Le 26 septembre 2006, Koizumi Junichirô démissionna du poste de Premier ministre qu’il avait détenu pendant cinq ans et demi. Son gouvernement s’était distingué autant par sa longévité – dans le Japon d’après-guerre, un Premier ministre ne reste en place que deux ans en moyenne –, que par le fort soutien dont il jouissait auprès de la population. Son bilan est cependant loin de faire l’unanimité : le rétablissement des finances publiques n’est pas achevé et le résultat des réformes qu’il avait entamées – du secteur financier, du système des retraites, des finances des collectivités locales, ainsi qu’une série de mesures pour enrayer la baisse de la natalité – reste encore incertain. Le même constat vaut pour la privatisation de la Poste, l’objectif principal du programme de Koizumi, mais dont les conséquences sont encore difficiles à évaluer. Si l’économie japonaise est en train de sortir du marasme dans lequel elle était plongée depuis la crise des années 1990, si l’avenir des entreprises s’éclaircit peu à peu, cette reprise ne parvient pas à dissiper les inquiétudes de nombreux Japonais devant la crise sociale, notamment l’accroissement des inégalités. Car les réformes libérales de Koizumi auront précipité la chute du « modèle japonais » tel qu’il fut construit dans les décennies d’après-guerre, sans indiquer la voie d’un modèle nouveau [1].
Plusieurs mois après son départ, les points d’interrogation sont donc toujours nombreux. Il faut néanmoins reconnaître à Koizumi d’avoir su mobiliser un fort soutien populaire en faveur des réformes et d’avoir réveillé l’intérêt des Japonais pour la vie politique. S’il se fit connaître surtout pour la libéralisation de l’économie et le démantèlement du système clientéliste, il apporta également de profondes transformations du discours politique qui, loin d’être superficielle, correspond aux tendances profondes de la société. La mise en scène de la confrontation et ce qu’il appelait lui-même la « politique du cœur » (Kokoro no seiji) portent témoignage de ces évolutions.
Un libéralisme bien nippon
Le principal slogan utilisé par Koizumi lors des élections de 2005 – « de la bureaucratie au peuple » (kan kara min e) – allait bien au-delà de l’assainissement des finances publiques, annonçant un vaste projet de transformation de la société, dont la déréglementation des activités économiques, la baisse du nombre des fonctionnaires et la privatisation d’un certain nombre d’agences publiques n’étaient que les manifestations les plus visibles. En ce sens, son gouvernement s’inscrivit dans le courant néo-libéral mondial, plaidant partout pour un « Etat modeste » comme solution aux problèmes économiques – ce qui n’est guère surprenant quand on sait que l’ancien Premier ministre était issu de la « clique du ministère des Finances [2] » (Ôkura zoku). Pourtant, cette analyse a besoin d’être nuancée : si les années Koizumi ont consacré le retour du libéralisme au Japon, il ne s’agit pas du même libéralisme que dans les pays occidentaux. Tout d’abord, ses ressorts idéologiques ne sont pas les mêmes qu’aux Etats-Unis, où il puise ses racines dans une culture beaucoup plus individualiste. Le Japon ne manque certes pas d’hommes politiques inspirés du libéralisme de type américain ; c’est le cas d’Ôzawa Ichirô par exemple, un des acteurs clés de la vie politique des années 1990, connu comme précurseur de la pensée néo-libérale et critique virulent du « modèle japonais » traditionnel. Mais Ôzawa est loin d’être représentatif des élites politiques nippones ; après avoir subi plusieurs revers personnels, ce jeune cadre prometteur du Parti libéral démocrate se retrouva écarté du pouvoir, dans les rangs du principal parti d’opposition, le Parti démocrate. Tandis qu’Ôzawa n’a de cesse d’évoquer l’« individu autonome » (jiritsu shita kojin) dans ses discours et ses écrits, Koizumi n’accorde que peu d’importance aux valeurs individualistes ; comme le montre le slogan évoqué plus haut, sa critique du dirigisme étatique est davantage fondée sur un concept du « peuple » (min) dont le contenu reste délibérément flou.
Autre trait distinctif du néolibéralisme nippon : les clivages politiques qu’il suscite opposent moins la droite et la gauche que les différentes fractions au sein même du camp conservateur. Car avec l’avènement du libéralisme, c’est un compromis social bien plus conservateur que social-démocrate qui s’écroule au Japon. Alors qu’en Europe, l’Etat est défendu surtout dans son rôle d’Etat-providence et au nom du principe selon lequel l’autonomie individuelle présuppose une solidarité sociale, la résistance nippone aux réformes libérales ne vient pas des partis sociaux-démocrates ou des syndicats, mais surtout de la haute fonction publique et des milieux conservateurs qui lui sont associés. Ce qui frappe dans la rhétorique néo-libérale de Koizumi, c’est précisément sa violente aversion envers les fonctionnaires et l’appareil bureaucratique ; si elle contribua à sa popularité, c’est que les Japonais n’avaient jamais perçu l’Etat comme il l’est encore souvent en Europe : le garant de la redistribution sociale.
La fin du compromis conservateur
Un libéralisme qui ne célèbre pas l’individu et qui heurte les conservateurs bien plus que la gauche : ces deux différences reflètent l’histoire du « modèle japonais » de l’après-guerre et permettent de comprendre l’ampleur de la rupture accomplie par Koizumi. Le Parti libéral démocrate, l’acteur dominant de la vie politique nippone, fut créé en 1955 suite à la fusion des différents partis conservateurs. Il en vint à ressembler des courants politiques très hétérogènes, tant sur le plan idéologique que sur celui des trajectoires personnelles : les élites d’avant-guerre y côtoyaient des générations plus récentes, les libéraux devaient composer avec les conservateurs, les américanophiles avec les antiaméricains… Le courant majoritaire finit par imposer au parti le principe d’un « armement réduit et d’une nation économique » (kei-busô ; keizai kokka) ; selon la « doctrine Yoshida », du nom du Premier ministre qui amena le Japon à retrouver son indépendance au début des années 1950, la sécurité du Japon devait être garantie non par ses forces armées mais par l’alliance militaire avec les Etats-Unis, le seul objectif national étant désormais le développement économique. Devenue la politique officielle du parti conservateur, cette ligne fut incarnée par Tanaka Kakuei, Premier ministre au début des années 1970, qui fit des programmes de travaux publics non seulement le levier de la réduction des inégalités régionales, mais aussi le fondement de son propre pouvoir.
Cependant, dès sa création, le PLD a comporté un courant hostile au principe d’une « nation économique », et c’est au sein de ce courant que Koizumi fit sa carrière politique. Son chef de file historique, Fukuda Takeo (1905-1995), était issu du ministère des Finances mais était en même temps l’héritier politique de Kishi Nobusuke (1896-1987), ministre pendant la Seconde Guerre mondiale, très impliqué dans la « gestion » de la Manchourie colonisée, avant de devenir Premier ministre dans les années 1950. C’est à ce courant aux tendances nationalistes que s’affilièrent de nombreux hommes politiques actifs au Japon avant 1a défaite. Koizumi est ainsi autant l’héritier de la doctrine économique libérale d’un Fukuda que du nationalisme d’un Kishi ; deux lignées qui l’ont amené à s’opposer à la politique conservatrice en vigueur au Japon dans l’après-guerre. Une fois au pouvoir, c’est donc tout naturellement qu’il entreprit de démanteler le système clientéliste. Le sens ultime –mais rarement avoué ouvertement – des privatisations n’a donc jamais été strictement économique : il s’agissait autant de restaurer les finances publiques que d’ébranler le système qui avait fondé le pouvoir du courant Tanaka au sein du Parti libéral démocrate.
La tâche fut d’autant plus aisée que, avant même l’arrivée de Koizumi au pouvoir, le système clientéliste avait de son côté commencé à craquer dans ses fondations. Les ressources financières nécessaires à la distribution des « faveurs » et des « services » s’épuisant, les projets de travaux publics s’étant faits rares, le nombre d’adhérents et des comités de soutien au parti avaient chuté et l’âge moyen grimpé parmi les militants. Dans le même temps, chez les « cols blancs » des grandes villes, le mécontentement à l’égard du PLD et de la bureaucratie d’Etat se manifesta avec toujours plus de force. Profitant d’une conjoncture favorable, Koizumi noua de nouvelles alliances au sein du PLD et porta un coup décisif à ses élites traditionnelles ; il en résulta un nouvel équilibre des rapports de forces au sein du parti, plus favorable au libéralisme.
La politique comme mise en scène
C’est ainsi que Koizumi, élu président du PLD sur le slogan « casser le PLD » (Jimintô o bukkowasu), lui permit en réalité de se maintenir au pouvoir. Il le fit en mettant en scène de violents affrontements en sein même du parti, une tactique qui s’avéra particulièrement efficace pour transformer la défiance envers le PLD en soutien à son leader. En ce sens, il n’est pas exagéré de qualifier de « théâtre Koizumi » (Koizumi gekijo), comme le font souvent les commentateurs politiques au Japon, le style cultivé par l’ancien Premier ministre. En se présentant comme l’homme de la modernisation, déterminé à vaincre l’opposition, Koizumi rendit totalement invisible le Parti démocrate, le principal parti d’opposition qui aurait dû logiquement profiter de la crise du « système PLD ». Cette tactique représente une rupture avec le modèle de la « politique de l’harmonie » (wa no seiji) qui avait prévalu jusqu’alors dans le camp conservateur, et qui consistait à régler les différends internes à l’abri du regard public.
L’autre caractéristique fondamentale de la communication politique « à la Koizumi » fut ce qu’il appelait lui-même la « politique du cœur » (kokoro no seiji). L’expression apparut dans une réponse du Premier ministre aux protestations chinoises et sud-coréennes suite à sa visite au sanctuaire Yasukuni, un temple shintoïste où sont honorées les âmes des soldats japonais morts à la guerre, parmi lesquels des officiers condamnés à mort pour crime de guerre par le tribunal de Tokyo [3]. En réagissant aux critiques internationales, qui y voyaient le signe d’un nouveau nationalisme nippon, Koizumi déclara que sa décision relevait avant tout d’une « question de cœur » (kokoro no mondai), autrement dit qu’elle ne reflétait que ses « convictions personnelles ». En réalité, invoquer les « convictions personnelles » au sujet d’une initiative prise par un chef du gouvernement n’a pas beaucoup de sens, mais visiblement Koizumi se refusa à entrer dans les aspects politiques et juridiques de la polémique : sa visite au sanctuaire devait-elle être interprétée comme le signe que l’Etat japonais honore désormais ses criminels de guerre ? C’est en tout cas la conclusion qui en fut tirée à Pékin et à Séoul, provoquant une nette dégradation des relations diplomatiques et l’arrêt de tout dialogue direct au niveau des chefs d’Etat. Au Japon même, Koizumi ne rencontra cependant que peu d’opposition. Son attitude suscita certes l’inquiétude de certains politiques et intellectuels soucieux de préserver de bonnes relations avec la Chine et attachés à la séparation de la religion et de l’Etat ; mais, à en croire les réactions populaires, de nombreux Japonais approuvèrent sa fermeté face à ce qu’ils percevaient comme une ingérence dans les affaires intérieures du pays.
Laissant expressément le débat juridique et politique de côté, Koizumi a voulu légitimer son action politique par des sentiments personnels, en l’occurrence par sa profonde compassion pour les soldats morts à la guerre : « Il s’agit pour moi, expliquait-il aux journalistes, de rendre hommage de tout cœur à tous ceux qui ont laissé leur famille et sacrifié leur vie pour la patrie. » Outre le rapport ambigu au passé impérial du pays, cet exemple révèle une des clés de « l’effet Koizumi » : son style direct et spontané, dont l’avantage est de réveiller l’intérêt de citoyens qui, pour beaucoup d’entre eux, se sont éloignés de la vie publique. Dans un pays où la politique inspirait aux électeurs surtout un sentiment d’éloignement et le rejet des élites traditionnelles, Koizumi a révolutionné la communication politique en mettant en scène sa propre personnalité ; c’est cette personnalisation qui explique sa capacité de mobilisation électorale.
Son succès a-t-il modifié la culture politique japonaise de façon durable ? Ou bien se révélera-t-il anecdotique, lié à la personnalité d’une figure atypique ? Il semble que les changements réalisés par Koizumi soient irréversibles : il est impensable que le style politique traditionnel fasse un retour, puisque le compromis social qu’il présupposait appartient désormais au passé. Dans l’ère post-Koizumi qui vient de s’ouvrir, la recherche d’un nouveau compromis va sans doute s’intensifier. Beaucoup dépend de l’orientation prise par la partie de la population qui fut séduite par le personnage de Koizumi mais qui reste peu réceptive aux débats de fond : apportera-t-elle une nouvelle dynamique à la démocratie japonaise, ou bien accélérera-t-elle la polarisation de la société ? Il est encore trop tôt pour le savoir.
Traduit du japonais par Bernard Thomann
Article tiré de La Vie des Idées (version papier), n°20, mars 2007