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Recension Histoire

L’émergence de la transparence

À propos de : Michael Schudson, The Rise of the Right to Know, Politics and the Culture of Transparency (1945-1975), Harvard


par Erik Neveu , le 6 mai 2016


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Une rigoureuse étude de l’histoire récente du droit de savoir aux États-Unis fait remonter l’émergence de la transparence aux revendications pratiques anti-bureaucratiques plutôt qu’à des revendications idéologiques soixante-huitardes.

Recensé : Michael Schudson, The Rise of the Right to Know, Politics and the Culture of Transparency (1945-1975), The Belknap Press. Harvard. Cambridge, Mass, 2015, 349 p.

Professeur à l’école de journalisme de Columbia, Michael Schudson est un des spécialistes du journalisme qui jouit de la plus forte reconnaissance internationale. Mais il n’est pas qu’un remarquable « spécialiste de sa spécialité » : la stimulation intellectuelle de ses contributions tient aussi à ce qu’investissant une pluralité d’objets, il en tire la capacité à rapatrier des problématiques, des auteurs, là où ne les attend pas, à ouvrir des questionnements transversaux. Ses domaines d’intervention ont porté sur les cultures populaires, la publicité commerciale ou les définitions du « bon citoyen ». L’ouvrage qu’il publie sur l’émergence récente du droit de savoir aux USA se situe donc à l’intersection d’enjeux qu’il a déjà explorés : processus de médiatisation et de publicité, culture politique, rôle des journalistes.

La réaction première d’un lecteur français pourrait être un défiant « on a déjà donné ! » tant le topos de la transparence a pu être vecteur de discours simplificateurs. Sur un versant l’idée que l’accès, sauvage ou garanti par le droit, aux comptes rendus de processus décisionnels ou stocks de big data serait la promesse d’un âge nouveau de la démocratie, dévoilant les secrets (fiscaux, bancaires, affairistes) des puissants. Sur l’autre les imprécations rituelles sur les effets pervers d’une transparence soumettant à une publicité, contrainte ou consentie mais toujours menaçante, opinions, affections et consommations. The Rise of the Right to Know montre combien, jusque sur des sujets qui semblent surinvestis, un travail rigoureux de science sociale produit autre chose que les simplifications de l’essayisme.

Condenser cet ouvrage qui mobilise une grande variété de terrains pourrait aboutir à le ramener à une proposition centrale : l’émergence récente d’un droit de savoir, d’une valorisation de la transparence n’est en rien le fruit d’une idéologie ou d’un projet cohérent qui serait né de l’humeur critique des sixties. La démonstration porte sur les États-Unis. Il n’est pas interdit de méditer sa possible extension. C’est à cette proposition centrale qu’on s’attachera d’abord avant de s’arrêter sur un de ses étais argumentatifs relatif au journalisme. Il sera ensuite possible de discuter la manière dont le droit de savoir est réinséré dans le débat sur la crise et des ressourcements de la démocratie contemporaine.

Des séries causales indépendantes

Comment émergent des lois, des dispositifs qui instituent dans le droit positif et font entrer dans un horizon de sens commun l’idée que le secret ou le silence doivent être l’exception, qu’existe un droit de savoir opposable tant dans le domaine civique que dans celui du fonctionnement des services publics ou les rapports marchands ? Une tradition libérale prévoyant la responsabilité des agents publics ou la publicité des délibérations politiques offrait un socle à cette attente. Mais la pratique était loin de l’idéal. Ainsi du fonctionnement des commissions du Congrès américain jusqu’aux années 1970 : il était banal de ne pouvoir identifier comment chaque élu avait voté. Les congressmen eux-mêmes pouvaient avoir quelque difficulté à savoir en temps utile où et quand se déroulait un vote de sous-comités qui pouvait arrêter net le parcours d’un texte législatif. Sur un registre plus prosaïque l’art du packaging pouvait mettre le consommateur en présence de produits mesurés en unités mystérieuses comme la « jumbo pound » ou le « full gallon  », habillés de « visuels » sans rapport avec les contenus, au point qu’une expérience de laboratoire expédiant dans un supermarché des ménagères diplômées de l’université (p. 71) démontre l’impossibilité pratique de se comporter en agent économique rationnel du fait de l’incomparabilité des indications portées ou omises sur les emballages.

Le droit de savoir marque un premier point avec l’adoption en 1966, au terme d’une bataille de dix ans, du Freedom of Information Act. Il pose, avec un nombre non négligeable de restrictions (secret commercial et militaire, respect de la vie privée ...) que tout citoyen ou élu a le droit d’obtenir, dès lors que sa demande est précise, les documents à partir desquels une administration a pris une décision. Un demi siècle plus tard ce sont quatre mille FOIA officers qui répondent aux demandes des citoyens, des associations, parfois des universitaires ou romanciers en mal de documentation. L’étiquetage des produits alimentaires fournira une autre scène. Une conjonction de sénateurs démocrates, de personnalités militantes liées au mouvement syndical vont porter ce dossier pour aboutir à une série de lois qui imposent des contraintes quant à l’intelligibilité des données physiques (poids, volume), des ingrédients, de la valeur nutritionnelle, des dates de conservation. Une bataille encore distincte va se déployer au sein du Congrès pour mettre un terme au grotesque système d’ancienneté et – comment le nommer autrement ? – de bizutage qui faisait reposer l’accès aux positions stratégiques sur la longévité... donnant à un groupe restreint d’élus démocrates sudistes, conservateurs et ségrégationnistes, un droit de vie et de mort sur toute législation libérale. Le Democratic Study Group va mener une bataille prolongée pour réformer les procédures, remettant en cause la gérontocratie conservatrice et un ensemble de mécanismes opaques qui en étaient les appuis. Un quatrième terrain de déploiement de mesures aux effets de transparence apparaîtra en 1969 avec le vote du NEPA (National Environnement Policy Act) porté par une coalition d’élus démocrates, d’universitaires et d’organisations plus environnementalistes qu’écologistes. Le texte s’inscrit dans l’essor lent d’une législation qui tente d’anticiper les conséquences sur le milieu naturel des équipements publics et industriels. Apparaît donc l’obligation de produire un rapport sur ces enjeux et de le rendre accessible au public.

Esprit critique des sixties ? Ou modernisme des pre-sixties ?

La tradition des lectures rétrodictives (le sens, individualiste et hédoniste, de Mai 68 expliqué par l’état de la France de 1988 !) ne manquera pas de donner à ces dynamiques diverses une cohérence claire. C’est là, pour le meilleur et le pire, un héritage des sixties, des années soixante-huit dirait-on en français. L’humeur anti-institutionnelle, l’individualisme triomphant, la croyance qu’il n’est de secret que pour masquer des dominations inavouables... voilà la formule génératrice du droit au savoir ! Le charme du travail empirique est de faire dérailler de cailloux factuels les grosses et paresseuses machines interprétatives. Dans le gros des cas évoqués ici la transparence n’est jamais posée comme une vertu ou un objectif en soi. Elle est un moyen, un détour parfois quasi involontaire au service de desseins pratiques : mettre fin à la résistance des bureaucraties aux demandes d’explication du législateur, faire sauter le verrou qui bloque toute législation libérale au Congrès, rendre possible l’exercice rationnel de l’activité de consommateur. Dans le cas du NEPA, loin d’exprimer une mystique de la transparence, l’accès du public aux documents sur les impacts environnementaux est un élément à peine anticipé. La clause naît de la coopération conflictuelle entre les sénateurs Muskie et Jackson qui portent le projet, Muskie concédant cette disposition pour satisfaire le refus de Jackson de voir les agences fédérales auto-évaluer dans l’entre-soi les effets de leurs décisions.

Curieux baby-boomers que John Moss, le porteur du FOIA, né en 1915, ou Esther Peterson, née en 1906 et cheville ouvrière de la législation destinée à informer le consommateur. Si la silhouette de Ralph Nader se profile, au second plan, les actions des entrepreneurs de changements qui aboutissent dans cette période, ont pris leur élan à la fin des années cinquante. Et les valeurs qui les guident ne sont pas celles du « Movement  » mais la défense des droits du Congrès, le dégel des hiérarchies intra-partisanes, la valorisation d’un consommer-mieux et non la critique d’une société de consommation. Esther Peterson est une syndicaliste associée au moment Rooseveltien, puis une collaboratrice de la chaîne de distribution « Giant » où elle expérimente au service du consommateur. On est loin des étudiants radicaux du SDS, porteurs de la contestation sur les campus.

Schudson invite ici à penser les « pré-sixties  » (p. 101-2), un moment qu’on pourrait appeler moderniste de cette décennie. Des législateurs entendent, sans remise en cause de l’American Way of Life, chasser l’archaïsme des fonctionnements institutionnels, rationaliser l’économie. Des pré-sixties critiques, mais non anti-système, qui questionnent les fonctionnements institutionnels au nom de logiques classiquement libérales (checks and balances, fiabilité des transactions économiques). Des sixties où s’opèrent de vrais changements mais sans l’appareil de l’irrévérence, de l’impatience du résultat, sans les slogans forgés au lexique des idéologies anti-système. Des pré-sixties, états-uniennes, mais dont l’opposition à une seconde partie de décennie, n’est pas dépourvue de sens en France si l’on pense aux thèmes des modernisateurs (Club Jean Moulin, galaxie mendésiste) étudiés par Delphine Dulong dans Moderniser la Politique (L’Harmattan, 2000). Si l’analyse laisse ouverte la question des usages et métamorphoses postérieures des outils juridiques et discours de la transparence, elle invalide la double mythologie – celle du panoptique totalitaire, celle du levier majeur de l’émancipation – qui situe dans l’espace contestataire et radical des années soixante leur point d’origine.

Quel rôle pour les médias ?

Il existe une cinquième scène, surplombante celle-là, de déploiement du droit de savoir : les médias. Ceux-ci sont bien un opérateur puissant de mise en transparence, mais pas pour les raisons le plus spontanément invoquées : hubris de dévoilement et d’agressivité, course aux audiences justifiant toutes les transgressions. Schudson rappelle, faits à l’appui, le caractère déférent et peu vindicatif de la presse face aux élus et institutions jusqu’aux années soixante incluses. Il montre, reprenant des analyses qu’il a plus fouillées dans des travaux antérieurs (Discovering the News. A Social History of American Newspapers, Basic Books, 1981), que c’est aussi, d’abord, le sentiment d’être manipulés par l’armée des Public Relation Officers et de se heurter à une rétention d’information de la part d’autorités dont la vertu morale est de plus en plus contestée, qui alimentent une attitude plus combative des journalistes et rédactions. Il insiste sur le rôle de lanceurs d’alerte comme Daniel Ellsberg sur les Pentagon papers, ou Peter Buxtun découvrant, éberlué, qu’une administration fédérale de la santé utilise une population noire comme cobayes humains sur les effets de la syphilis, sans que sa dénonciation interne produise d’autres effets qu’une invite à se taire. Schudson montre qu’un changement de ton de la presse ne tient pas tant à un dessein agressif qu’à la dynamique de jeu entre des pouvoirs publics (et privés) habiles à une gestion quasi professionnelle de la presse comme haut-parleur et des journalistes de plus en plus réflexifs dans le démontage de ces tentatives d’instrumentation. Une autre facette de Schudson analyste du journalisme s’exprime alors : montrer que si le journalisme est un métier avec sa division des tâches, ses compétences et routines, il faut aussi le penser à travers ses produits finis et questionner la genèse sociale de genres et de formats. Il développe alors une typologie élaborée avec Katherine Fink qui manifeste dans la presse quotidienne des USA, le glissement du centre de gravité des types d’articles. L’ancien modèle de base, qu’ils nomment «  conventionnel » (Qui, Quand, Où, Quoi ?), centré sur un événement immédiat et isolable, devient minoritaire face aux papiers «  contextuels ». Ceux-ci valorisent le pourquoi, des angles larges d’analyse, se fixent sur des dossiers, des faits non réductibles à l’instantanéité de l’événement. Questionner et fouiller n’est pas assignable à un jeu voyeuriste, mais peut aussi s’articuler aux soucis d’expliquer, de comprendre l’altérité, de porter l’empathie pour les plus lointains socialement. Si ces tendances reçoivent une impulsion des sixties contestataires avec la presse underground ou le New Journalism, elles ont des racines sociales profondes dans la scolarisation massive qui suscite un autre public, d’autres demandes, une population de journalistes plus scolarisée, plus diverse socialement.

Quel modèle démocratique ?

Les deux derniers chapitres élargissent la problématique vers un questionnement sur les mutations de la démocratie. Ce sont là des pages ambitieuses et stimulantes. Elles peuvent aussi laisser insatisfait. C’est une frustration structurelle pour certains lecteurs de Schudson auxquels j’appartiens : la fréquence d’un dénivelé entre des analyses denses, acérées, contre-intuitives et une prudence des positions normatives qui évoque parfois le docteur Pangloss de Voltaire, le souci de suggérer que le monde tel qu’il tourne n’est pas si affligeant.

Schudson souligne combien après avoir été en quelque sorte un outil sur lequel étaient « tombés » des législateurs et politiques, un moyen pas toujours anticipé pour atteindre des fins autres, le droit de savoir et la transparence prennent le statut d’instruments en soi politiquement libérateurs. Ils promettent le contrôle des autorités dans les usages qu’en revendiquent Assange et les champions des « fuites » sur la toile. La culture du dévoilement, du contrôle via le Net s’intègre à un nouveau modèle politique. Un modèle « post » représentatif qu’on pourrait nourrir du cadre analytique de la « Contre-démocratie » (Seuil, 2006) explorée par Rosanvallon ou de la « monitorial democracy » théorisée par Keane (Democracy and Media Decadence, C.U.P., 2013). Une multitude d’institutions et de groupes mesurent et évaluent, surveillent et objectivent l’action publique ou celle des firmes. Le citoyen n’est plus seulement celui qui vote, ni même qui se mobilise. Il se saisit des recours juridictionnels, contribue à produire des indicateurs qui éclairent le sens et les performances de l’action publique. Il lance des alertes, réagit en continu par des sondages. Dans un énoncé typique des prudences évoquées à l’instant, l’auteur note que tout cela ne prouve pas forcément que la démocratie s’améliore, mais implique de l’évaluer autrement. Assurément. Mais comment ? On eut aimé voir intégrés au débat des auteurs comme Hay (Why We Hate Politics, Polity, 2007) ou Mastropaolo (Is Democracy a Lost Cause ?, ECPR Press 2012). Entrant dans une sociologie de la clôture des espaces décisionnels, du recrutement social des dirigeants, des mécanismes qui restreignent l’espace des choix volontaristes, ils questionnent l’avènement d’un « après » de la démocratie, non sur le mode tocquevillien d’un autoritarisme paisible mais comme soustractions multiples des pouvoirs de choix politique au démos. On aurait aimé aussi que les dynamiques de mise en visibilité soient mises en relations avec celles, inverses, de reconstitution de coulisses opaques de la vie sociale, économique et politique. Urry l’esquisse dans un récent Offshoring (Polity, 2014) où il théorise l’« offshore  » comme un mécanisme général d’évitement de la transparence. Offshore des paradis fiscaux, Offshore social des « travailleurs détachés » vidant le droit du travail, offshoring des déchets industriels expédiés en silence vers des pays incapables de les traiter.

Rendre attentif à des choses visibles mais inaperçues, c’est ce qui caractérise un bon livre de sciences sociales. L’analyse n’a t-elle pas ainsi déplacé le regard : des sixties contestataires aux pré-sixties modernistes, de l’influence d’une idéologie cohérente de la transparence-vertu à l’émergence tâtonnante d’un recours à la publicité et au libre accès comme réponses à des enjeux sérialisés, de la rétrodiction à la généalogie ?

par Erik Neveu, le 6 mai 2016

Pour citer cet article :

Erik Neveu, « L’émergence de la transparence », La Vie des idées , 6 mai 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-emergence-de-la-transparence

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