Quand j’ai écrit au quartier général de la police, un officier supérieur très poli et digne m’a rendu visite. Il a fait semblant de faire une enquête et m’a rendu une deuxième visite pour me dire que les voisins étaient pour ainsi dire tous catholiques et ne se dénonceraient pas les uns les autres. Après un instant, je lui ai demandé s’il n’était pas lui-même catholique. Il a répondu qu’il l’était. J’ai alors demandé si les policiers catholiques n’avaient pas surtout peur de s’attaquer à leurs électeurs à travers les voisins de ma propriété [1].
En 1915, Elizabeth R. Grannis écrit au maire de New York, John P. Mitchel, pour signifier son mécontentement à l’égard de l’action policière. Propriétaire d’une maison dans la 37e rue Est, elle a délogé une famille de locataires qui ne payaient plus leur loyer. Peu après, sa maison a été plusieurs fois sérieusement endommagée. Devant les échecs répétés de ses plaintes à la police, Grannis s’adresse en dernier recours au maire et fait référence à des « électeurs » de la police comme si celle-ci devait rendre des comptes localement, dans le cadre d’une démocratie de quartier, et non à l’échelle de l’ensemble du New York Police Department (NYPD) et de la ville. Elle soupçonne ses anciens locataires d’avoir incité les enfants du quartier à s’attaquer à sa maison. Le quartier, à l’image des locataires, est majoritairement irlandais et la propriétaire, protestante, se plaint que la police, également dominée par des Irlandais-Américains, fasse respecter un ordre fondé sur un particularisme ethnique et religieux.
Jusque dans ses contradictions, ce courrier témoigne des évolutions en cours au début du xxe siècle. Grannis dénonce l’influence des loyautés ethniques et religieuses à l’œuvre dans le NYPD mais écrit sur le papier à en-tête d’une organisation protestante. Elle s’adresse au maire du « grand New York » (Manhattan, Brooklyn, Queens, Bronx et Staten Island) pour dénoncer un système clientéliste, mais inscrit sa démarche dans un cadre démocratique hérité du xixe siècle où les questions de contrôle de l’espace public étaient non seulement exprimées localement par les habitants, mais aussi prises en charge localement – au niveau du quartier ou de l’arrondissement – par les hommes politiques et les élus locaux. Or, au début du xxe siècle, la « philosophie policière » a changé : destinées à lutter contre les phénomènes jugés connexes de localisme, de corruption et de politisation de la police, les réformes du tournant du siècle tendent à accroître la centralisation et la bureaucratisation d’une institution fonctionnant désormais au niveau de la ville, et non plus à l’échelle du quartier. Le début du xxe siècle est une période de transition et de mise en place « de la tension entre capacité organisationnelle et légitimité politique », qui, selon R. W. Bailey, structure l’évolution du système politique new-yorkais [2].
Celui-ci est encore dominé par la redoutable « machine » politique démocrate, Tammany : une organisation partisane, appuyée localement sur des bases essentiellement pragmatiques dans le but de gagner les élections en fidélisant hommes politiques et électeurs. Son organisation pyramidale et son réseau de représentants locaux susceptibles d’assister les électeurs dans leur vie quotidienne confèrent à Tammany un poids dans la gestion d’un ordre public particulièrement difficile à assurer à New York. Contraste entre l’exiguïté de Manhattan et l’extrême densité de la population, situation de la ville comme port d’arrivée d’immigrants toujours plus nombreux et divers, contrastes sociaux entre abondance et misère, poids de Tammany et de l’économie des amusements et des plaisirs, concentration des journaux et des agences de presse : les problèmes policiers, leur résonance et leur traduction politique apparaissent démultipliés à New York.
Comment la police organise-t-elle alors dans un cadre démocratique le contrôle de l’espace public new-yorkais au tournant du xxe siècle ? Ce moment correspond-il à un changement de légitimité et au passage d’une « police communautaire » à une « police bureaucratique » ? Le premier terme, à dessein anachronique, permet de s’interroger sur les liens possibles entre cette expérience originelle et les modèles de « community policing » élaborés dans l’espace nord-américain dans les années 1970-1990 afin de rapprocher la police de la population [3]. La réflexion sur ce moment de transition implique de prendre en compte l’héritage du xixe siècle, qui explique la coexistence de réflexes anciens et de perspectives nouvelles. La prégnance du modèle de police démocratique et la proximité entre policiers et policés induite par l’organisation municipale incitent à examiner comment la police répond aux « demandes d’ordre » exprimées par la population [4].
Police et démocratie : affirmation d’une institution de contrôle de l’espace public
Le développement de la police aux États-Unis se fait en deux grandes étapes. La première phase, celle de l’institutionnalisation, s’échelonne sur les deux premiers tiers du xixe siècle. Elle s’ouvre à New York en 1845 avec la fondation du NYPD. Remplaçant le système dual composé d’agents travaillant de jour et payés à la tâche et de veilleurs de nuit mal rémunérés, le NYPD est une institution qui emploie des policiers à plein temps, chargés d’effectuer, de jour comme de nuit, des patrouilles dans la ville [5]. La force de la nouveauté concentre initialement les débats politiques sur l’organisation de l’institution plutôt que sur les missions à lui donner. Le contrôle de la police doit-il par exemple revenir à la municipalité ou à l’État de New York ? Organisée d’abord à l’échelon municipal, la police de la ville de New York passe entre 1853 et 1870, au gré des conflits politiques, sous le contrôle de l’État de New York, avant de revenir définitivement sous l’autorité de la ville [6]. La politisation des questions d’organisation policière et l’occupation des postes de direction par des hommes politiques – et non des policiers – sont sources d’incertitude professionnelle : si l’institution est devenue permanente, être policier constitue rarement une carrière.
L’idéal britannique d’une police légitime a été repris et infléchi dans un sens particulièrement démocratique. La légitimité de la police n’a pas d’abord pour fondement l’institution elle-même, mais la communauté dans laquelle celle-ci s’inscrit. Les policiers sont seulement des membres du peuple payés pour remplir à plein temps les devoirs incombant à tous les citoyens [7]. La particularité américaine tient à l’organisation strictement municipale du modèle et à l’influence du jacksonisme, c’est-à-dire la foi accordée par le président des États-Unis Andrew Jackson (1829-1836) en « l’homme du commun » et la conviction que « les devoirs des représentants de l’État [sont] suffisamment simples et évidents pour que des hommes de bon sens puissent rapidement en acquérir la compétence ». L’inscription de la police dans la communauté se construit donc différemment à Londres et à New York, au point que W. Miller oppose un policier « aristocratique » (londonien) et un policier démocratique (new-yorkais) [8]. La légitimité du premier repose sur un important prestige symbolique et institutionnel que lui confère un statut de représentant impartial du système légal (conditions strictes posées à son recrutement, compétence spécifique). Le policier new-yorkais est au contraire un homme plutôt qu’une institution : son autorité personnelle repose sur sa proximité avec les citoyens [9]. Être policier n’est pas un métier durable nécessitant une formation spécifique ; tout citoyen peut être amené, au gré des alternances politiques, à devenir temporairement policier. À la fondation du NYPD en 1845, le localisme est de règle : les policiers sont nommés par le conseiller municipal d’arrondissement. La philosophie jacksonienne pense le policier comme un élément du quartier qu’il est amené à patrouiller au nom de l’idée qu’il sera d’autant plus actif qu’il est impliqué personnellement dans le devenir de son quartier [10].
Ce n’est qu’à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle que survient la deuxième étape du mouvement, celle de la professionnalisation. À l’échelle nationale, mais de manière précoce à New York, le mouvement de réforme policière, animé notamment par des hommes d’église et des responsables d’associations civiques, formule trois accusations majeures à l’encontre de la police : son utilisation partisane lors des élections, pour bourrer les urnes ou faire pression sur les opposants ; sa contribution au clientélisme comme principal réservoir d’emplois municipaux ; sa corruption, enfin, qui la conduit à organiser la régulation tarifée, à son profit et à celui de Tammany, des activités illicites plutôt que de lutter contre celles-ci. La solution à ces fléaux est de faire du métier de policier une véritable profession et non plus une récompense politique accordée aux fidèles partisans locaux.
Si en anglais-américain, le terme « professional » renvoie d’abord aux professions libérales (médecins, avocats), la référence au « professionnalisme » fournit néanmoins un cadre aux différentes idées de réforme qui ont émergé dans le monde policier à partir de la fin du xixe siècle. Trois caractéristiques de la sociologie des professions peuvent être retenues, selon Samuel Walker : un savoir professionnel, une autonomie professionnelle et un idéal de service [11]. Parallèlement au développement, au début du xxe siècle, des premiers traités d’administration policière écrits par des experts new-yorkais, l’école de police du NYPD se structure. L’allongement de la durée de formation, la définition d’un programme cohérent associé à la mise en place d’une pédagogie spécifique indiquent que la formation policière n’est plus pensée comme l’acquisition sur le tas d’une compétence auprès des anciens, mais comme la délivrance d’une qualification professionnelle. La question du recrutement est décisive pour l’autonomie professionnelle : en 1884, il échappe aux hommes politiques pour relever désormais d’une commission indépendante qui soumet les candidats à des concours administratifs. Les maires du début du xxe siècle affichent ainsi, même quand ils ont été élus avec le soutien de Tammany (McClellan, Gaynor), leur volonté de laisser la main libre à la hiérarchie policière (notamment à son principal dirigeant, le haut-commissaire) dans l’administration du département : en 1906, McClellan, maire démocrate nomme symboliquement au poste de haut-commissaire un républicain qui n’a jamais habité la ville, Theodore Bingham [12]. Les hauts-commissaires proclament eux aussi leur indépendance et soulignent le comportement exemplaire de la police lors des élections. Si ces gestes ne sauraient suffire à prouver la réalité du changement, ils participent d’un mouvement plus général de redéfinition du politique : désormais, l’État est moins conçu comme un instrument de distribution des ressources économiques que comme une instance d’arbitrage entre les différents intérêts produits par la société industrielle et comme une instance de définition d’un bien commun [13]. Dès lors, l’autonomie conquise par les policiers doit idéalement leur permettre de se consacrer à la défense de la population contre les criminels. La démocratie est désormais comprise en termes d’efficacité dans le service rendu plus que de représentation. Aussi la police cesse-t-elle d’être la « bonne à tout faire » de l’administration municipale et reçoit comme fonction essentielle la lutte contre la criminalité.Tout cela implique une rationalisation des procédures administratives, une centralisation accrue et l’affirmation d’un réel leadership des dirigeants policiers. Le Conseil des hauts-commissaires dirigé par Theodore R. Roosevelt, dans les années 1890, est le premier organe à tenter de lutter contre les conflits d’intérêts et les enracinements locaux, en nommant des policiers fraîchement recrutés dans des commissariats éloignés de leur domicile [14]. En 1898, la création du Grand New York conduit le NYPD à intégrer la police de Brooklyn. En 1901, le Conseil des hauts-commissaires cède la place à un haut-commissaire unique qui voit ses pouvoirs accrus en 1907. Enfin, le haut-commissaire est soutenu par des adjoints toujours plus nombreux et l’attribution de leurs pouvoirs est faite sur la base d’une spécialisation des tâches, non d’une répartition géographique. Les réformes policières tendent donc à soustraire la police à la pression du local et des conflits d’intérêts. Pourtant, comme on l’a vu à travers la lettre d’E.R. Grannis, une partie de la population continue à se référer à l’esprit de démocratie locale du xixe siècle pour formuler ses demandes en matière d’ordre public.
Démocratie et ordre public : diversité et hétérogénéité des demandes d’ordre
Si la police se voit accorder un contrôle croissant sur l’espace public, la population reste première pour signaler des affaires. La période « progressiste » (1880-1920) a souvent été caractérisée par les historiens comme un moment où les classes moyennes et supérieures tentent d’imposer leurs vues par le biais de ligues de vertu, d’organisations religieuses, d’associations civiques, de groupes d’experts. De fait, le mouvement de réforme policière articule ses exigences de réforme avec la nécessité d’une moralisation accrue des quartiers populaires et d’une répression renforcée des activités illicites et jugées immorales (jeu, vente d’alcool le dimanche, prostitution). Ses demandes sont rendues particulièrement visibles par la capacité de ses leaders (hommes d’église, dirigeants d’associations, experts) à obtenir l’attention de la presse.
Cependant, le débat sur la police et les demandes d’ordre formulées par la population participent, au début du xxe siècle, d’un phénomène plus large. De très nombreux New-Yorkais écrivent à leur maire pour signaler un problème qui entre dans le champ d’action de la police, ou pour se plaindre de l’action ou, plus souvent, de l’inaction de la police. On peut estimer entre 5 000 et 6 000 le nombre de lettres reçues entre 1910 et 1913 par le maire Gaynor puis transmises à la police. L’exercice de la lettre au maire n’est pas réservé à l’élite comme en témoignent les nombreuses lettres écrites dans un anglais approximatif (certains immigrants récents écrivent même dans leur langue maternelle). Un grand nombre de correspondants mettent même en avant leur situation sociale difficile. Le contrôle des lieux de désordre, la mobilisation des forces de police ou la corruption de celles-ci sont des questions qui préoccupent l’ensemble des citoyens. Telle correspondante fait ainsi part de l’extrême misère dans laquelle est plongée sa famille, tandis que son mari et son frère fréquentent des établissements de jeux [15]. Certains maires, comme Gaynor, accordent une attention toute particulière à ces demandes sociales et recommandent la même attention aux autorités policières. Cette reconnaissance d’une compétence locale aux New-Yorkais en matière d’ordre public est à la fois une forme de continuation de la démocratique municipale du xixe siècle et un calcul pragmatique : premiers concernés par ce qui se passe dans leur quartier, les habitants constituent des sources d’information privilégiées. Si la police est professionnalisée et autonome dans son administration, elle reste néanmoins l’affaire de tous. Au besoin, le réseau informel des correspondants du maire peut constituer un outil de surveillance des policiers. Dans sa correspondance avec le NYPD, le maire Gaynor met en avant cette forme de pression démocratique. Les informations livrées par les citoyens doivent être utilisées pour vérifier la réalité du travail de patrouille dans les rues – et donc s’assurer notamment que les policiers ne se reposent pas dans un endroit isolé ou, pire, qu’ils ne boivent pas dans un saloon –, ou encore les rumeurs de corruption venant de tel ou tel commissariat.Cependant, tous les New-yorkais n’interviennent pas de manière uniforme dans les questions policières, dans une ville que les réformateurs aimeraient pourtant voir comme une communauté politique homogène [16]. Si certains correspondants fondent leur intervention sur leur seule qualité de citoyens et signent comme tels leur lettre, ils sont nombreux à arguer de leur identité partisane, républicaine ou démocrate, en fonction de la couleur politique du maire au pouvoir. Sous le maire Mitchel, soutenu par une coalition de réformateurs et de républicains, Ch. Weiss fait ainsi remarquer « qu’étant un citoyen américain et un électeur républicain, [il] pense qu’[il] est en droit d’attendre de l’aide pour identifier le [policier] coupable d’avoir détroussé le cadavre de sa mère » [17]. Plus souvent encore, les correspondants mobilisent des ressources variées pour mettre en valeur les diverses facettes de leur identité : « un citoyen de Queens », « une mère », un « Italo-Américain », « un citoyen de couleur », « un propriétaire », etc., les signatures des lettres anonymes comme les arguments contenus dans les lettres montrent qu’écrire est, selon l’expression de L. Boltanski, une « affaire sociale » [18]. Les correspondants s’identifient en mettant en avant des critères liés à la géographie, au genre, aux classes sociales, aux groupes ethniques et raciaux. E.R. Grannis écrit ainsi sur le papier à en-tête de la National Christian League for the Promotion of Purity et se présente comme une « contribuable ». Loin de correspondre à l’entité homogène gouvernée de façon bureaucratique et fonctionnelle qui se dégage de la vision organiciste des réformateurs, la ville est traversée d’intérêts divergents et de conflits sociaux, d’autant qu’aux demandes d’ordre s’ajoutent celles qui réclament, au contraire, une réduction des interventions policières, voire l’arrêt des « persécutions ».
Qu’en est-il de l’autre acteur du xixe siècle, le représentant local d’une machine créditée, dans la vision pluraliste des années 1955-1965, d’avoir réalisé une forme d’intégration politique en arbitrant entre les intérêts de New-yorkais très divers [19] ? Parce qu’elles prennent essentiellement la forme de contacts directs, informels et interpersonnels, les interventions des hommes politiques locaux ont par définition laissé peu de traces dans les sources. Pourtant, dans des témoignages parus entre 1902 et 1905, deux représentants éminents de Tammany, « Big Tim » Sullivan et George Washington Plunkitt, défendent face à la presse la vision d’un homme politique impliqué dans la gestion courante de l’ordre public du quartier :
[L’homme politique local] connaît les problèmes de tout le monde et on attend de lui qu’il y remédie autant qu’il le peut. […] [Ces hommes] doivent être au tribunal quand un citoyen est en difficulté, prêts à déposer caution si l’affaire le demande. Ils doivent nourrir celui qui a faim, donner des habits à celui qui est nu, enterrer les pauvres et être amicaux avec tout le monde. […] [Le réformateur] a-t-il déjà pensé à sortir d’affaire un pauvre vendeur de fruits embarqué par un policier trop zélé ? […] [20].
Voilà le compte-rendu d’une journée de travail par Plunkitt :Deux heures du matin : réveillé par la sonnette ; se rendit à sa porte d’entrée et trouva un barman qui lui demanda d’aller au poste de police et de tirer d’affaire un tenancier de saloon qui avait été arrêté pour violation de la loi sur la vente d’alcool. Le sortit d’affaire et retourna au lit à trois heures du matin [21].
Du côté policier, Lewis J. Valentine raconte, dans ses mémoires, qu’à son entrée dans le département, en 1903, il apprit rapidement l’existence de « protecteurs » qui venaient en aide aux policiers de manière à pouvoir obtenir des faveurs en retour [22]. Il est aujourd’hui bien difficile d’évaluer dans quelle mesure ces propos correspondent à des pratiques encore existantes ou s’ils s’inscrivent simplement, de manière plus ou moins consciente, dans la mythologie conventionnelle de la machine. Les mémoires de policiers sont en effet souvent construits sur l’opposition entre l’avant et l’après, de manière à souligner les améliorations intervenues. Dans son édition du livre du journaliste W.L. Riordon, l’historien Terrence J. McDonald note que la partie correspondant au « journal » de G.W. Plunkitt citée plus haut a été ajoutée par le journaliste aux entretiens avec l’homme politique déjà parus dans la presse, et donc potentiellement inventée [23]. Par ailleurs, des études réalisées par des travailleurs sociaux peu après la parution du livre de Riordon tendent à minimiser la générosité supposée des représentants de la machine. Une étude de 183 familles de délinquants juvéniles révèle ainsi que seules deux d’entre elles ont reçu l’aide de la machine quand leurs enfants ont été en délicatesse avec la loi [24]. Les correspondants des maires new-yorkais évoquent quant à eux très rarement Tammany. Ils font certes souvent allusion aux « relations » ou à « l’influence politique » de tel ou tel personnage du quartier. Ils accusent aussi régulièrement la police – et nommément certains policiers – de corruption auprès des saloons, des maisons de jeu ou de prostitution. Cependant, ils n’associent jamais ou presque à leurs accusations des patrons (« bosses ») ou des responsables locaux de la machine. Est-ce parce que ceux qui connaissent bien le fonctionnement régulier de la machine sont précisément ceux qui en bénéficient et n’ont pas de raison de se plaindre ? Ou est-ce le signe que Tammany a, sous l’influence de son nouveau boss, Charles F. Murphy, déjà entrepris sa mue ? Murphy prend le contrôle de l’organisation en 1902 et semble jouer un rôle essentiel dans la quête de respectabilité de Tammany et dans sa dissociation au moins partielle avec l’économie souterraine : selon différents témoignages, la machine et les commissaires de police auraient remplacé l’argent de la prostitution, devenu sale, par l’argent du jeu [25]. De manière plus générale, selon Robert F. Wesser, Murphy joue un rôle clé dans la transformation du parti démocrate « en élargissant les intérêts de Tammany, du vieux système politique fondé sur des liens personnels et locaux au système du début du xxe siècle orienté autour de problèmes » [26]. La forme de son action politique se transforme ainsi profondément : la défense des intérêts des électeurs passe de la fourniture personnelle de services au combat législatif en faveur de mesures sociales. L’adoption par Tammany de l’idéal du bon gouvernement est la réponse pragmatique apportée par l’organisation au progressisme. Reste à savoir comment le corps policier s’adapte à ce contexte nouveau et comment il répond aux demandes d’ordre venues de la population.
L’ordre public, résultat d’un difficile ajustement entre demandes et offre de police
L’autonomisation de la profession policière vis-à-vis de la société implique de repenser la relation entre les deux parties. La correspondance municipale permet à l’historien d’en avoir un aperçu. Dans le cas idéal – qui n’est toutefois pas le plus fréquent –, on dispose à la fois de la plainte d’un citoyen, d’un bordereau de transmission par la municipalité assortie d’un commentaire, d’un accusé de réception par les services de police et enfin d’un compte-rendu d’enquête. Aussi peut-on tenter de reconstituer le processus d’ensemble qui construit une « affaire de police » et étudier comment se fait « en situation » l’interaction entre police et société. Or une affaire de police est d’abord, au début du xxe siècle, une affaire sur la police. Les citoyens ne se contentent pas de constater des dysfonctionnements urbains susceptibles d’attirer l’attention de la police, ils révèlent le fonctionnement de la police elle-même. L’étude statistique des informations contenues dans les courriers transmis au NYPD entre 1906 et 1917 montre que la plus grande partie des lettres porte sur l’institution et est constituée avant tout de plaintes [27]. Certes, l’activité de la police n’est pas nécessairement le seul motif, ni même le motif premier du courrier : ainsi, on écrit pour dénoncer à la fois la prostitution et la complicité de la police. Mais l’importance de ce type de lettres montre que la police et son action sont alors en débat. Le cadre démocratique fonde ainsi la légitimité de la police tout en rendant sa position difficile. Premier prescripteur et premier juge de l’action policière, la population comprend mal qu’une institution, censée la servir, n’oriente pas son action conformément à ses vœux. Or le devenir des plaintes révèle le caractère dysfonctionnel de la relation entre police et société. Dans la majorité des cas, les plaintes n’aboutissent pas, soit que l’on ne trouve pas de rapport de police dans les archives, soit que les informations contenues dans les plaintes ne soient pas confirmées par l’enquête, soit encore que l’information pourtant vérifiée ne puisse déboucher sur une action concrète.
Si la majorité du public se plaint de l’inaction policière, une grosse minorité se plaint de l’action policière. La police est-elle condamnée à hésiter de manière permanente entre l’apathie et l’abus de pouvoir ? Couramment appliquée à la police et souvent utilisée à des fins de justification ou de défense par les policiers eux-mêmes, l’expression américaine « Damned if they do, damned if they don’t » illustre ce dilemme. La pression démocratique sur la police et le feu des critiques reçues à l’époque progressiste expliquent sans doute largement que le discours des policiers, dans leurs interventions publiques, leurs mémoires et jusque dans leurs rapports, soit avant tout un discours de défense de l’institution. Les policiers ont beau jeu de faire remarquer que les demandes qui leur sont adressées sont contradictoires. Par définition, le jeu politique est une compétition impliquant des intérêts divergents. L’époque progressiste étant caractérisée par des alternances politiques entre administrations Tammany et administrations réformatrices, il est dangereux pour un policier d’être trop étiqueté politiquement. Par ailleurs, les policiers ont souvent l’impression d’être au cœur des contradictions sociales. La question de la vente d’alcool divise par exemple les groupes sociaux : les associations civiques et ligues de vertu, composées majoritairement de protestants nativistes, pressent la police d’agir, tandis que les New-yorkais d’origine allemande, irlandaise ou même italienne crient à la persécution policière. Plus banalement, la question du jeu des enfants dans la rue oppose, d’un côté, les commerçants et propriétaires qui ont peur pour leurs fenêtres et leurs vitrines et, de l’autre, les familles qui rappellent que les enfants n’ont pas d’espace chez eux pour jouer. Enfin, la somme des tâches policières possibles (ordre venu d’en haut, sollicitation du public, initiative policière, force de l’événement) est largement supérieure, comme l’a montré D. Monjardet à propos du cas français, à la charge de travail d’un policier ordinaire [28]. La solution la plus sûre pour les policiers est dès lors de trouver des positions de repli les mettant à l’abri des attaques. L’écriture administrative des rapports de police met ainsi en évidence non pas une police qui ne fait rien (ce qui serait évidemment inconcevable), mais des répertoires d’actions policières types qui semblent avoir moins pour but de répondre au problème posé par le plaignant que de satisfaire à des exigences institutionnelles. Bref, le NYPD semble être moins gouverné par une obligation de résultat que par une obligation de moyens. Il s’agit de montrer que la police a fait quelque chose, sans pour autant que son action corresponde exactement à ce qui avait été initialement demandé.
Il est paradoxal que le NYPD ait pu conserver sa légitimité auprès de la population. Or, depuis leur création, il a une double image : l’image noire, correspondant aux travers entrevus plus haut, se double d’une image héroïque qui leur vaut régulièrement l’appellation de « meilleure police du monde » et un surnom, « The Finest ». L’image policière semble également s’améliorer à l’époque progressiste, ce qui peut être un effet des réformes. Mais ces différentes appellations suggèrent qu’est mise au crédit du NYPD la capacité à maintenir une forme d’ordre qui convient globalement, au-delà de la non-satisfaction des plaintes individuelles, à une grande partie de la population. Cette forme d’accord peut être le résultat, dans certains quartiers, de la proximité sociologique entre la police et un groupe dominant : de nombreux témoignages, comme celui cité en introduction, pointent une forme de collusion entre les policiers et la population irlandaise. L’accord est plus unanime quand les victimes de l’ordre policier sont des socialistes ou des Africains-Américains. La violence vis-à-vis de ces deux groupes est considérée comme une violence d’exception : il est rare que les policiers qui s’en seraient rendus coupables soient sanctionnés et il est simplement supposé qu’ils sauront se comporter correctement en présence d’un public jugé plus respectable. Par ailleurs, la défense des frontières raciales semble pour la police faire l’objet d’un mandat informel de la part de l’ensemble de la population blanche : l’empressement que met le NYPD à lutter contre le commerce des « prostituées de couleur » le fait ainsi participer au processus de séparation entre les groupes blanc et africain-américain alors à l’œuvre à New York. Parallèlement, la répression qui s’abat sur les socialistes et les anarchistes en 1917 et 1918 suscite peu de solidarité au sein de la population.
« Community policing » et perspective historique
La police du xixe siècle était-elle une police communautaire ? Si oui, peut-on estimer que le « community policing » des années 1970-1990, qui visait à rapprocher l’action policière des besoins des habitants, constitue un retour aux sources ? On peut sans trop de difficultés répondre par l’affirmative à la première question à condition de ne pas omettre les éléments de médiation, de tension et de déception dans la relation entre la police et la population. La seconde question mériterait sans doute une étude propre, mais elle semble néanmoins appeler des premiers éléments de réponse négative. Si le mouvement de réformes et de professionnalisation de la police, qui s’étend, à l’échelle des Etats-Unis, entre la fin du xixe siècle et un long premier xxe siècle, a été attaqué par les promoteurs du « community policing » pour ses effets négatifs, la période antérieure a souvent fait chez eux figure d’impensé historique. Autant il apparaissait acceptable et même fondé de critiquer ces réformes au motif qu’elle avaient conduit à une définition étroite du professionnalisme policier sur les bases de l’insularité (autonomie de la profession par rapport au pouvoir politique et à la société), du légalisme (accent mis sur la lutte contre la criminalité au détriment du maintien de l’ordre) et de l’intégrité morale (lutte contre la corruption), autant il était délicat d’ériger en modèle positif la police du xixe siècle. La perspective historique qui sous-tend de nombreuses versions du « community policing » oscille alors entre une forme de myopie qui tend à oublier le xixe siècle [29], une forme de nostalgie pour un âge d’or policier un peu indéterminé où les policiers disposaient d’un enracinement et d’un soutien dans la population locale [30], et enfin le rejet tenu pour acquis des fléaux que constituaient la corruption et la politisation des polices pré-professionnelles. On conclura donc avec J.-P. Brodeur que le « community policing » constitue une « réinvention » – au sens plein – « de la proximité » [31], en ajoutant que réinventer supposait peut-être justement de méconnaître les expériences initiales.
Une des ambitions de cet article était précisément de montrer que les relations entre la police et la population à New York au tournant du xxe siècle ne pouvaient se résumer en un modèle schématique et encore moins normatif. Le cadre communautaire dans lequel le NYPD a été fondé ne lui garantit pas l’adhésion spontanée de la population, pas plus qu’il ne provoque de rejet total. L’ordre public démocratique apparaît dès lors dans cet entre-deux, comme un processus de création continue, le résultat d’une forme de négociation collective et informelle reposant sur un accord tacite, parfois minimal, parfois plus étendu, entre une population caractérisée par la diversité de ses intérêts et une institution policière en mutation.