La philosophie expérimentale analysée dans cet ouvrage désigne un courant né à la fin du XXe siècle, en réaction contre le caractère supposé dogmatique de l’analyse conceptuelle ; il entend jeter la suspicion sur les concepts a priori en vue de déconstruire la philosophie pratiquée « en fauteuil » et de questionner les intuitions jamais examinées dont elle se réclame [1]. Son audience est restée jusque-là confidentielle en France où, pour une fraction majoritaire du public cultivé, sa simple appellation équivaut à une sorte d’oxymore. Pourtant, un nombre croissant d’études portant par exemple sur le raisonnement ou les émotions s’y réfèrent volontiers, en particulier dans des secteurs comme l’économie qui se situent à la croisée de préoccupations théoriques et de considérations d’ordre comportemental. Mais sa motivation étant épistémologique autant que pratique puisqu’elle porte sur la légitimation d’une connaissance de base empirique, il est compréhensible que son influence tende à se diffuser vers d’autres domaines, y compris ceux qui, comme l’éthique et l’esthétique, comportent traditionnellement une forte composante normative (principes moraux ou règles du goût).
Le livre dirigé par Florian Cova et Sébastien Réhault arrive à point nommé pour proposer un premier balisage et une foule d’aperçus éclairants et utiles, tant sur un plan thématique que méthodologique. S’il n’est pas très surprenant que l’ouvrage paraisse en anglais chez un éditeur britannique, et dans une collection dédiée qui passe en revue les principaux domaines d’exercice de la philosophie, la liste des contributeurs est plus large, à la fois ouverte et équilibrée, associant des chercheurs déjà confirmés à des talents prometteurs. Les Anglo-saxons dominent en nombre (Angelika Seidel, Jonathan Weinberg, Jesse Prinz, Richard Kamber, AaronMeskin, entre autres), mais l’institut Nicod fournit un important contingent (Jérôme Pelletier, Jérôme Dokic, Isidora Stojanovic, Alessandro Pignocci, etc.) complété par le Centre des sciences affectives de Genève (Florian Cova, Constant Bonard, Steve Humbert-Droz) et d’autres chercheurs œuvrant dans d’autres institutions en Europe.
Un nouveau champ de recherches
Comme de nombreuses autres disciplines, l’esthétique est aujourd’hui dans une phase de profonde interrogation sur son identité et ses prétentions. Ses certitudes traditionnelles relatives à la valeur inconditionnelle du Beau et au caractère contemplatif de l’expérience esthétique qu’elle pensait intangibles ont été ébranlées, bien qu’elles servent encore de point d’ancrage à grande échelle. Cette situation n’a pas seulement des racines internes, liées à l’évolution des formes artistiques et à l’ouverture de nouveaux espaces esthétiques, elle tient surtout à l’émergence de paradigmes qui ont exercé une action décisive sur l’ensemble de la philosophie : la naturalisation replace les phénomènes esthétiques dans la longue durée de l’évolution et privilégie l’information issue des sciences, le tournant cognitif voit le jugement comme la résultante de processus psychiques complexes, et s’y rattachent des recherches neurophysiologiques de plus en plus diversifiées. La philosophie dite expérimentale s’inscrit dans ce renouveau des méthodes et des programmes d’étude tout en étant en droit indépendante d’eux. On peut en effet la voir comme la concrétisation tardive du projet de Hume lorsqu’il revendiquait d’« introduire la méthode expérimentale dans les sujets moraux » (sous-titre du Traité), quand bien même le contenu et la forme de ses analyses restent très éloignées de ce qui se pratique aujourd’hui.
Dans sa méthodologie contemporaine, l’usage de la philosophie expérimentale en esthétique entend se placer au niveau le plus empirique, en prise sur l’expérience directe et la communication. Le recours systématique à des tests vise à neutraliser l’introspection, à mettre à distance les intuitions personnelles ou les hypothèses spéculatives et il permet le traitement des résultats obtenus au moyen de techniques statistiques classiques. Comme le précisent les maîtres d’œuvre du volume, il ne s’agit pas seulement de tenir compte de faits empiriques déjà constatés ; l’objectif est de concevoir des protocoles d’expériences permettant d’orienter la recherche esthétique vers des voies à la fois novatrices et fécondes [2]. Si la description des phénomènes telle qu’elle est pratiquée par les sciences sociales est loin de perdre son intérêt, la démarche est guidée par une ambition théorique d’ordre proprement philosophique et ouverte sur les autres sous-disciplines.
L’appellation qui caractérise sans doute le plus justement la nature du projet est celle d’« esthétique impure » (proposée par A. Seidel et J. Prinz), impure parce qu’elle prend le contrepied de la volonté de désintéressement propre à la tradition occidentale de l’esthétique et qu’elle met au contraire l’accent sur la multitude de facteurs qui interagissent dans toute situation esthétique, que le sujet en prenne clairement conscience ou non. Par exemple, des données objectives comme la taille et le mode de présentation d’une œuvre, son originalité, l’information sur l’auteur, etc., jouent un rôle trop souvent négligé qui impose de faire intervenir des schémas explicatifs plus larges.
L’intérêt de l’ouvrage est de proposer non une anthologie de textes déjà publiés mais des articles inédits présentant des recherches en cours. Bien que technique de contenu et focalisé sur des objets délimités, il ne néglige pas des analyses de portée plus générale ni quelques repères historiques significatifs. Sont abordés plus particulièrement la question du jugement esthétique (ce qui lui confère sa teneur et sa validité), l’extension du concept d’art (du point de vue de l’auteur et du récepteur), le rôle des émotions et de l’imagination, la manière d’utiliser les prédicats esthétiques. Dans chacun des chapitres, il intègre un regard critique sur les procédures mises en œuvre (à un niveau factuel et conceptuel).
Bénéfices espérés de la philosophie expérimentale de l’esthétique
Bien qu’il s’agisse d’approches toutes récentes, il est dès à présent possible de se faire une idée sur ce qu’on peut attendre de ce type d’études. Voici quelques-uns des apports qui transparaissent immédiatement dans les analyses présentées :
– Affiner la caractérisation de situations esthétiques exemplaires. Une expérience comme celle du sublime peut désormais être modélisée à partir des conditions immersives qui brouillent la frontière entre moi et monde, notamment en musique et réalité virtuelle. Dans le cas de la résistance imaginative que ressentent des individus devant des phénomènes qui heurtent leur sensibilité ou leurs convictions, il devient possible de tester la pertinence des facteurs possibles qui rendent bizarre le contenu d’un jugement. Ce qui se dégage de semblables analyses n’est pas forcément une remise en cause des conclusions théoriques mais plutôt une manière inédite de les comprendre. Ainsi, à propos des quasi-émotions intenses que nous ressentons envers des entités fictionnelles dont nous savons pourtant qu’elles n’existent pas, Jérôme Pelletier montre comment les recherches menées par Mario Sperduti sur les formes de régulation émotionnelle internes aux situations de fiction fournissent des arguments pertinents pour relativiser le type d’interaction psychologique que Kendall Walton avait postulé sur un mode purement spéculatif.
– Évaluer de manière critique la portée d’affirmations qui sont trop souvent prises pour argent comptant par les théories esthétiques dominantes alors que leur fondement empirique n’a jamais fait l’objet d’une enquête approfondie. Un bon exemple est celui des jugements de goût : selon la vulgate issue de Kant, ils ne peuvent être assimilés à la simple satisfaction ressentie devant quelque chose d’agréable puisque celle-ci est dénuée de portée intersubjective. Toutefois Florian Cova vérifie qu’une majorité des individus soumis à un test portant sur la relation causale entre leur expérience et sa source ne semblent pas accorder au beau un statut nettement différencié. Cela ne doit pas conduire à supposer un nivellement d’opinions mais plutôt à savoir tenir compte du contexte de communication dans lequel on est placé. Un autre secteur important est relatif aux questions ontologiques : dans ce qui touche à la délimitation de l’art (à la frontière entre création, nature et technique) et au type d’investissement psychologique qu’il est censé exiger (l’œuvre comme un prolongement de son auteur).
– Mieux mesurer la part des facteurs extra-perceptifs qui interviennent dans l’évaluation esthétique et qui sont au cœur de la difficulté de certains publics à apprécier nombre d’œuvres contemporaines (telles que readymades et fac-similés que rien ne différencie visuellement d’objets ordinaires). Déjà les approches institutionnelles ont souligné l’écart entre la caractérisation des objets et la représentation des sujets mais l’approche expérimentale est plus apte que d’autres à prendre au sérieux la réalité des conditions d’appréhension.
– Rétablir le dialogue entre l’esthétique ordinaire et la conceptualisation philosophique. Depuis quelques décennies, les esthéticiens ont pris conscience de l’intérêt que présentent l’ordinaire et le quotidien ; il convient désormais de faire un pas de plus et d’envisager quelles modalités permettent de mieux associer le grand public à une véritable recherche de type esthétique. C’est ce qu’examinent Aaron Meskin et Shen-yi Liao dit dans un programme de « philosophie publique » consacré aux impressions gustatives (identifier divers échantillons de cafés en les goûtant et savoir communiquer l’information pertinente à autrui). Le point clé est que le public ne reçoit pas passivement des résultats, il contribue à les engendrer et surtout il prend conscience du type de difficultés que comporte la transmission.
Résistances et interrogations
On ne peut dissimuler pour autant qu’il subsiste une tension forte entre l’approche expérimentale et la recherche esthétique menée selon les principes classiques de l’esthétique. On la voit affleurer dans les réserves présentes dans la plupart des articles, souvent corrélées à la nécessité d’investigations supplémentaires, et une section terminale, sobrement intitulée « métaphilosophie », fait opportunément le point sur quelques critiques qui sont plus récurrentes.
J. Weinberg examine si l’appel aux intuitions et à l’examen de cas uniques, si prisé par les philosophes ou historiens de l’art, fait bonne figure devant le « défi restrictionniste » lancé par les partisans de l’expérimentation à l’encontre de leurs adversaires qui seraient aveugles à leurs propres biais. En dépit des apparences, les esthéticiens sont loin d’être démunis devant le risque de donner prise à des effets épistémologiquement délétères et la spécificité de leur domaine (manipuler des stimuli riches et des théories floues) leur fournit même un avantage appréciable par rapport à d’autres secteurs philosophiques.
Une critique plus radicale porte sur la menace de relativisme qui peut naître de la confusion entre agréable et beau. En restant fidèle à l’inspiration classique (kantienne), Nick Zangwill en vient à contester la légitimité de ces examens à l’aveugle. À ses yeux, la source du problème réside dans la réduction de l’analyse esthétique à une forme de questionnaire standardisé, réduit souvent à une simple vignette qui supprime tout sens des nuances et surtout toute capacité réflexive à l’égard de ses propres choix. Dès lors, les conclusions qu’on en tire aboutissent à produire une sorte d’artefact. Ramener l’idée de normativité à une conformité statistique, n’est-ce pas aussi abolir le sens même de la correction et de la liberté de juger ?
Il serait toutefois injuste de ne retenir de ce livre bien charpenté et bien argumenté que les indices d’une méthodologie manquant parfois encore de maturité. Le paradigme expérimental est une réalité et il exercera à coup sûr des effets notables sur l’ensemble des questions esthétiques. Il est certes prématuré de décider si ces développements ajouteront un canton marginal et pittoresque ou exerceront une action rénovatrice durable sur des thèses de fond. Dans les deux cas, il est dès à présent acquis qu’on pourra de moins en moins faire l’impasse sur ce genre de travaux.
Florian Cova and Sébastien Réhault (eds), Advances in Experimental Philosophy of Aesthetics, Bloomsbury Academic, 2019, 330 p.