Le Japon peut-il devenir une « nation comme les autres », dotée d’une armée à la mesure de sa puissance ? Le seul État à avoir renoncé « à jamais à la guerre en tant que droit souverain de la nation », ainsi qu’à « la menace ou l’usage de la force comme moyen de régler des conflits internationaux », comme le stipule l’article 9 de la Constitution de 1947, doit-il se doter de l’arme atomique ? Et qu’adviendra-t-il, dans ce cas, de l’alliance avec les Etats-Unis, le fondement actuel de la sécurité de l’archipel ? Tels sont les termes du débat qui agite actuellement la communauté d’experts et l’opinion publique japonaises. L’arrivée au pouvoir d’Abe Shinzô, né en 1954, est souvent interprétée comme le début d’une nouvelle époque en matière de sécurité et de défense. Le nouveau Premier ministre alimente lui-même ces lectures en appelant ses concitoyens à se tourner résolument vers l’avenir : « Notre Japon possède une nature splendide, une longue histoire et une culture originale. Notre courage, notre intelligence et nos efforts sont en mesure de déployer ces potentialités encore considérables. Cessons de déprécier notre identité japonaise, arborons-la avec fierté. Notre sueur défrichera l’avenir », écrit-il ainsi en conclusion de son ouvrage programmatique Vers un beau pays.
La politique étrangère comme « empoignade »
En succédant à Koizumi Junichirô, dirigeant charismatique mais aussi controversé, Abe doit gérer un héritage complexe, notamment dans le domaine de la politique étrangère. Après le 11-Septembre, Koizumi choisit de s’aligner sur les États-Unis et prit une série de décisions spectaculaires dans le contexte japonais : déploiement dans l’océan Indien de navires militaires, chargés de ravitailler en carburant les troupes alliées opérant en Afghanistan (2001), suivi d’envoi de troupes en Irak (2004-2006). Pour la première fois depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et en vertu de lois spéciales [1] contournant les contraintes constitutionnelles, soldats et marins japonais opéraient dans des zones de combat.
Cependant, pour de nombreux commentateurs, ces décisions ont été motivées moins par une nouvelle vision de la place du Japon sur la scène internationale que par des considérations politiques intérieures. Fujiwara Kiichi, professeur de relations internationales à l’université de Tokyo, estime que Koizumi n’a jamais développé une vraie politique étrangère : même son pro-américanisme aurait été motivé par la situation intérieure, car un Premier ministre jouissant de la confiance du président des États-Unis bénéficie d’un avantage décisif dans la lutte politique japonaise [2].
Fujiwara a développé plus avant ces idées dans le numéro d’été 2006 de la revue Sight, magazine publié par le critique musical Shibuya Yôichi, et se définissant comme possédant « une lecture libérale du monde ». Fujiwara Kiichi y débattait avec Tanaka Shûsei, commentateur politique et ancien directeur de l’Agence de planification économique, de « cinq ans d’absence de politique étrangère » japonaise. Les deux auteurs s’accordent à dire que, si Koizumi a laissé se détériorer les relations avec la Chine et la Corée du Sud – notamment en se rendant à plusieurs reprises au sanctuaire Yasukuni [3] – c’était moins un choix stratégique de sa part qu’une conséquence indirecte de la politique intérieure ; selon Fujiwara, ces « pèlerinages » auraient été motivés par la volonté de ne pas s’aliéner le soutien des groupes d’extrême droite non représentés au parlement ; tandis qu’aux yeux de Tanaka, Koizumi aurait de cette façon remercié la puissante Association japonaise des familles des victimes de guerre (Nippon izokukai) pour avoir soutenu sa candidature à la tête du Parti libéral démocrate (PLD).
Cette vision d’une politique étrangère entièrement mise au service de considérations intérieures n’est pourtant pas partagée par tous les commentateurs. Un ouvrage collectif paru en 2005, rédigé par les journalistes du service politique du quotidien de droite Yomiuri, faisait ainsi l’éloge de l’« homme qui a transformé la politique étrangère en empoignade ». Le livre célèbre la nouvelle « autonomie » de la politique étrangère de Koizumi : le Japon ne se contenterait plus de réagir aux événements, mais prendrait désormais ses propres initiatives dans des domaines aussi vitaux que les relations avec les États-Unis, la Chine et la Corée du Nord.
La menace nord-coréenne
En effet, Koizumi avait entamé son mandat par une initiative internationale spectaculaire. En octobre 2002, le chef du gouvernement japonais s’était rendu en Corée du Nord pour une rencontre au sommet historique, à l’issue de laquelle les dirigeants des deux pays signèrent la déclaration de Pyongyang : le Japon y reconnaissait avoir causé « dommages et souffrances considérables au peuple coréen » durant la période coloniale (1910-1945), tandis que la Corée du Nord exprimait « sa volonté de prolonger le moratoire sur les tests de missiles au-delà de 2003 ». Quatre ans plus tard, cette rencontre de tous les espoirs n’est toutefois plus qu’un souvenir lointain, et les relations entre les deux États sont au plus bas. La Corée du Nord avait contribué à cette dégradation en reconnaissant, lors du même sommet, avoir enlevé par le passé des citoyens japonais, ouvrant ainsi une boîte de Pandore d’accusations et de revendications que personne n’a été en mesure de refermer. A cela sont venus s’ajouter les tirs de missiles et l’essai nucléaire réalisés par Pyongyang en 2006, qui provoquèrent un choc considérable dans l’opinion publique japonaise.
La plupart des experts s’accordent à dire que le Japon est le pays le plus menacé par une Corée du Nord nucléaire ; la question est cependant de savoir quelle stratégie adopter pour éviter le pire ? C’est dans ce contexte que l’hypothèse de doter l’archipel de l’arme atomique est principalement évoquée. La réforme de la Constitution, l’alliance avec les Etats-Unis, les relations avec les voisins asiatiques – autant de sujets qui, à partir de l’automne 2006, sont réexaminés au prisme de la question nucléaire.
Le débat fut ouvert par une série de propos tenus par le président du conseil politique du PLD, Nakagawa Shôichi, qui déclara en octobre dernier que « la Constitution n’interdit pas la possession d’armes nucléaires. C’est un sujet de débat, une option pour dissuader d’une attaque contre le Japon. […] Je ne pars pas du principe que nous devons posséder l’arme atomique. Les “trois principes non nucléaires” (formulés en 1967 et adoptés par le Parlement en 1971 : “ne pas fabriquer, ne pas posséder, et ne pas introduire d’armes nucléaires sur le territoire japonais”) constituent actuellement notre politique, mais si l’on prend en considération la situation actuelle dans la région, il est naturel que des voix s’élèvent pour réclamer l’armement nucléaire de notre pays. » Nakagawa détaillera ses positions dans un long entretien accordé au mensuel Voice (décembre 2006) : l’option du dialogue avec la Corée du Nord étant désormais exclue, expliquait-il, il serait souhaitable d’ouvrir le débat sur la dissuasion nucléaire. « Le Japon ne s’engagera jamais dans une guerre offensive. Mais cela ne signifie pas que, pour assurer sa défense, il ne puisse se trouver entraîné dans un conflit armé [4]. »
La nécessité d’ouvrir le débat fut également exprimée par le ministre des Affaires étrangères, Aso Tarô. « C’est un fait que, au Japon, nous ne discutons pas de la possession d’armes nucléaires par notre propre pays alors que, partout ailleurs, le sujet est évoqué », déclarait-il en octobre dernier devant la commission parlementaire des Affaires étrangères. Quant au nouveau Premier ministre, Abe Shinzô, tout en prenant ses distances et en se déclarant opposé à l’idée de rouvrir le dossier nucléaire, il défendait la liberté de discuter « des formes que doit prendre la dissuasion » japonaise face aux nouvelles menaces.
Ces déclarations ont été vivement critiquées, aussi bien par l’opposition qu’au sein même du PLD, mais aussi âprement défendues par la droite nationaliste. Ainsi, lorsque Nikai Toshihiro, ancien ministre de l’Économie, du Commerce et de l’Industrie du cabinet Koizumi, qualifia les propos de Nakagawa d’« indignes d’une personnalité dans sa position », il s’attira aussitôt les foudres du quotidien nationaliste Sankei : « Un homme politique responsable a le devoir de réfléchir sur la manière d’assurer la paix et la sécurité à son pays », s’exclamait le journal [5]. Le Yomiuri, l’autre grand quotidien de droite, affichait une attitude plus mesurée, expliquant que même si l’on décidait de conserver les trois principes non nucléaires, le temps était venu d’en débattre ouvertement. Ces principes ont été adoptés à une autre époque et doivent être examinés à la lumière des circonstances actuelles [6]. Si elle se voulait du « juste milieu », cette position ne parvint toutefois pas à convaincre les critiques : se prononcer pour le respect du statu quo tout en réclamant l’ouverture du débat, voilà qui est difficilement compréhensible, ironisait le quotidien centriste Mainichi dans son éditorial du 11 novembre [7].
« Le débat a déjà eu lieu »
Le grand quotidien intellectuel de centre gauche Asahi s’étonna, pour sa part, de voir certains hommes politiques réclamer un « débat » sans révéler leur propre opinion sur la question. En réponse, le journal choisit d’entrer dans le vif du sujet et d’exposer son point de vue. L’arme nucléaire, écrit-il, ne ferait que mettre le pays en danger : ce serait un coup de grâce au Traité de non-prolifération nucléaire (TNP), d’autant plus qu’il serait porté par un pays qui, jusqu’ici, en a le plus souligné le caractère incontournable. Le Japon risquerait de perdre sa crédibilité et de se retrouver isolé sur la scène internationale. La Chine répondrait en fournissant des technologies nucléaires à la Corée du Nord, et la Corée du Sud en développant son propre programme nucléaire. Une telle prolifération généralisée augmenterait à son tour le risque de voir des armes nucléaires tomber entre les mains de terroristes. Sans compter que le Japon rencontrerait également des difficultés à poursuivre ses importations d’uranium – 30 % de l’énergie japonaise est assurée par ses centrales nucléaires – et paierait sa décision par une grave crise énergétique. « Un pays qui fut dévasté par des bombes atomiques n’a pas le droit d’enclencher un tel processus [8] », conclut le journal.
Le chroniqueur de l’Asahi Yoshida Fumihiko rappelait, quant à lui, que le débat nucléaire avait déjà eu lieu, au moment où la Chine s’était doté de l’arme atomique en 1964, et qu’il avait été tranch:le gouvernement de l’époque était parvenu à la conclusion qu’une nucléarisation du Japon porterait gravement atteinte à la sécurité nationale. Le parlement japonais ratifia ainsi, en 1976, le Traité de non-prolifération [9] et prolongea son adhésion pour une durée illimitée en 1995. À cette occasion, une étude de l’Agence de défense japonaise établissait qu’un programme d’armement nucléaire entraînerait la fin du système international établi par le TNP, et qu’il serait ressenti par les États-Unis comme un manque de confiance à l’égard de son « parapluie nucléaire » et du traité de sécurité signé par les deux pays. De même, les États voisins y verraient une volonté du Japon de se dégager de l’alliance avec Washington et de prendre en mains sa propre sécurité. Le rapport affirmait que la meilleure politique de sécurité consistait à continuer de bénéficier de la protection nucléaire américaine : « Un État commercial et hautement dépendant de la stabilité du système international, s’il tentait d’assurer sa pérennité par la possession d’armes nucléaires, ne tirerait que des bénéfices douteux d’une telle politique. En réalité, il est même à craindre qu’il ne nuise ainsi aux fondations de sa propre sécurité », concluait l’étude de l’Agence de défense. « Cette analyse est toujours valable aujourd’hui, argumente le chroniqueur de l’Asahi, même après l’essai nucléaire nord-coréen [10]. »
Le troisième principe non nucléaire
Le débat nucléaire n’est donc pas nouveau au Japon, et il ne se résume pas aux réactions récentes devant la nouvelle menace nord-coréenne. En témoigne l’ouvrage collectif dirigé par Nakanishi Terumasa, La Question de la nucléarisation du Japon, paru en septembre 2006 mais dont les contributions ont été rédigées avant les tirs de missiles et l’essai nucléaire effectués par Pyongyang. Professeur de relations internationales à l’université de Kyoto, Nakanishi est considéré comme l’un des intellectuels phares de la nouvelle droite japonaise. Il contribue régulièrement à la galaxie des publications néo-nationalistes, telle Seiron, la revue politique du groupe de presse Sankei, ou le mensuel Voice, qui se définit comme un « magazine de propositions pour édifier le Japon du XXIe siècle ». D’après Nakanishi, on peut douter que les États-Unis défendent le Japon au prix d’une attaque nucléaire nord-coréenne sur leur propre territoire. La menace nucléaire pesant sur l’archipel, ajoute-t-il, ne provient pas uniquement de la Corée du Nord, mais également de la Chine. Comment le Japon peut-il, dans ces circonstances, se contenter de répéter les « mantras » de la non-prolifération ?
Pourtant, même cet ouvrage ne prône pas explicitement l’armement nucléaire du Japon, se contentant d’appeler à « ne pas écarter cette alternative » et à ouvrir un large débat public sur ce sujet. Nakanishi se révèle en effet relativement prudent dans ses analyses : imaginer que le Japon puisse se doter de sa propre force de dissuasion est totalement irréaliste, reconnaît-il dans le magazine Voice en décembre 2006, en réaction à l’essai nucléaire nord-coréen. La seule solution envisageable est une nucléarisation de l’archipel dans le cadre de l’alliance avec les Etats-Unis : le gouvernement devrait demander à son allié américain de déployer au Japon des missiles capables d’atteindre la Corée du Nord [11]. Nakanishi appelle ainsi à renoncer à l’un des trois principes non nucléaires, celui de la non introduction d’armes atomiques sur le sol japonais. Il se fait ainsi l’écho de certaines voix entendues au sein du PLD, comme celle de Sasagawa Takashi, président de la commission d’éthique du parti, qui s’était demandé s’il était encore possible d’assurer la sécurité de l’archipel sans y introduire des armes nucléaires américaines.
Renforcer l’alliance avec les Etats-Unis
Si le débat est désormais ouvert, le Japon se semble donc pas prêt pour autant à s’engager seul sur la voie de l’armement nucléaire. Cette conclusion se voit confirmée par le dossier spécial consacré à la question par Chûô kôron (décembre 2006), l’une des revues les plus anciennes et les plus prestigieuses du pays. Kitaoka Shinichi, professeur à l’université de Tokyo et, jusqu’en septembre 2006, représentant adjoint du Japon auprès des Nations unies, y analyse les cinq alternatives pour contenir la menace nord-coréenne : ne rien faire, renforcer les sanctions internationales, entamer un dialogue avec Pyongyang en lui offrant des garanties de sécurité, opter pour des « frappes chirurgicales » sur les installations nord-coréennes, enfin doter le Japon d’armes nucléaires. Kitaoka n’est guère optimiste et ne propose aucune recette miracle à ce qu’il appelle « une question de vie ou de mort pour le Japon » ; il se prononce néanmoins contre l’armement nucléaire : pour dissuader une dictature militaire comme la Corée du Nord, le Japon aurait besoin d’armes nucléaires en grande quantité, ce qui déstabiliserait la région et mettrait en danger la propre sécurité de l’archipel [12]. Cette opinion est partagée par Ebata Kensuke, expert militaire de l’université Takushoku, qui rappelle aussi que le Japon ne possède pas de territoire où procéder à des essais nucléaires. Si la communauté internationale ne parvient pas à contraindre Pyongyang à se dénucléariser, le Japon, estime Ebata, devra se résoudre à coexister avec une Corée du Nord dotée de l’arme nucléaire [13].
L’ancien diplomate Okazaki Hisahiko résume peut-être le mieux l’état de réflexion des experts japonais lorsqu’il affirme que la seule alternative réaliste est de renforcer l’alliance avec les Etats-Unis : ensemble, les deux pays possèdent une puissance militaire et économique sans équivalent dans la région, qui devrait leur permettre de répondre aux défis à venir [14].
Article tiré de La Vie des Idées (version papier), paru en mars 2007