Fondée en 1909 comme une extension de Jaffa, Tel-Aviv se veut une vitrine de modernité sioniste, mais est rapidement confrontée au problème de l’eau, révélant les tensions propres à la période du mandat britannique en Palestine.
Fondée en 1909 comme une extension de Jaffa, Tel-Aviv se veut une vitrine de modernité sioniste, mais est rapidement confrontée au problème de l’eau, révélant les tensions propres à la période du mandat britannique en Palestine.
L’histoire de l’eau des villes du Moyen-Orient éclaire les choix, les craintes et les défis techniques, politiques et sociaux rencontrés par les pouvoirs urbains et les habitants pour le contrôle d’une ressource rare et fragile dans cette région du monde.
Tel-Aviv est une ville du Moyen-Orient qui n’a ni racines antiques, ni tradition pluriséculaire de gestion de ses ressources en eau. C’est la première ville juive contemporaine établie à la fin de la domination ottomane en Palestine et qui devient, en 1948, le cœur politique de l’État d’Israël [1]. Tel-Aviv, la « colline du printemps », ne forme à sa naissance, en 1909, qu’une extension résidentielle de la ville portuaire arabe de Jaffa pour accueillir une soixantaine de familles juives. Au moment de la naissance de l’État hébreu, Tel-Aviv incarne le succès de l’implantation sioniste en Palestine avec plus de deux cent quarante mille habitants, très majoritairement juifs, répartis sur plus de 25 km2.
L’histoire de Tel-Aviv est donc celle d’une croissance spatiale et démographique fulgurante durant la domination britannique en Palestine, débutée par une administration militaire en 1917, à laquelle succède le Gouvernement mandataire à partir de 1922. Son histoire ne peut être détachée de l’essor du sionisme durant le Mandat ni de l’histoire de son illustre voisine : l’antique ville de Jaffa dont elle n’est au départ qu’une excroissance implantée dans la plaine côtière. À la veille du premier conflit mondial, 40 000 personnes y vivent. La destruction de ses remparts en 1879 ainsi que l’ouverture d’une ligne de chemin de fer la reliant à Jérusalem en 1892 participent à son développement urbain. La Jaffa ottomane, port dont le commerce repose en grande partie sur l’exportation de ses oranges, prospère grâce à la maîtrise de ses ressources en eau : l’agrumiculture, présente depuis la fin du XVIIIe siècle, s’appuie sur la présence d’une abondante eau souterraine pompée par de multiples puits disséminés dans la ville. La nappe phréatique de la plaine côtière, dont les caractéristiques hydrogéologiques demeurent peu connues à l’époque ottomane et mandataire, bénéficie également au nouveau quartier juif de Tel-Aviv.
Sa fondation en 1909 s’entend dans le cadre de la croissance urbaine de Jaffa et de l’immigration juive en Palestine ottomane. Deux vagues d’immigration juive se succèdent avant la Première Guerre mondiale : la première aliya, entre 1882 et 1903, et la deuxième aliya, entre 1904 et 1914, apportent respectivement 30 000 et 35 000 Juifs fuyant les pogroms de l’Europe de l’Est. Le port de Jaffa constitue le premier contact de ces immigrants avec la Palestine. Beaucoup d’entre eux partent ensuite s’établir dans une colonie agricole juive tandis que d’autres cherchent à s’installer à Jaffa et ses alentours. La création du quartier de Tel-Aviv est une réponse à la saturation de l’espace urbain de la ville arabe. En 1908, des familles juives rassemblées en une association, Ahuzat Bait, achètent 8,5 hectares de terres afin de bâtir un quartier d’habitation. La fondation est entourée d’un récit mythique porté par une photographie célèbre d’Avraham Soskin [2], photographe d’origine russe émigré à Jaffa en 1905, où l’on distingue, sur une imposante dune, des familles rassemblées pour tirer au sort les lots de terre où ils bâtiront leur maison. Cette photographie donne l’impression que Tel-Aviv est née au milieu d’un désert de sable, dans un environnement hostile à toute implantation humaine, une représentation mythique qui participe à fortifier le discours sioniste et tend à présenter les immigrants juifs comme les seuls capables de transformer les environnements les plus hostiles de Palestine. Or, des vergers existent dans les environs de Tel-Aviv et démontrent l’existence, comme à Jaffa, de ressources en eau souterraine.
La maîtrise de la captation de l’eau et de sa distribution est au cœur de la croissance rapide de la ville de Tel-Aviv. Pourtant, l’historiographie traite peu de ce sujet : l’histoire de Tel-Aviv est avant tout tournée vers celle de son architecture, en particulier éclectique, moderne et Bauhaus [3], de son fonctionnement [4] et de ses relations avec Jaffa. Cette historiographie s’intéresse en particulier aux oppositions entre ville orientale et ville européenne et entre ville traditionnelle et ville moderne. La difficile gestion quotidienne des besoins en eau des habitants de Tel-Aviv par la Municipalité demeure peu étudiée en comparaison des enjeux politiques qu’incarne la première ville juive de Palestine durant la domination britannique.
Tel-Aviv jouit d’une grande autonomie durant le Mandat. Au cœur de la gestion de l’eau se trouve la Municipalité, dont les pouvoirs et les domaines d’action sont définis dans le cadre d’ordonnances du Gouvernement mandataire. Avant même l’établissement du Mandat, Tel-Aviv devient une des vingt-sept villes de Palestine à obtenir un conseil local élu, selon la Local councils ordinance passée en 1921. Sans avoir officiellement le statut de municipalité détachée de la ville arabe de Jaffa, celui-ci dispose de pouvoirs étendus conférant à Tel-Aviv une grande autonomie. Ces prérogatives sont une réponse du Gouvernement mandataire aux troubles entre Juifs et Arabes qui secouent la Palestine en 1921. Le conseil local est chargé de la distribution de l’eau auprès des Telaviviens. Un rôle éminemment crucial à un moment où la ville s’étend rapidement dans les années 1920 : Tel-Aviv absorbe des quartiers juifs préexistants comme Neve Tsedek et Neve Shalom tandis que de nouvelles terres sont achetées avec le soutien de la Palestine Land Development Company une organisation sioniste fondée en 1908. La revue de la Municipalité, Yedihot yriat Tel-Aviv, permet de constater le développement rapide du réseau d’adduction de l’eau municipale de Tel-Aviv et ses enjeux [5]. L’approvisionnement repose sur des puits municipaux qui pompent l’eau de la nappe phréatique de la plaine côtière. Si quelques puits privés subsistent, l’adduction d’eau est très largement gérée par la Municipalité, de même que la distribution d’électricité, permise par une centrale électrique construite au nord de la ville. Très vite, la Municipalité doit gérer le pompage de l’eau, assurer sa distribution, garantir sa qualité sanitaire et faire face au défi d’une croissance démographique exponentielle, qui exige une anticipation des besoins à venir une réflexion sur le traitement des eaux usées.
Le Mandat est une période formatrice pour Tel-Aviv : ses pouvoirs municipaux se renforcent tandis qu’elle s’impose rapidement comme le poumon économique et culturel de la communauté juive de Palestine, le Yichouv. Nous avons fait le choix de nous appuyer principalement sur la presse juive [6] : non seulement la presse quotidienne palestinienne (Haaretz, The Palestine Bulletin et The Palestine Post), mais aussi les titres de presse des communautés juives dans le monde, tels que le journal de la communauté juive du Caire, La Tribune juive ou l’hebdomadaire australien The Jewish Weekly News, qui mettent en avant la vie quotidienne de la communauté juive en Palestine et les avancées de la colonisation. Les articles de presse, écrits pour un lectorat juif palestinien ou étranger, constituent tour à tour un espace de représentation, d’information, de revendication et de dialogue sur la gestion municipale de l’eau à Tel-Aviv. Nous avons croisé ces sources imprimées avec le bulletin de la ville de Tel-Aviv ainsi que les publications officielles du Gouvernement de Palestine [7].
L’irruption de l’eau dans la presse intervient le plus souvent à des moments de rupture, d’inquiétude et de changements dans son contrôle ou sa distribution. Dans le cas de Tel-Aviv, l’analyse des articles de presse permet de dégager trois temps de la gestion de l’eau par la Municipalité jusqu’à la création de l’État d’Israël. Dans les premières années de sa fondation, le quartier de Tel-Aviv est présenté dans la presse juive comme une réussite et un modèle sanitaire grâce à son réseau d’adduction d’eau. Après la mise en place du Mandat, dans les années 1920, la Municipalité semble prise dans une course effrénée pour assurer la distribution de l’eau d’une ville qui ne cesse de croître. Les années 1930 et 1940 correspondent, quant à elles, à un point de bascule : la Municipalité doit non seulement relever les défis posés par la croissance exponentielle de Tel-Aviv, en particulier liée à l’immigration juive allemande depuis l’arrivée au pouvoir d’Hitler en 1933, mais également répondre aux inquiétudes émergentes sur la pérennité et la qualité de ses ressources en eau.
Inspirés notamment par le modèle britannique de la cité-jardin et plus généralement par l’urbanisme européen, les fondateurs du quartier de Tel-Aviv donnent une place importante aux préceptes hygiénistes pour se démarquer de Jaffa, perçue comme sombre et sale. Au cœur de la Première Guerre mondiale, la presse juive se fait l’écho du succès du quartier de Tel-Aviv, alors présenté comme un modèle pour la distribution de son eau. Le journal français L’Aurore, le 28 septembre 1915, ainsi que le journal de la communauté juive new-yorkaise, The Maccabean, le 1er février 1916 [8], reprennent des extraits traduits d’un rapport publié dans une revue de santé ottomane et écrit par le bactériologue Dr Osman Cherefeddine bey. Dans les extraits repris, le réseau d’adduction d’eau est loué : « Il y a aussi, pour alimenter toutes les maisons, une eau très bonne et pure au point de vue bactériologique ». Tel-Aviv est présentée comme une ville « digne d’être prise pour modèle et qui mérite tous les éloges au point de vue sanitaire [9] ».
En rapportant des extraits de ce rapport élogieux, les deux journaux participent à diffuser l’image d’une Tel-Aviv moderne, à la pointe de l’hygiénisme. Cette eau provient de son sous-sol, pompée à une profondeur estimée entre dix et vingt-cinq mètres [10]. En 1913, la distribution d’eau constitue une dépense importante du quartier de Tel-Aviv, à savoir près de 40 % de son budget si l’on s’appuie sur les données présentées par The Canadian Jewish Times la même année [11]. Cette maîtrise de l’eau par le conseil de Tel-Aviv s’incarne dans la construction de son premier château d’eau. Située au bout du boulevard Rothschild, à une hauteur de dix mètres, dotée de deux réservoirs de six mètres de haut, cette infrastructure marque visuellement ce contrôle de l’eau dans la ville.
Très vite, le premier château ne suffit plus à répondre aux besoins de distribution d’eau de Tel-Aviv. Entre 1920 et 1924, la population de la ville décuple, passant de 2 500 à 25 000 habitants. Afin de répondre à ces nouveaux besoins, la Municipalité construit un deuxième château d’eau [12], d’une contenance de 1200 m3, ce qui répond à peine aux besoins hydriques de la population au moment de sa construction. La consommation d’eau de Tel-Aviv ne cesse de croître dans les années 1920. La presse juive dépeint une Municipalité occupée à déployer constamment son réseau d’adduction, fondé sur un système de puits reliés à des canalisations et aux châteaux d’eau.
Trois ans auparavant, deux articles de presse [13], parus le même jour, le 16 janvier 1925, informent que des habitants arabes de Jaffa ont demandé à la Municipalité de Tel-Aviv le rattachement de leur quartier au réseau de distribution d’eau de la ville juive. La presse juive, que ce soit Haaretz qui intitule sobrement l’article « Les Arabes et l’eau de Tel-Aviv » ou The Palestine Bulletin, donne peu de détails sur les raisons de cette demande : l’objectif semble ici de présenter la maîtrise de l’eau à Tel-Aviv comme attrayante et efficace non seulement pour ses habitants juifs, mais pour l’ensemble de la population de Palestine. Le récit de cette demande dans la presse juive n’est en rien anodin : un des arguments sionistes pour justifier l’immigration juive dans le pays est de la présenter comme bénéfique pour les Arabes. Dans ce contexte, la demande de quelques Arabes de rejoindre le réseau d’eau de Tel-Aviv constitue un événement qui nourrit l’argumentation sioniste.
Dans les années 1920, aucune inquiétude au sujet de la pérennité ou la qualité des ressources d’eau souterraine n’entoure le déploiement rapide du réseau d’adduction d’eau par la Municipalité telle qu’il est présenté dans la presse. Au début de la présence britannique en Palestine, l’étendue et les caractéristiques hydrogéologiques de la nappe phréatique de la plaine côtière sont très mal connues. En 1922, le Gouvernement mandataire nomme George Blake, spécialiste des minerais, comme geological adviser. Ce dernier a comme première mission de déterminer si le sous-sol palestinien regorge de minerais exploitables. À la fin des années 1920, Blake se tourne vers l’étude des ressources en eau du pays en publiant, en 1928, un premier travail intitulé, Geology and Water Resources in Palestine. Il y présente la situation hydrogéologique de la bande littorale de la Palestine : « Dans les zones irriguées de la plaine côtière, l’eau des importantes sources est actuellement très peu utilisée [14] ». À la fin des années 1920, George Blake se montre donc rassurant sur la situation de la nappe phréatique de la plaine côtière sans pour autant proposer une étude approfondie de celle-ci.
La décennie 1930 s’ouvre avec les premières expressions d’inquiétude dans la presse autour de l’eau de Tel-Aviv. Deux principaux sujets de crainte émergent : la baisse de la qualité de l’eau distribuée en lien avec l’absence d’un système de traitement des eaux usées et la possible surexploitation de la nappe phréatique. Le Palestine Bulletin devient un espace de dialogue sur les questions sanitaires où les habitants de Tel-Aviv et la Municipalité se répondent. À la fin de l’année 1929, un courrier des lecteurs interroge le caractère sanitaire (« sanitary ») de la ville juive. En janvier 1930, une réponse à ce questionnement est apportée sous la plume de S. Foranoff, un ancien inspecteur technique de la Municipalité de Tel-Aviv. Le principal risque sanitaire identifié est celui de l’absence de traitement des eaux usées : les maisons et les immeubles d’habitations sont alors exclusivement équipés de fosses d’aisances. Selon S. Foranoff, cette situation inquiète la Municipalité : « Un système d’évacuation constitué de fosses d’épuration n’est pas très sûr pour une ville alimentée par de l’eau pompée dans des puits situés à l’intérieur de ses limites, et pour la plupart dans des quartiers densément peuplés [15]. ». Les eaux usées contenues dans les fosses risquent de contaminer la nappe phréatique par infiltration.
Afin de rassurer les lecteurs du Palestine Bulletin, S. Foranoff précise que la Municipalité effectue des analyses toutes les deux semaines de l’eau des puits de la ville. Par l’envoi de ses commentaires au quotidien palestinien, l’ancien conseiller technique rappelle également que la Municipalité cherche à financer un réseau de traitement des eaux usées. En l’absence de financement, la Municipalité traite préventivement l’eau des puits par chloration. L’ajout de chlore pour désinfecter l’eau est un procédé utilisé depuis la fin du XIXe siècle pour réduire les bactéries présentes dans l’eau destinée à la consommation humaine. Tel-Aviv s’appuie sur les différentes expérimentations menées par les villes occidentales en matière de désinfection. La Municipalité prend également d’autres mesures : des arrêtés sont passés au début des années 1930 pour contrôler l’ouverture et la fermeture des fosses d’épuration [16].
Quelques semaines après la publication des propos du conseiller technique S. Foranoff, The Palestine Bulletin publie un autre courrier des lecteurs qui souhaite répondre à ses propos. Selon ce lecteur, le problème de la distribution de l’eau à Tel-Aviv est l’eau des puits elle-même. Cette eau est trop salée et provoquerait un nombre alarmant de maladies rénales. Selon lui, « le remède le plus simple et le plus rationnel est de cesser de s’approvisionner en eau à partir de puits, qui peuvent être contaminés [17] ». L’augmentation de la salinité de l’eau est associée à une surexploitation de la nappe phréatique qui entraînerait l’infiltration d’eau de mer. Ce risque de pollution de l’eau et d’augmentation de la salinité pousse la Municipalité et ses habitants à s’intéresser à d’autres sources d’eau, en particulier le fleuve qui délimite le nord de la ville, le Yarkon, nommé ‘Auja en arabe.
Malgré ces questionnements sur l’eau des puits et leur contamination, le forage de nouveaux puits pour subvenir aux besoins de la population de Tel-Aviv reste le fondement du système d’approvisionnement en eau dans les années 1930.
La presse se fait également le relais des demandes successives de prêts de Tel-Aviv pour construire son réseau d’évacuation des eaux usées sans que ce projet aboutisse durant le Mandat [18]. À la même période, la Municipalité fait la publicité de divers projets pour faire face à l’augmentation de la consommation d’eau annuelle : de 2,2 millions de m3 en 1930, elle est passée à 8,1 millions de m3 en 1936. La ville de Tel-Aviv cherche alors à repenser intégralement son réseau de distribution. Dans un entretien donné au Palestine Post en 1937 [19], le responsable des travaux d’adduction de la Municipalité, D. Benvenisti, explique qu’il est désormais difficile de creuser de nouveaux puits dans la ville pour obtenir une eau de bonne qualité et peu salée. Il ajoute que le pompage de l’eau du Yarkon est envisagé : des plans ont été préparés pour construire une station de pompage sur le cours d’eau. Ces projets ne sont pas retenus en raison de leur coût et de leurs difficultés techniques : l’eau du Yarkon n’est pas potable et nécessiterait donc un traitement préalable à sa distribution. L’existence d’une concession pour des projets d’irrigation sur les eaux du Yarkon, détenue depuis le début des années 1920 par Pinhas Rutenberg, le père de l’électrification de la Palestine, constitue un autre frein à l’exploitation de ce fleuve par la Municipalité. L’entretien donné par D. Benvenisti au Palestine Post sert à informer la population que la Municipalité prépare des plans pour assurer les besoins à venir de Tel-Aviv et que ces derniers rencontrent des difficultés.
Un an plus tard, le 19 janvier 1938, un nouveau plan d’approvisionnement en eau (le « Loehnberg-Loewenstein plan ») est dévoilé dans la presse : cette fois-ci, il ne s’agit plus de capter l’eau du fleuve Yarkon, mais de pomper de l’eau à l’est de Tel-Aviv, dans le sous-sol des collines de Judée, au centre de la Palestine [20]. Ce projet témoigne des progrès des connaissances hydrogéologiques en Palestine. Les questions autour de la pérennité des ressources ont accéléré les recherches sur les eaux de la région. Dans les années 1930, George Blake est assisté par M. J. Goldschmidt, hydrologue, pour mener une enquête hydrogéologique d’envergure. Bien que leur enquête ne soit publiée qu’en 1947, leur expertise se fait entendre en Palestine auprès de la Municipalité de Tel-Aviv dès la fin des années 1930. Leur projet supposerait de forer en profondeur, jusqu’à 200 mètres, et de faire venir l’eau par un réseau de canalisation d’ampleur. En 1938, la presse juive palestinienne indique que la Municipalité recherche des financements pour construire ce nouveau système d’adduction d’eau. Une demande de prêt de plus d’un million de dollars est refusée par le Colonial Office britannique en raison de l’avenir incertain de la Palestine [21]. En effet, la grande révolte arabe de 1936 déstabilise la région et le premier plan de partage proposé par la commission royale Peel laisse entendre que des changements politiques majeurs seront bientôt mis en place. Le Gouvernement britannique ne souhaite pas que la ville contracte un prêt aussi conséquent dans un moment de grands troubles politiques. La Municipalité, qui ne compte que sur le paiement du service d’adduction d’eau par les usagers, ne peut pas mener des investissements majeurs. Ainsi, l’eau de Tel-Aviv ne se comprend pas seulement à l’échelle municipale, mais plus largement à l’échelle du pays : les projets de la Municipalité dépendent du contexte politique palestinien et mondial.
Durant la Seconde Guerre mondiale et dans l’immédiat après-guerre, la Municipalité de Tel-Aviv ne peut financer aucun projet d’envergure pour améliorer la distribution de l’eau ou l’évacuation des eaux usées alors que son système d’adduction d’eau présente des signes de saturation. La Municipalité utilise alors une nouvelle fois la presse pour avertir sa population sur les risques de gaspillage. En juin 1947, le Palestine Post publie ainsi un « courrier des lecteurs » intitulé « Don’t Waste Water » dans lequel un représentant de la Municipalité appelle à une consommation mesurée des Telaviviens pour éviter les coupures d’eau souvent constatées dans les étages supérieurs des immeubles. Par la presse, la Municipalité informe que tout gaspillage sera sanctionné [22]. Après la première guerre israélo-arabe de 1948-1949, le système d’adduction d’eau repose encore entièrement sur les puits.
Cette histoire de l’eau de Tel-Aviv par le détour de la presse montre aussi le rôle central de la Municipalité dans la distribution de l’eau. Le Gouvernement mandataire a laissé une grande autonomie à Tel-Aviv pour la gestion de l’eau sans pour autant lui octroyer les moyens financiers de construire une alternative au pompage de l’eau souterraine dans les puits municipaux. Après la création de l’État d’Israël, Tel-Aviv, devenu Tel Aviv-Jaffa en 1950, garde le contrôle de la distribution de l’eau, mais peut désormais compter sur la compagnie d’eau nationale israélienne, Mekorot, pour étancher la soif de ses habitants et de l’ensemble du pays.
par , le 15 avril
Bibliographie
– Stéphane FRIOUX, Les Batailles de l’hygiène. Villes et environnement de Pasteur aux Trente Glorieuses, Paris, Presses Universitaires de France, 2013.
– Mark LEVINE, Overthrowing Geography : Jaffa, Tel-Aviv, and the Struggle for Palestine, 1880-1948, Berkeley, University of California Press, 2005.
– Frederik MEITON, Electrical Palestine : Capital and technology from empire to nation, Oakland, University of California Press, 2019.
– Yaacov SHAVIT, Tel-Aviv, naissance d’une ville, 1909-1936, Paris, Albin Michel, 2004.
Catherine WEILL-ROCHANT, L’Atlas de Tel-Aviv, Paris, CNRS Éditions, 2008.
Elisabeth Davin-Mortier, « L’eau de Tel-Aviv . La soif d’une ville à la croissance exponentielle (1909-1948) », La Vie des idées , 15 avril 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-eau-de-Tel-Aviv
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[1] La proclamation de l’État d’Israël par David Ben Gourion a lieu à Tel-Aviv le 14 mai 1948. En 1949, à la fin de la première guerre israélo-arabe, Israël décide de faire de Jérusalem Ouest sa capitale sans que cette décision soit reconnue par l’Organisation des Nations Unies. Tel-Aviv demeure le siège de la plupart des ambassades étrangères.
[2] Cette photographie est publiée dans différents ouvrages sur Tel-Aviv. Par exemple Nitza Metzger-Szmuk, Des maisons sur le sable. Tel-Aviv. Mouvement moderne et esprit Bauhaus, Paris/Tel-Aviv, Éd. de l’éclat, 2004, p. 10.
[3] Jérémie Hoffmann, « Histoire de la ville blanche de Tel-Aviv : l’adaptation d’un site moderne et de son architecture », thèse non publiée, Université Panthéon-Sorbonne-Paris I, 2014 ; Sharon Rotbar, White City, Black City. Architecture and War in Tel-Aviv and Jaffa, Cambridge, MIT Press, 2015.
[4] Caroline Rozenholc et Antonella Tufano, « Tel-Aviv, Ville Blanche : construction d’un récit et mondialisation de la ville », Espace Géographique, no 47, 2018, p. 346-361.
[5] Ce bulletin officiel de la municipalité de Tel-Aviv fut publié entre 1921 et 1955. Il est consultable en ligne : https://www.nli.org.il/en/newspapers/ytlv.
[6] Ce choix nous a été dicté par l’impossibilité de faire un séjour de terrain à Tel-Aviv depuis le déclenchement de la guerre le 7 octobre 2023.
[7] Ces rapports, consultables aux archives sionistes centrales de Jérusalem, ont pour partie été compilés dans Palestine and Transjordan administration reports : 1918-1948, éd. Robert L. Jarman, Gerrards Cross, Slough, Archive Editions, 1995.
[8] « News from Palestine », The Maccabean, 1er février 1916.
[9] « L’hygiène à Tel-Aviv », L’Aurore, 28 septembre 1915, p. 3.
[10] A Survey of Palestine. Prepared in December 1945 and January 1946 for the information of the Anglo-American Committee of Inquiry, t. 1, p. 428.
[11] « News from Palestine », The Canadian Jewish Times, 31 janvier 1913, p. 19.
[12] David Smilansky, « Mifal Ha Mayim shel Yriat Tel Aviv », Haaretz, 4 février 1930, p. 3.
[13] The Palestine Bulletin et Haaretz, 16 janvier 1925.
[14] George Blake, Geology and Water Resources of Palestine, Jerusalem, Government of Palestine, 1928, p. 29.
[15] « Is Tel-Aviv Sanitary ? The Necessity for a sewerage system. By S. Foranoff, C.E., Ex-Technical Inspector of the Township of Tel-Aviv », The Palestine Bulletin, 8 janvier 1930.
[16] Report by His Britannic Majesty’s Government on the Administration under Mandate of Palestine and Transjordan for the Year 1924.
[17] « More about Tel-Aviv’s Water Supply », The Palestine Bulletin, 23 janvier 1930.
[18] « Tel-Aviv’s LP. 350,000 Loan », The Palestine Post, 1er novembre 1934 ; « Tel-Aviv’s Central Drainage Scheme. By Mr. Y. Shiffman, Tel-Aviv Municipal Engineer », The Palestine Post, 25 avril 1937, p. 4.
[19] « Supplying Tel-Aviv with Water. Research on the Yarkon », The Palestine Post, 28 mai 1937, p. 6.
[20] « Tel-Aviv’s Future Water Supply by Dr. Alfred Loehnberg », The Palestine Post, 19 janvier 1938, p. 2.
[21] « $1,250,000 Loan to Tel-Aviv Refused. Ormsby-Gore Tells Commons Loan Can Not Be Made Because of Uncertainty », The New Palestine, 18 mars 1938, p. 1.
[22] « Don’t Waste Water », The Palestine Post, 12 juin 1947.