Recensé : Pilar González-Bernaldo, Manuela Martini, Marie-Louise Kaplan (dir.), Étrangers et sociétés : représentations, coexistences, interactions dans la longue durée, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008.
Face au surinvestissement de la catégorie « étranger » dans le débat contemporain, cet ouvrage a pour ambition de redonner toute son épaisseur temporelle à une forme de désignation de l’Autre qui remonte à l’Antiquité. Procédant de manière à la fois chronologique et thématique, l’ouvrage réunit les communications d’un colloque organisé par l’université Paris VII au printemps 2006. Elles sont nombreuses (trente-trois), multipliant les angles d’attaque d’une notion pour le moins complexe. De l’étranger comme catégorie juridique de la Rome antique au Moyen Âge, le lecteur est conduit à envisager les multiples représentations de l’Autre dans les formes littéraires ou artistiques, aussi bien qu’à appréhender les rôles spécifiques qui lui sont assignés par nos sociétés – commerçant, immigré, sans-papiers, etc. Toutes nous permettent de voir à l’œuvre les stratégies de différenciation auxquelles se livre une société dans le but de démontrer sa puissance et son droit d’exister.
L’espace urbain, producteur de normes juridiques
Si Yves Perrin nous montre qu’il y a plusieurs façons de ne pas être romain à l’époque du Haut-Empire, et par là pose un élément caractéristique de l’étranger, c’est-à-dire sa définition par la négative, il introduit également l’importance du contexte urbain, celui de la ville de Rome par rapport à ses provinces (p. 29). Au Moyen Âge et à l’époque moderne, l’espace urbain apparaît également comme le principal producteur de normes juridiques visant à délimiter le statut de l’étranger (ce qu’il peut faire ou ne peut pas faire, vendre ou ne pas vendre, etc.), depuis la ville allemande en manque de main-d’œuvre jusqu’à la cité italienne du XVIe siècle en peine de catégoriser ces « individus de passage » (p. 65).
Il est également intéressant de voir apparaître, sous des formes diverses, un même phénomène de stratification du droit toujours pertinent aujourd’hui. N’est pas étranger de la même manière celui qui est venu établir un commerce et celui qui est venu travailler. L’intérêt économique pour la ville concernée n’étant pas le même, les droits qui lui sont conférés diffèrent grandement. Ainsi les Juifs étaient-ils considérés comme des individus à haut risque susceptibles d’entraîner des conversions de chrétiens dans la Lisbonne du XVIIe siècle. Néanmoins, la ville accorda un statut d’exception aux quelques négociants qui souhaitèrent tout de même venir y faire commerce (p. 103). De manière analogue, les villes allemandes mettaient en place des tribunaux pour étrangers (Gastgerichte) afin de permettre aux commerçants en litige de régler plus commodément leurs affaires (p. 51). À l’inverse, un individu venu à la ville pour travailler jouissait d’un statut pénal profondément inégal. Les circonstances atténuantes lui étaient refusées ainsi que le droit de faire appel, faisant de lui un citoyen de seconde zone, sujet à une importante discrimination (p. 59).
Longue durée et multiplication des regards
Dans la deuxième partie de l’ouvrage, la multiplication des regards permet de prendre la mesure de ce que la désignation d’étranger a de varié en fonction des objets étudiés, depuis la littérature jusqu’au cinéma en passant par les différentes formes de catégorisation qu’ont pu mettre en place les régimes politiques les plus autoritaires et les plus « racialistes » (Liliane Crips détaille le projet de l’Allemagne nazie, Paul Weindling aborde la question des génocides). Dans cette partie, l’objet « étrangers et société » est moins circonscrit, à la manière d’une digression qui va au-delà de la simple dualité citoyens-étrangers et décline les gammes de l’altérité.
D’une réflexion sur les différents statuts d’étrangers, qu’ils soient commerçants, diplomates ou viennent pour travailler et s’établir, on évolue vers la thématique de l’étranger-immigré. Le glissement, bien que cohérent, n’en considère pas moins pour acquis que l’étranger dans nos sociétés contemporaines est l’immigré et, par là, omet parfois d’interroger un processus pourtant porteur de sens. De ce point de vue, les articles gagnent à être mis en résonance avec la première partie, afin de réellement tirer parti de la profondeur historique ainsi aménagée et de saisir dans toute son ampleur le projet d’histoire dans la longue durée. Les éléments d’analyse, par exemple, sont présents dans les observations menées auprès des conseils des étrangers extra-communautaires de la ville de Paris. Exclus du vote, les étrangers du XIXe et XXe arrondissement de Paris sont invités à un simulacre de conseil qui ne semble pas satisfaire même la conseillère municipale qui en est pourtant l’une des protagonistes (p. 193). Michelle Zancarini-Fournel montre également le poids des modes de gestion des populations coloniales ou étrangères utilisés par l’administration française, faisant des catégories et normes juridiques de véritables instruments de création de conflits sociaux (p. 387).
Par-delà la diversité des communications incluses dans l’ouvrage, son apport reste important pour l’histoire de l’immigration et l’histoire de nos sociétés dans la longue durée. Il permet de souligner la construction de l’étranger à travers les âges, non seulement comme cet Autre qui par miroir permet à l’Un d’exister, mais surtout comme individu privé de droits, de manière plus ou moins évidente et plus ou moins assumée.
Pour citer cet article :
Angéline Escafré-Dublet, « Figures de l’altérité : de l’étranger à l’immigré »,
La Vie des idées
, 25 mars 2009.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Figures-de-l-alterite-de-l
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