la filière djihadiste interroge la pertinence d’une réponse unique à des trajectoires de départ très hétérogènes. Si le sens des lourdes peines est probablement d’écarter les individus radicalisés en attendant le déclin de l’EIIL, il est inadapté dans le cadre des repentis. Enfin, les détentions longues prononcées dans les cas de séjours courts en Syrie – sans preuves accablantes d’exaction, de combat, ni de victimes – portent en elle le risque d’un sentiment d’incompréhension chez les prévenus et leurs proches. Les familles de djihadistes rencontrées exposent à ce sujet l’impression que les institutions leur refusent toute forme de dignité et qu’elles font l’objet d’un traitement à part : condamnations lourdes, absence d’actes de décès pour les djihadistes morts sur zone, d’acte de naissance pour les enfants nés en Syrie, soupçons de complicité pesant sur les proches, etc. À l’annonce des réquisitions, l’un des prévenus strasbourgeois resté trois mois sur zone et contre lequel ont été requis 10 ans d’emprisonnement (soit la peine maximale) déclarait à l’audience « C’est quoi le plus dangereux ? Trois mois passés en Syrie ou huit ans en détention ? ». Le même soufflait en off aux familles « Qu’est-ce qu’on prévoit pour ceux qui restent plus de 3 mois en Syrie ? La guillotine ? ». Pour les prévenus qui sont encore ancrés dans le système de pensée islamiste, ce sentiment d’injustice présente le risque de renforcer leur radicalisation, si la détention est effectuée hors unité dédiée.
Le dernier problème que soulève la détention est celui de la « sortie sèche » de la majorité des détenus en France, c’est-à-dire sans aménagement de peine, et qui présente un danger potentiel pour ces trajectoires spécifiques. Cet enjeu de la réintégration sociale a été saisi par les autorités au moyen des centres « Réinsertion et citoyenneté » sous l’égide du Comité interministériel de Prévention de la Délinquance et de la Radicalisation (CIPDR). Le premier centre destiné à un public non incarcéré a ouvert en juillet 2016. D’autres devraient voir le jour pour les djihadistes de retour de Syrie. Cette démarche montre des ressemblances avec les centres à destination des personnes radicalisées au Danemark, mis en place pour juguler le nombre de détenus condamnés pour terrorisme, menaçant d’alimenter le recrutement en milieu carcéral. Ces dispositifs présentent l’avantage de proposer une réponse à l’endoctrinement dispensé sur zone en Syrie et d’agir sur la réinsertion socio-professionnelle et la valorisation de soi.