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Recension Histoire

Jérusalem au fil de l’eau

À propos de : V. Lemire, La Soif de Jérusalem. Essai d’hydrohistoire (1840-1948), Publications de la Sorbonne.


par Frédéric Graber , le 24 octobre 2011


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L’eau est un problème central pour les villes du Moyen-Orient. Face aux tentatives d’appropriations européennes de cette ressource, Vincent Lemire montre l’administration ottomane en action à Jérusalem, et explique comment l’eau y est devenue un enjeu pour le sionisme et le nationalisme palestinien.

Recensé : Vincent Lemire, La Soif de Jérusalem. Essai d’hydrohistoire (1840-1948), Paris, Publications de la Sorbonne, 2010, 664 p.

Devant une ville saturée de mémoires contradictoires, devant « l’encombrement historiographique et disciplinaire » dont elle est l’objet (p. 22), et avec des travaux souvent orientés de manière plus ou moins téléologique vers le conflit israélo-palestinien, écrire une histoire de Jérusalem semble une entreprise à haut risque. L’ouvrage de Vincent Lemire force l’admiration, non seulement parce qu’il parvient à écrire une histoire de la ville elle-même – et non pas celle d’un simple décor qui accueillerait des conflits et des transformations, sans que la ville trouve véritablement existence –, mais surtout par l’ampleur de son travail. Les archives mobilisées sont d’une impressionnante diversité (de Jérusalem à Istanbul, de Londres à Paris, de Nantes à Genève), permettant de saisir une multiplicité d’acteurs ; l’ouvrage maintient une attention fine aux détails, tout en construisant un récit d’une grande clarté, très précis, très agréable à la lecture, sur une assez longue durée, puisqu’il court des années 1840 aux années 1940.

L’eau est l’outil qui rend possible cette histoire. Vincent Lemire prend le parti de suivre dans les archives toutes les questions touchant à l’eau et à l’hydraulique, et d’y saisir les acteurs et les enjeux de la grande histoire de Jérusalem. L’angle d’étude est donc tout à fait particulier, mais il a l’avantage décisif de définir un objet d’étude maîtrisable. Outre ce parti pris méthodologique, qualifié d’« hydrohistoire », Vincent Lemire adopte une « logique des sources » pour l’organisation du livre : il identifie dans les différents fonds des dominantes « qui traduisent une certaine alternance des acteurs » (p. 29). Cette « logique des sources » a la grande qualité d’assumer pleinement les vides archivistiques et de donner à voir l’historien au travail.

Le résultat est une histoire urbaine de Jérusalem, penchant quelque peu vers la géographie (caractère contraignant, voire déterminant, de la topographie ou de la pluviométrie), où se croisent histoires de l’administration, des pratiques archéologiques, des stratégies géopolitiques, etc.

Quête des origines et des sources

La première partie est centrée sur les érudits, explorateurs, archéologues et ingénieurs européens qui redécouvrent Jérusalem et élaborent une mémoire biblique de la ville dans les années 1840 à 1880.

Ces érudits s’emploient à découvrir, sous la ville moderne, les traces archéologiques de la Jérusalem biblique. Les points d’eau en particulier concentrent l’attention parce qu’ils apparaissent comme des points fixes à travers le temps. Cette quête des origines se déroule dans un contexte de concurrence confessionnelle, entre défense des lieux saints catholiques et orientaux et invention de lieux saints alternatifs protestants. Elle repose sur l’idée d’une eau jadis abondante : la question qui occupe les Européens, « l’énigme des eaux de Jérusalem », est de comprendre où étaient les sources. Cette quête de la source, qui vise aussi à établir l’origine juive (et non cananéenne, palestinienne) de Jérusalem, est bien une manière de s’approprier les lieux.

Ces mêmes érudits regardent l’aqueduc méridional comme un témoin des développements ultérieurs de la ville. Comme il porte la trace de réaménagements continuels, chacun peut aisément lui assigner l’origine qui lui convient (Salomon, Ponce Pilate, les croisés) et effacer son histoire ottomane. L’attribution de l’aqueduc à Salomon permet de justifier une confiscation de l’eau au profit des seuls non-musulmans, dans le cadre de projets coloniaux de restauration de l’aqueduc proposés par des sociétés évangéliques aux objectifs missionnaires, philanthropiques et commerciaux. Pour préparer ce « hold-up » hydraulique qui occidentalise la ressource, explicitement présenté comme une nouvelle croisade aux accents parfois millénaristes, l’archéologue cède progressivement la place aux ingénieurs.

L’eau du ciel reste cependant la principale ressource de Jérusalem jusque dans les années 1930, conférant aux citernes une place centrale. Creusées dans la roche, les citernes sont comprises par les érudits européens comme des « garde-mémoires », des témoins des temps bibliques. La présence d’une importante citerne devient en particulier un argument crucial dans le cadre de la relocalisation protestante du tombeau du Christ. La taille de la citerne signale alors la présence du jardin et la richesse de Joseph d’Arimathie qui, selon les Évangiles, a obtenu l’autorisation d’ensevelir le corps de Jésus dans son propre sépulcre. L’eau qu’on peut y stocker permet d’ailleurs de faire renaître un jardin en ces lieux et de rematérialiser ce qu’on qualifiera désormais de « jardin de la tombe », alternative protestante au Saint-Sépulcre.

Les citernes reposant sur la captation des pluies, Vincent Lemire s’intéresse aussi, sur un mode plus géographique, à la pluviométrie. À côté d’indicateurs populaires, comme le débordement du puits de Job, événement festif et intercommunautaire, il montre l’émergence d’une pluviométrie savante. Ce qui caractérise Jérusalem, c’est la forte irrégularité de sa pluviométrie, sa répartition saisonnière présentant parfois des soudures difficiles, de véritables crises pluviométriques non sans effets sur la chronologie des projets hydrauliques.

Administration ottomane

La deuxième partie de l’ouvrage est centrée sur l’action de l’administration ottomane dans les années 1860-1910, continue et soucieuse d’entretenir les infrastructures hydrauliques, à l’exact opposé de l’image d’abandon et de ruine véhiculée par les Européens.

Le premier acteur est le waqf hydraulique, créé au XVIe siècle sous le sultan Soliman, après la restauration des fontaines, aqueducs et bassins, comme outil financier d’entretien de ces infrastructures et instrument politique de leur contrôle. Les agents du waqf exercent une surveillance active, tant technique que policière, et répriment les abus et les actes de vandalisme. L’institution joue aussi un rôle d’arbitre entre les usages concurrents de l’eau et hiérarchise les priorités. Elle contrôle et encadre les pratiques. Elle réprime surtout le détournement spéculatif de la ressource et les prix excessifs des porteurs d’eau, et adopte, au-delà de l’interdit théorique de vendre l’eau aux non-musulmans, une attitude pragmatique qui garantit un partage intercommunautaire effectif.

Intervient ensuite le gouverneur de Jérusalem, de plus en plus impliqué dans les questions hydrauliques à partir de la fin des années 1860, pour contrer l’ingérence grandissante des consulats européens. Il parvient à défendre une véritable souveraineté hydraulique, contre les projets philanthropiques européens qui cherchent assez explicitement à s’approprier l’eau. Il cherche à impliquer une multitude d’acteurs institutionnels pour retarder la décision et conserver le contrôle. Il s’oppose également au privilège d’extraterritorialité (en particulier hydraulique) auquel prétendent certaines communautés religieuses. Dans le cadre de la crise pluviométrique de l’été 1870, le gouverneur parvient ainsi à prendre (en partie) le contrôle de la citerne des Dames de Sion, une communauté très prosélyte, au motif que cette citerne se situe en partie sous la voie publique.

La municipalité de Jérusalem, fondée au milieu des années 1860, est également active, alors que son rôle, voire son existence, ont été largement ignorés par l’historiographie. Dans un contexte d’expansion urbaine, on assiste, surtout au cours des années 1880, à une véritable municipalisation de la question hydraulique. La municipalité affiche une ambition modernisatrice, qui s’appuie sur l’expertise technique de son ingénieur municipal, et s’efforce de faire de l’eau une question purement profane et technique. Elle envisage de mettre en place un « véritable réseau d’adduction et de distribution » (p. 313), en détournant les eaux de la vallée d’Arroub, c’est-à-dire en s’émancipant des infrastructures traditionnelles et de leur poids patrimonial. Ce projet restera toutefois virtuel, se heurtant longtemps à la question du financement. La municipalité parvient en revanche à s’imposer comme acteur central de la gestion des crises : elle met en place de nouveaux lieux de stockage et de distribution d’eau, et organise le transport d’eau par chemin de fer lors de la crise de 1901. Cette municipalité entend dépasser les différences communautaires afin d’incarner une « communauté citadine, réunie par une commune destinée » (p. 346).

Militaires et militants

La troisième et dernière partie de La Soif de Jérusalem est centrée sur les militants, stratèges et militaires du premier XXe siècle et présente la montée progressive d’une véritable « guerre de l’eau ».

À partir de 1908, le mouvement sioniste s’implique de plus en plus sérieusement dans la question hydraulique à Jérusalem. Le contexte est celui d’une fragilisation du pouvoir ottoman, de l’émergence de la question hydraulique dans l’opinion publique et des tensions géopolitiques croissantes entre la France et l’Allemagne, en particulier au sujet des nouvelles ambitions des firmes allemandes en Palestine. Face au projet d’adduction gravitaire municipal, dont le financement supposerait la mise en place d’une taxe (sur les peaux), une compagnie allemande propose de pomper les eaux d’Aïn Farah, plus basses que Jérusalem : ce projet, bien que peu rentable en lui-même, suppose de transformer entièrement la ressource en marchandise ; il permet aussi de lier la question de l’eau à celle d’un développement industriel et à des concessions autrement plus lucratives sur l’électricité et les tramways. Les sionistes s’impliquent beaucoup dans ces projets, dont ils cherchent à prendre le contrôle et dans lesquels ils voient « une occasion décisive d’accélérer le projet de colonisation » (p. 410), de contrôler directement le territoire.

Entre 1917 et 1922, Jérusalem est sous domination militaire britannique. Dans la continuité des opérations d’approvisionnement en eau pendant la guerre, les ingénieurs militaires s’engagent dès 1918 dans la rénovation des installations hydrauliques de Jérusalem. Ces travaux sont menés en un temps record et sont présentés, via une véritable campagne de communication, comme une performance technique, résolvant enfin le problème de l’eau après une supposée incurie ottomane. Les Anglais mettent en valeur la filiation avec les projets philanthropiques du XIXe siècle et dissimulent le fait qu’on reprend en fait largement les projets de l’ingénieur municipal. Le bilan réel de ces travaux est plus mitigé : l’adduction amène à Jérusalem une quantité d’eau beaucoup plus modeste qu’annoncée et ne résout pas les problèmes de soudure ; surtout, l’adduction est majoritairement réservée aux besoins militaires et, pour la partie civile, prioritairement destinée à la partie occidentale de la ville, majoritairement juive, amorçant ainsi une réelle fracture communautaire.

Entre 1922 et 1936, sous le mandat britannique, le dossier hydraulique revient à la municipalité après sa démilitarisation. Mais il y devient de plus en plus un lieu de conflit (et de contact) entre communautés, en particulier dans le cadre de l’institution municipale chargée de la gestion de l’eau, le Water Supply Department. La direction de celle-ci favorise l’amélioration de l’accès à l’eau des Juifs de Jérusalem et accentue la « fracture hydraulique » entre communautés. Parallèlement, les nationalistes arabes s’inquiètent de la prise de contrôle croissante des réseaux techniques par des entrepreneurs sionistes et de leurs tentatives pour faire invalider les concessions attribuées avant la guerre. L’hydraulique devient un « terrain d’expression du nationalisme palestinien et l’un des instruments de contestation de la politique mandataire, considérée par les Palestiniens comme excessivement favorable au sionisme » (p. 499). C’est le cas en particulier lors de la crise pluviométrique de 1925, qui voit les autorités mandataires ordonner une dérivation partielle des eaux du village d’Ortas, interdisant de fait les activités maraîchères qui le font vivre. Cette réquisition, parce qu’elle bénéficie principalement à la communauté juive de Jérusalem, est alors dénoncée comme une spoliation.

La réussite technique de l’adduction des eaux de Ras el-Aïn en 1936 pourrait sembler un point d’aboutissement de cette histoire : enfin la ville dispose d’un réseau moderne et performant. Vincent Lemire nous montre que cette extension du réseau, parce qu’elle privilégie là encore les quartiers occidentaux de la ville, peut être retournée par les nationalistes palestiniens comme une véritable arme : les actions de sabotage. Cette place stratégique de l’eau se confirmera dans la guerre de 1948 : « À la guerre pour l’eau (…) répond désormais une guerre par l’eau » (p. 480).

Hydrohistoire

L’ouvrage de Vincent Lemire offre aux historiens un regard neuf sur l’histoire de Jérusalem et, à un public plus large, une introduction remarquable à une histoire pour le moins enchevêtrée. La principale limite de l’ouvrage est d’avoir un peu sous-estimé l’historiographie existante, principalement en histoire des sciences, en histoire des techniques et en histoire de l’environnement, qui aurait permis d’affermir ou de nuancer certaines propositions.

Vincent Lemire décrit l’activité des érudits européens comme un « laboratoire » de l’archéologie, mais sans tenter un rapprochement avec l’histoire de cette discipline, par exemple avec les pratiques plus ou moins contemporaines des mêmes Européens en Grèce et leur effacement brutal de tout ce qui ne correspond pas à la culture qu’on prétend « découvrir ». L’auteur évoque une « invention scientifique de la Terre sainte », mais il semble assez mal à l’aise avec cette notion de « science », cette archéologie, qu’il qualifie à l’occasion de « prétendument scientifique » (p. 82). Les pratiques savantes sont pleinement inscrites dans des situations sociales, économiques, politiques et culturelles, hier comme aujourd’hui, et il est un peu réducteur de penser que nous sommes passés de savoirs pré-scientifiques incertains et idéologiques à des savoirs scientifiques, produisant désormais des données incontestables et séparés de tout enjeu politique. Ce malaise est le plus manifeste lorsque Vincent Lemire discute de la pluviométrie. L’histoire des pratiques météorologiques aurait permis à l’auteur de proposer une histoire moins binaire – on passe des chiffres « fantaisistes » à l’« exactitude scientifique » sans qu’on sache exactement de quoi il retourne dans l’un et l’autre cas – et d’adopter une attitude plus critique par rapport aux mesures pluviométriques anciennes auxquelles il confère un statut de « données » et un véritable pouvoir explicatif.

L’histoire de l’environnement aurait, elle aussi, pu être convoquée à plusieurs reprises. Elle aurait permis, par exemple, de donner un relief tout particulier aux projets de restauration de l’aqueduc méridional de Jérusalem par les Européens, sachant la place centrale des projets de restauration environnementale dans les contextes coloniaux, avec leur cortège de spoliation, d’effacement (très matériel) des cultures et populations locales pour recréer de force une nature « vierge », un monde pur, édénique.

Enfin, l’histoire sociale et politique des techniques aurait permis à l’auteur d’adopter des positions plus critiques par rapport aux projets hydrauliques qu’il étudie. Il est vrai qu’il est difficile, lorsqu’on se penche sur ce genre de sources, d’échapper à un certain nombre de positions implicites des ingénieurs, sur ce que sont les problèmes et les bonnes solutions. L’ouvrage n’échappe pas à une certaine téléologie technique, qui considère implicitement que l’adduction de grandes quantités d’eau et leur distribution par tuyau dans toute la ville est la solution au problème de l’eau, ce qui reprend la position « modernisatrice » des ingénieurs et leurs réflexions sur la supériorité des réseaux. Vincent Lemire glisse même à l’occasion une remarque quelque peu négative sur le caractère d’« isolat hydraulique » d’un nouveau point d’eau mis en place en 1901 par la municipalité de Jérusalem : l’absence de tuyau est ce qui permet ici de qualifier le point d’eau de « vaccine », de pis-aller, ce qu’il n’est que par rapport à l’adduction considérée comme « bonne solution ».

Pourtant, le Jérusalem que nous décrit Vincent Lemire offre un terrain exceptionnel pour réfléchir à la tension entre stockage local (domestique, communautaire et public) et adduction globale (planifiée, structurante, fragile), et les implications politiques de ces différents aménagements techniques. La globalité implicite dans les projets d’adduction (il s’agit d’amener l’eau « partout ») est un discours non évident qui a une histoire et qui produit une ville tout à fait particulière.

par Frédéric Graber, le 24 octobre 2011

Pour citer cet article :

Frédéric Graber, « Jérusalem au fil de l’eau », La Vie des idées , 24 octobre 2011. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Aux-sources-de-Jerusalem

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