Koizumi Jun’chirô quitta le pouvoir en septembre 2006 alors que l’économie du pays entrait dans son cinquante-sixième mois de croissance continue. Le record détenu par la période de croissance dite Izanagi [1], de novembre 1965 à juillet 1970 était alors sur le point d’être battu. C’est pourtant un pays habité par de nombreux doutes qui assista au passage de témoin entre le Premier ministre sortant et son successeur Abe Shinzô. Les éditoriaux des principaux quotidiens nationaux ne manquèrent pas de souligner l’ampleur des défis qui attendaient le nouveau Premier ministre, du poids d’une dette publique colossale (160 % du produit intérieur brut), à la crise du système d’assurance sociale provoquée par le vieillissement de la population.
Le paradoxe de la coexistence d’une croissance continue et d’un certain pessimisme ambiant s’explique pourtant très simplement. La crise qu’avait subie le Japon depuis le début des années 1990 fut au moins autant sociale, voire identitaire, qu’économique. Plus qu’une simple période de stagnation, elle ébranla en l’espace d’une quinzaine d’années un ensemble de certitudes au sujet de ce que les Japonais s’étaient habitués à considérer comme leur modèle social. Les réformes d’inspiration néo-libérale du gouvernement Koizumi ont certes contribué à remettre le pays sur le chemin de la croissance ; certaines d’entre elles ont même rencontré un soutien dans l’opinion publique. Elles sont cependant loin d’avoir réussi à forger un consensus autour d’un modèle nouveau, capable de donner au pays un second souffle. En défiant à la fois les idées sociales-démocrates et l’ordre corporatiste conservateur – les deux grands foyers idéologiques du modèle de société mis en place dans le Japon d’après-guerre [2] –, les réformes de Koizumi ont brouillé les lignes de clivage traditionnelles de la scène politique nippone. Cette situation a conféré au débat sur le bilan du Premier ministre sortant un aspect particulièrement confus : aux polémiques entre ses partisans et ses critiques – ces derniers venant aussi bien de l’opposition de gauche que du camp conservateur – vint s’ajouter le désaccord sur la réalité même des réformes : pour certains elles n’ont pas vraiment eu lieu, tandis que d’autres mettaient en garde contre leurs conséquences néfastes pour l’avenir du pays.
Une rupture avec l’ordre conservateur
Quel est donc le bilan économique de Koizumi ? Il fut longtemps de bon ton au Japon de douter de sa détermination à mener à bien les réformes qu’il avait annoncées, et qu’il justifiait par le besoin de doter le pays d’un système économique plus transparent et capable de relever les défis de la mondialisation. Un des contempteurs les plus tenaces du Premier ministre, l’ancien haut fonctionnaire du ministère des Finances Sakakibara Eisuke, homme d’influence et essayiste à succès, ne voyait dans ses annonces de « rupture » qu’un discours creux, conçu à des fins politiques personnelles. Selon Sakakibara, les propos de Koizumi n’auraient pas été accompagnés d’une vraie volonté de combattre la « vieille garde » du Parti libéral démocrate et le système clientéliste dont elle détenait les clefs [3]. Cette interprétation semblait s’être confirmée par l’échec initial du projet de privatisation de la Poste en août 2005, lorsque le Premier ministre avait été contraint de reculer devant l’opposition parlementaire. Néanmoins, après sa victoire spectaculaire lors des élections législatives de septembre 2005, qui prirent l’allure d’un référendum sur la privatisation [4] et entraînèrent l’expulsion du Parti libéral démocrate (PLD) des critiques les plus acharnés au projet, plus aucune voix ne vint s’élever pour mettre en doute sa détermination à transformer le conservatisme japonais.
Les résultats de cette transformation sont visibles surtout dans le domaine économique. Une étude du Centre de recherche en sciences sociales de l’université de Tokyo, publiée en deux volumes en 2006, met en lumière un certain nombre de réformes concrètes [5] la plus significative étant sans doute la réduction significative de ce que les Japonais appellent le Zaitô [6], : un programme national d’investissements publics souvent qualifié de « second budget de l’Etat » à cause de son ampleur, et financé par les cotisations retraites, l’épargne de la banque postale et les primes d’assurance versées à de nombreuses agences publiques ou quasi publiques. Le Zaitô avait joué un rôle clé dans le financement des grands projets comme les travaux publics, le financement des PME ou l’accès du plus grand nombre aux prêts immobiliers. Mais à la fin des années 1990, un certain nombre de scandales révélèrent que le Zaitô avait accumulé une gigantesque montagne de mauvaises créances et d’investissements douteux, comme des routes finissant au milieu des rizières ou des luxueuses maisons de repos vides d’occupants. Largement relayée par les médias, la nouvelle de la dilapidation massive de l’argent des retraités scandalisa l’opinion publique d’autant plus qu’elle tomba au moment où le gouvernement entamait une douloureuse adaptation de l’assurance retraite au vieillissement de la population. Différents ministères furent aussi accusés de se servir du Zaitô pour créer des agences quasi publiques mises sous leur propre juridiction, dans le seul but de proposer des postes bien rémunérés aux hauts fonctionnaires ayant achevé leur carrière ministérielle – selon la fameuse pratique de l’amakudari [7] ou « pantouflage », si caractéristique du modèle japonais d’après-guerre.
Ces scandales expliquent le soutien populaire dont put bénéficier Koizumi au moment où il annonça son projet de privatisation de la Poste présenté comme le seul moyen de confier la gestion des fonds publics au secteur financier privé, jugé plus transparent et plus efficace que les agences publiques. L’opinion soutint en particulier l’objectif affiché par le Premier ministre d’affaiblir ses adversaires au sein de son propre parti, y voyant un moyen de lutter contre un système clientéliste financé par le Zaitô. Entre 1995 et 2005, le volume des sommes gérées dans le cadre de ce dernier fut ainsi réduit de 50% [8], tandis que les fonds restants furent utilisés différemment : par exemple, au lieu de lancer de nouveaux travaux publics, le gouvernement s’en servit pour rembourser les dettes héritées de la construction au cours des années 1980 et 1990 des grands ponts entre les îles de Honshû et de Shikoku [9].
Doutes sur la croissance
Peu d’observateurs japonais contestent aujourd’hui la détermination de Koizumi ou l’ampleur de ses réformes. Pourtant, la croissance soutenue est loin d’avoir effacé les inquiétudes suscitées par la nouvelle orientation néo-libérale du gouvernement. La solidité même de la reprise économique fut récemment mise en doute par une série d’articles parus dans la revue Shakai shugi (Socialisme), une des publications phare de la gauche socialiste japonaise. Dans le numéro de juillet 2006, Tachimatsu Kiyoshi, professeur à l’université de Yamagata, souligne ainsi que la croissance actuelle est pour l’essentiel tirée par les exportations des grandes entreprises manufacturières et les grandes banques, qui affichent des profits records et dont les titres s’envolent à la Bourse de Tokyo, dépassant même le niveau des meilleures années de la bulle spéculative [10]. Les résultats s’avèrent en revanche nettement moins bons pour les secteurs qui dépendent de la demande intérieure. L’activité des entreprises dans le secteur de la construction ou des produits de consommation non durables (alimentation, habillement, loisir…) a même reculé dans les années 2003-2005. Ces résultats seraient particulièrement inquiétants en ce qu’ils indiquent que le nouveau régime de croissance du Japon a pour corollaires l’accroissement des inégalités et la baisse du pouvoir d’achat au sein de la société.
En effet, les grandes entreprises exportatrices tirent la croissance vers le haut mais en n’augmentant que marginalement leurs effectifs, tandis que les secteurs riches en emplois – les PME et les entreprises du secteur tertiaire comme la distribution – ne voient pas la fin de leurs difficultés. Tachimatsu souligne par ailleurs que si les chiffres du chômage se sont relativement améliorés depuis le début des années 2000, pour redescendre à 4,4% de la population active, ce chiffre correspond tout de même encore à 2 940 000 chômeurs. Le chemin s’avère ainsi long pour retrouver le quasi-plein emploi des années d’avant la crise. Puisque les grandes industries exportatrices sont concentrées dans quelques régions du pays, le fossé qui se creuse entre les « gagnants » (kachigumi) et les « perdants » (makegumi) aggrave à son tour les inégalités territoriales.
Pour Kojima Tsunehisa (professeur émérite à l’université du Kyushu), qui écrivait en janvier 2006 dans la même revue, les profits des grandes entreprises s’expliqueraient en grande partie par leur stratégie de réduction du coût de la main-d’œuvre, facilitée par la déréglementation du marché du travail entamée dans les années 1990. En modifiant en profondeur le droit du travail, le gouvernement Koizumi aurait en outre rendu possible le recours à des formes d’emploi nouvelles, comme le travail intérimaire, le temps partiel ou les contrats à durée déterminée. La part de ces emplois sur le marché du travail passa ainsi de 15 % en 1992 à plus de 32 % en 2005. De plus, entre 2001 et 2005, la part du travail dans la valeur ajoutée a reculé de 69 % à 60 % dans l’industrie manufacturière. Avec une croissance de moins en moins tirée par la consommation intérieure, c’est finalement le cercle vertueux du régime de croissance fordiste qui semble rompu, et beaucoup d’observateurs doutent que le pays ait réellement trouvé un nouveau modèle de croissance.
Les doutes sur le développement à long terme de la société japonaise sont loin d’être l’apanage de la seule gauche socialiste, qui ne pèse presque plus rien sur le plan électoral. Ils viennent également d’un certain nombre d’acteurs clés du système capitaliste japonais comme Niwa Uichirô, président d’Itôchû, une des grandes maisons de commerce du pays (Sôgô shôsha) et une très grande multinationale comptant plus de mille filiales dans plus de quatre-vingts pays. Niwa, qui est généralement reconnu pour sa compétence et qui en fit preuve en redressant Itôchû à la fin des années 1990, est aussi un des critiques les plus redoutables de Koizumi et de son bilan. Sa critique est d’autant plus difficile à réfuter qu’Itôchû est le modèle d’une entreprise nippone tournée vers l’international : la voix de son PDG ne se laisse pas assimiler à celle des milieux politiques et économiques conservateurs, inquiets de voir les secteurs les plus protégés de l’économie menacés par les réformes libérales.
Dans une interview accordée à la revue Sekai [11], Niwa met lui aussi en doute la solidité de la reprise économique japonaise. A l’entendre, si l’économie japonaise put remonter de son niveau le plus bas, c’est le résultat de deux facteurs : d’une part, la croissance chinoise, ceci malgré l’augmentation des prix de l’énergie et des matières premières qu’elle tend à provoquer, d’autre part les investissement japonais à l’étranger. A ce deuxième sujet, l’homme d’affaires observe que les investissements japonais à l’étranger – les obligations et les actions en Bourse, mais aussi les compagnies rachetées ou créées à l’étranger– se sont avérés très rentables : au sein de la balance des paiements de 2005, les revenus perçus à l’étranger [12] ont dépassé le solde de la balance commerciale [13]. Or, seule une relance de la consommation intérieure pourra d’après Niwa, inscrire la reprise dans la durée. Le gouvernement devrait donc se montrer vigilant, d’autant plus qu’il devra aussi affronter une évolution démographique négative : le départ à la retraite des baby-boomers nippons, qui verront leur pouvoir d’achat réduit et qui ne seront que partiellement remplacés par la génération suivante, risque d’étouffer encore un peu plus une demande intérieure déjà faible.
Le spectre du déclin
Au-delà des doutes sur la croissance, les inquiétudes de Niwa Uichirô concernent le développement social et économique à plus long terme. Si la société japonaise a pu atteindre après-guerre un niveau de développement très élevé en l’espace de quelques décennies, affirme-t-il dans le même entretien, c’est surtout grâce à sa main-d’œuvre hautement qualifiée. Or l’extraordinaire compétence technique et l’éthique du travail des salariés japonais s’explique à son tour par le fait qu’à l’époque du « miracle économique », ils étaient très étroitement associés aux fruits de la croissance. En effet, la grande classe moyenne que ce salariat en est venu à constituer maintenait un taux d’épargne élevé et payait suffisamment d’impôts pour permettre aux entreprises et à l’Etat d’investir à long terme dans la formation et la recherche. C’est la perte de cette capacité à investir dans l’avenir, qui serait désormais remise en cause par la chute du taux d’épargne et une augmentation des inégalités, qui inquiète principalement le président d’Itôchû. Entre 1991 et 2005, la part de l’épargne passa de 15 % à 6,7 % des revenus disponibles des ménages, tandis que le taux de pauvreté doubla dans la même période (de 7 % à 15% de la population), plaçant le Japon parmi les cinq pays les plus inégalitaires de l’OCDE [14].
Un des symboles de la crise du modèle social nippon est l’apparition des furîtâ (mot dérivé de l’anglais freeter) et des nîto (de l’anglais neet : « Not in education, emp-loyment or training »). Le premier nom désigne les nouveaux salariés précaires qui enchaînent des « petits boulots » dont l’offre ne cesse de s’accroître, et semblent avoir abandonné toute ambition de promotion sociale. Les seconds, dont le nombre fut estimé à plus deux millions au début des années 2000, sont des jeunes Japonais qui ont rompu avec le monde du travail et renoncé à toute formation qui pourrait déboucher sur un emploi. Selon l’économiste Tachibanaki Toshiaki [15], ces deux catégories montreraient à quel point le pays a perdu sa capacité à gérer ses ressources humaines, ce qui augure d’autant plus mal de l’avenir que l’évolution démographique risque de confronter les entreprises nippones à une importante pénurie de main-d’œuvre.
Cette vision d’un Japon incapable de se préparer à l’avenir est aussi le thème d’un ouvrage collectif [16] publié par un groupe de journalistes politiques du plus grand quotidien national, Yomiuri shimbun, fleuron d’un des deux grands groupes de média liés à la droite japonaise. Pour un pays largement dépourvu de ressources naturelles comme le Japon, rappellent les auteurs, le salut a toujours résidé dans l’innovation et la compétence industrielle. Or les responsables politiques, qui n’auraient plus qu’un sens émoussé de l’intérêt national, ne seraient plus à la hauteur du défi que représente l’essor de la Chine. Selon les chiffres de l’OCDE, la Chine aurait en effet dépensé environ 136 milliards de dollars dans la recherche et le développement en 2006, contre un peu plus de 130 milliards au Japon, le privant ainsi de sa place de deuxième investisseur mondial dans ce domaine (derrière les États-Unis). Dressant un sombre tableau de l’avenir de l’industrie nippone, les auteurs s’appuient aussi sur un rapport public de 2004 qui fait état d’une dévalorisation continue de la science et de la technologie, particulièrement chez les jeunes de moins de 30 ans, ainsi que sur une enquête internationale de 2003 d’où il ressort que les jeunes Japonais sont de moins en moins compétitifs dans les matières scientifiques [17].
Le spectre du déclin plane ainsi sur la politique néolibérale japonaise et les mutations sociales qui l’accompagnent. Aux yeux de nombreux observateurs conservateurs, le libéralisme de Koizumi a remis en cause les deux principaux piliers du modèle japonais : l’entreprise et la famille. Comme l’observe Uno Shigeki ici-même [18], le modèle japonais de l’après-guerre fut plus conservateur que social-démocrate dans sa nature, et ses constructeurs, les élites politiques du Parti libéral démocrate, se méfièrent du modèle du welfare state développé dans les pays occidentaux. Dans un ouvrage publié par le PLD en 1979, l’Etat-providence est associé au marasme économique et la perte du goût du travail, symbolisés par la Grande-Bretagne travailliste, et au délitement de la famille, incarné par la permissivité sexuelle et les taux de divorce suédois. Dans un ouvrage publié par le PLD en 1979, l’Etat-providence européen (et notamment la Grande-Bretagne travailliste) est synonyme du marasme économique et de la perte du goût du travail, d’une part ; du délitement des liens familiaux incarné par la permissivité sexuelle et les taux de divorce suédois, de l’autre. La solidarité nationale dans le cadre d’une « société de bien-être à la japonaise » (Nihon gata fukushi shakai) devait reposer non pas sur les valeurs individualiste et égalitaire, mais sur la vie familiale et la loyauté envers l’entreprise. C’est avant tout en restant attachés à ces deux institutions – qui confient aux femmes le rôle de « bonnes épouses et de mères avisées », selon le slogan traditionnel ryôsai kenbo, et appellent les hommes à se consacrer entièrement à leur travail, en échange d’une valorisation à long terme de la part de leur employeur – que les citoyens japonais pouvaient afficher leur patriotisme à l’époque du « miracle économique ».
Du point de vue de cette tradition, le gouvernement Koizumi signifiait indéniablement une rupture. Pour adapter les entreprises japonaises aux exigences du capitalisme mondial, il leur permit d’avoir une gestion plus flexible et une approche plus « marchande » des ressources humaines, les libérant par là même de toute responsabilité sur la cohésion sociale. Pour préparer le pays à la pénurie de main-d’œuvre, il favorisa le développement de l’emploi féminin, en mettant par là même en cause la vision traditionnelle de la femme au foyer, garante de la solidarité familiale. Ces changements restent toujours controversés dans l’opinion publique ; en témoigne le dossier spécial de Chûô kôron, la revue du groupe de presse conservateur Yomiuri (août 2006), qui va jusqu’à préconiser un retour au système d’emploi « à la japonaise [19] ».
Restaurer « la dignité de la Nation »
Si les critiques conservatrices de Koizumi se focalisent sur les aspects économiques et sociaux de sa politique, elles reflètent en même temps la persistance de la méfiance à l’égard de la modernité occidentale, toujours perçue comme une menace pour l’identité nationale japonaise. Ce n’est pas un hasard si le plus grand succès de librairie en 2006 s’appelle La Dignité de la Nation [20] ; cet ouvrage de Fujiwara Masahiko, mathématicien et essayiste à succès, vendu à plus de deux millions d’exemplaires, reprend tous les thèmes de prédilection des conservateurs et nationalistes japonais. Si le Japon traverse aujourd’hui une « crise de civilisation », affirme ainsi Fujiwara, c’est parce qu’il s’est laissé pervertir par le capitalisme libéral et son corollaire, la croyance aveugle en la civilisation occidentale et ses valeurs de liberté, d’égalité et de démocratie, et que, sous son impact, les Japonais attachent désormais trop d’importance au bien-être matériel, à l’épanouissement individuel et à l’enrichissement personnel. La nation ne retrouvera sa dignité qu’en s’affranchissant de son esprit technocrate et de sa révérence excessive envers la conception occidentale de la raison, et en renouant avec l’éthique japonaise traditionnelle, fondée sur le bushidô ou le sens du service et du sacrifice personnel.
La résurgence du nationalisme japonais ne date certes pas d’aujourd’hui ; elle était déjà à l’œuvre dans les discours politiques de Koizumi, notamment dont dans son rapport ambigu au passé impérial du pays [21].
Elle l’est plus encore chez son successeur Abe Shinzô qui, tout en annonçant la poursuite des réformes socio-économiques, voit le cœur de son programme dans la « refondation nationale », un de ses thèmes de prédilection qu’il développe dans son livre récent Vers un beau pays [22]. A l’entendre, le chemin du renouveau qui s’y dessine par la rupture avec l’« idéologie du gender free » importée des Etats-Unis, conduit à la revalorisation de la famille et au retour à la division du travail traditionnelle entre les deux sexes. La première grande réforme de son mandat fut d’ailleurs celle de la loi sur l’éducation nationale de 1947 ; la nouvelle loi, adoptée en novembre 2006, stipule que l’école doit instruire enseigner « le respect de la tradition et de la culture » aux jeunes générations. En modifiant l’équilibre entre les aspects néo-libéral et nationaliste de la politique de Koizumi, Abe semble favoriser les partisans d’un conservatisme plus traditionnel que libéral au sein du PLD. Sa décision de réintégrer les onze opposants à la privatisation de la Poste, expulsés du parti par Koizumi, ne prélude-t-elle pas au retour en grâce d’une certaine forme de néo-corporatisme ? Si un simple retour en arrière paraît improbable étant donné le contexte international et les évolutions structurelles de la société japonaise, l’hypothèse de l’émergence d’un nouveau « modèle social », moins libéral que ne l’aurait souhaité Koizumi, paraît désormais tout à fait plausible.
La Dignité de la Nation de Fujiwara Masahiko
La parution de La Dignité de la Nation fut un événement éditorial majeur au Japon. Vendu à plus de 2 millions d’exemplaires (chiffre phénoménal pour un essai), loin devant le dernier épisode dHarry Potter, ce livre a été le plus grand succès de l’année 2006. Il a tellement marqué l’opinion publique que le mot « hinkaku » (dignité) a été élu « mot de l’année » lors du concours annuel organisé depuis 1984 par une maison d’édition qui publie l’équivalent japonais du Quid. Il succédait ainsi à Koizumi gekijo (le théâtre Koizumi) élu en 2005.
Ce phénomène est lié à la personnalité de l’auteur. Fujiwara Masahiko est le fils de Nitta Jirô, auteur de romans historiques à succès qui a donné son nom à un important prix littéraire. Beaucoup de Japonais ont en effet un faible pour les dynasties d’acteurs, de politiciens ou d’écrivains, grandes familles qu’ils considèrent comme faisant partie intégrante du patrimoine culturel national. Mais si Fujiwara tient une place particulière dans l’imaginaire collectif, c’est aussi parce qu’il fut, jeune enfant, l’acteur d’un des épisodes les plus tragiques de l’histoire japonaise du XXe siècle. Dans son célèbre roman publié en 1949, Les étoiles filantes vivent (Nagareru hoshi wa ikite iru), sa mère, Fujiwara Tei, raconte comment, suite à l’invasion de la Manchourie par les troupes soviétiques en août 1945 et l’arrestation de son mari, alors météorologue, elle s’enfuit à pied à travers cette immense contrée pour rejoindre le Japon. Elle sauvait ainsi le petit Masahiko, âgé de deux ans, du sort que rencontrèrent de nombreux enfants des colons japonais, qui furent abandonnés sur place dans la confusion qui suivit l’effondrement de l’armée japonaise. Ces enfants, recueillis et élevés par des familles chinoises, coupés pendant longtemps de leurs origines par la Guerre froide, font aujourd’hui l’actualité au Japon grâce aux associations qui les aident à retrouver leur famille et à rentrer dans leur pays d’origine. Fujiwara Masahiko revient d’ailleurs sur son histoire dans son précédent best-seller, Ma patrie, c’est ma langue (Sogoku to wa kokugo, 2003) où il accompagne sa vieille mère en Manchourie à la recherche de ses origines.
Par son ambition de livrer un « grand récit » de l’identité japonaise, La Dignité de la Nation s’inscrit dans ce genre typiquement nippon qu’est le nihonjinron (le discours sur la japonité). Mais si l’essai de Fujiwara a pu rencontrer un si grand succès, auprès de toutes les générations, c’est qu’il a su marier un discours identitaire et réactionnaire somme toute assez banal avec une critique de la mondialisation des plus contemporaines. Alors que le discours culturaliste des années 1980 reflétait l’humeur triomphaliste d’une époque riche en succès économiques, La Dignité de la Nation exprime une angoisse collective du déclin national. L’auteur fait d’abord le constat que le Japon, comme tous les pays développés, connaît une crise de civilisation dont les raisons sont à chercher dans l’épuisement d’une idéologie rationaliste qui souffre de ses propres limites. La mondialisation que cette civilisation propose aujourd’hui ne serait qu’une domination de la finance mondiale –incarnée par les hedge funds –, véhiculant des principes d’enrichissement immoraux qui sapent la valeur du travail en instrumentalisant l’entreprise et en s’attaquant au système de gestion « à la japonaise ». L’esprit bureaucratique qui anime les élites dirigeantes ne ferait qu’accompagner ce mouvement, en privilégiant par exemple l’apprentissage de l’anglais sur la langue nationale, sans s’interroger sur les causes profondes du déclin.
Selon Fujiwara, le redressement moral qui s’impose ne pourra pas être réalisé sur la base des valeurs de la civilisation occidentale car ces valeurs (la liberté, l’égalité…) ne sont que de simples fictions : le citoyen responsable et rationnel que la démocratie présuppose n’existe tout simplement pas. La démocratie ne signifie en réalité que le pouvoir des médias et le politiquement correct. Le courage qu’il faudra pour retrouver une véritable éthique sociale et résister au matérialisme et à l’acculturation, les Japonais ne pourront le trouver que dans une résurrection du lien familial de type confucéen, fondé sur l’esprit du Bushidô*. En cultivant ses qualités morales particulières –le sens de la beauté, la piété et la spiritualité –, le Japon pourra non seulement rendre à la nation sa dignité, mais aussi acquérir une dimension universelle que l’Occident a jusque-là injustement monopolisée. C’est en effet la « mission sacré du Japon » (Nihon noshinbo naru shimei), conclut l’auteur à la fin de son essai : « Faire sienne l’esthétique de l’émotion et de la forme, et protéger une nation qui soit digne doivent être les raisons de vivre et la responsabilité de tout Japonais envers l’humanité. La doctrine européenne et américaine a dominé le monde ces quatre derniers siècles. Elle a enfin commencé à s’effondrer. Le monde en est désorienté. Cela prendra du temps, mais il me semble que seuls les Japonais pourront réellement sauver le monde. » La critique que Fujiwara fait de la mondialisation et de l’occidentalisation du Japon aboutit ainsi ici à une exaltation qui peut faire sourire. On peut néanmoins craindre que le succès de la Dignité de la Nation ne signifie le retour en grâce d’un certain type de discours réactionnaire et ultranationaliste que l’on croyait appartenir à une époque révolue.
B. T.
* Littéralement, « la voie (dô) du guerrier (bushi) ». C’est un terme qui commença a être couramment utilisé pendant la période Edo (1600-1868) pour désigner le code éthique de la classe dirigeante samurai. Le bushidô n’impliquait pas seulement un esprit martial et une adresse au maniement des armes, mais aussi une loyauté absolue envers son seigneur, un fort sens de l’honneur personnel et du devoir, et le courage, si besoin, de sacrifier sa vie, au combat ou dans un sacrifice rituel.
Article tiré de La Vie des Idées (version papier), paru en mars 2007