Essai Société

Carte scolaire et ségrégation
Quelle place pour la mixité sociale au collège ?


par & & , le 2 septembre


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La carte scolaire ne se limite pas à organiser l’affectation des élèves : elle participe aussi à façonner les inégalités et la mixité sociale entre collèges. En comparant Paris, Lyon et Marseille, cette étude révèle comment la sectorisation et les choix des familles contribuent – différemment selon les contextes – à la ségrégation scolaire.

Introduction

Dans le système éducatif français, l’affectation des élèves à une école ou un collège public dépend du lieu de résidence des parents. Cette sectorisation scolaire (appelée couramment « carte scolaire ») vise avant tout à éviter la sous ou suroccupation des établissements et à affecter les ressources éducatives (personnels de vie scolaire, enseignants, etc.). Mais au-delà de sa vocation principale, la carte scolaire est souvent questionnée quant à sa capacité à agir sur la composition sociale des établissements et donc sur la ségrégation scolaire, entendue comme l’inégale répartition des élèves de différentes origines sociales entre les établissements (Barrault Stella, 2012).

Dans les grandes villes, où les contrastes entre quartiers riches et populaires sont marqués, la sectorisation peut accentuer les inégalités. C’est pour cette raison que certains aménagements ont été tentés, comme l’assouplissement de la carte scolaire en 2007–2008 qui visait à offrir davantage de choix aux élèves des quartiers défavorisés, sans pour autant atteindre ses objectifs (Oberti et Préteceille, 2013).

Mais la sectorisation n’explique pas à elle seule la ségrégation scolaire. Les parents ont la possibilité d’échapper à cette sectorisation en ayant recours à l’enseignement privé et, dans une moindre mesure, en obtenant une dérogation pour un autre établissement public. En effet, l’enseignement privé n’est pas soumis à la sectorisation, et considère la sélection de ses élèves comme une « liberté fondamentale », qu’aucun gouvernement n’a véritablement souhaité remettre en cause. Les grandes manifestations de 1984 contre la loi Savary qui proposait la création d’un « grand service public unifié et laïc de l’éducation nationale » représentent encore un épouvantail pour les responsables politiques.

Les travaux de Boutchenik, et al. (2021) montrent que la ségrégation scolaire résulte pour moitié de la ségrégation résidentielle, et pour moitié des choix scolaires des familles. Ce résultat demande cependant à être interprété avec prudence : cela ne signifie pas que le niveau de ségrégation diminuerait de moitié sans carte scolaire. La ségrégation scolaire pourrait persister, voire s’aggraver, sous l’effet des choix scolaires différenciés des familles selon les milieux sociaux. Dans les systèmes éducatifs où les familles choisissent librement leur établissement, comme au Royaume-Uni, aux Pays-Bas ou au Chili, les niveaux de ségrégation scolaire sont très élevés (Boterman et al., 2019 ; Gutiérrez, G. & Carrasco, A., 2021). Autrement dit, si la sectorisation ne garantit pas la mixité sociale à l’école, sa suppression ne la favorise pas non plus. À l’inverse, une sectorisation totalement rigide pourrait renforcer la ségrégation résidentielle, en incitant les familles à choisir leur lieu de résidence en fonction de l’offre scolaire et leurs ressources.

Notre objectif n’est pas de trancher en faveur d’un modèle, mais de comprendre les mécanismes contribuant ou limitant la ségrégation scolaire. L’originalité de notre démarche est, à partir des données du recensement et scolaires dans trois grandes métropoles (Paris, Lyon et Marseille), de prendre simultanément en compte trois niveaux d’analyse : le quartier, le secteur scolaire et le collège ; et de comparer leur niveau de ségrégation.

1/ Tout d’abord, nous montrons que la ségrégation entre collégiens est plus marquée à l’échelle des quartiers qu’à celle des secteurs scolaires, et que cette dernière est elle-même inférieure à celle observée au niveau des collèges. À partir de ce constat, nous décrivons comment le découpage de la carte scolaire façonne les niveaux observés de ségrégation scolaire et résidentielle, en tenant compte de la composition sociale interne des secteurs et de celle de leur environnement immédiat ;

Dans le premier cas, nous identifions les secteurs qui regroupent des quartiers socialement hétérogènes, susceptibles d’atténuer les clivages socio-spatiaux ; et ceux, au contraire, composés de quartiers homogènes, qu’ils soient favorisés ou défavorisés.

Dans le second cas, on repère s’il existe des situations où des secteurs favorisés jouxtent des secteurs défavorisés, qui après redécoupage seraient potentiellement susceptibles de produire plus de mixité.

Cette analyse nous permet de mettre en évidence des configurations locales très contrastées, non seulement entre les métropoles étudiées, mais aussi au sein de chacune d’elles. Nous montrons ainsi que la sectorisation n’a pas un effet uniforme.

2/ Dans un second temps, nous cherchons à saisir comment les effets combinés de la sectorisation et des choix scolaires produisent des configurations locales plus ou moins favorables à la mixité sociale. Nous mettons en évidence une forte contribution des classes populaires, mais surtout des classes supérieures, à la ségrégation résidentielle et scolaire. Contrairement à l’idée selon laquelle la ségrégation scolaire résulterait principalement du contournement des établissements dans les secteurs mixtes, nous montrons que cela concerne autant, voire davantage, les espaces socialement homogènes et favorisés, à travers le recours important à l’enseignement privé sélectif y compris lorsque le collège public de secteur est déjà favorisé.

3/ Nous proposons enfin une nouvelle approche des interactions entre ségrégation résidentielle et scolaire, en croisant les données individuelles du recensement, localisées à l’échelle de l’IRIS, avec la carte scolaire. Cette méthode présente l’avantage de s’appuyer sur des données en accès libre et d’être facilement reproductible sur l’ensemble du territoire français.

Mesurer la ségrégation, de l’échelle des quartiers à celle des collèges : données et méthodes

Pour appréhender le lien entre ségrégation résidentielle et ségrégation scolaire, l’échelle des secteurs scolaires est particulièrement pertinente, dans la mesure où la ségrégation résidentielle à l’échelle des secteurs scolaires correspond au niveau de ségrégation scolaire que l’on observerait si tous les élèves fréquentaient leur collège public de secteur. Cependant, pour évaluer si la sectorisation reproduit, accentue ou atténue les clivages inscrits dans l’espace résidentiel, il importe également d’examiner ce qui se joue à l’échelle des quartiers () au sein des secteurs. Nous distinguons donc trois types de ségrégation :

La ségrégation résidentielle des enfants âgés de 11 à 14 ans à l’échelle des IRIS [1] pour laquelle nous utilisons les données individuelles du recensement de l’INSEE (âge, catégorie sociale, caractéristiques du ménage, type de logement et quartier- IRIS- de résidence) [2].

La ségrégation résidentielle à l’échelle des secteurs scolaires que nous mesurons en croisant leurs contours géographiques avec ceux des IRIS. Lorsqu’un IRIS est partagé entre plusieurs secteurs (30 % des IRIS), nous pondérons les groupes sociaux au prorata de la surface de l’IRIS que le secteur recouvre. Par exemple, si 55 % d’un IRIS appartient à un secteur et 45 % à un autre, alors 55 % des enfants de chaque catégorie sociale sont attribués au premier secteur, et 45 % au second [3]

Exemple d’IRIS intégralement compris dans un secteur
Exemple d’un IRIS (jaune) partagé entre deux secteurs

La ségrégation scolaire (entre collèges) mesurée à partir des données de la base scolarité de la DEPP [4] qui permet de caractériser la composition sociale de chaque établissement, public et privé. Nous l’utilisons également pour mesurer le choix de scolarisation dans un établissement privé selon la commune de résidence.

Pour mesurer la ségrégation, nous utilisons l’indice d’entropie normalisé, aussi appelé indice de Theil. Il correspond à l’écart moyen entre la diversité sociale globale et celle observée au sein de chacune de ses unités (chaque IRIS, secteur ou établissement). La valeur de cet indice varie entre 0 et 1. Plus il est proche de 1, plus la composition sociale des unités s’écarte de la composition sociale d’ensemble (forte ségrégation) ; plus il est proche de 0 et plus la composition sociale des unités se rapproche de la composition sociale d’ensemble (faible ségrégation). Cet indice présente l’avantage d’être décomposable et permet de ventiler la ségrégation totale en différentes composantes : par groupes sociaux, mais aussi en composante « inter » et « intra » unités, ce qui permet non seulement de mesurer la ségrégation à chaque échelle, mais aussi de préciser l’articulation entre ces différents niveaux. Nous proposons ainsi une analyse originale de la ségrégation résidentielle en tenant compte du degré d’hétérogénéité interne entre IRIS au sein des secteurs scolaires.

La ségrégation entre IRIS peut ainsi être analysée comme le résultat de deux composantes : d’une part, la ségrégation à l’intérieur des secteurs scolaires (entre les IRIS appartenant à un même secteur), et d’autre part, la ségrégation entre secteurs scolaires, c’est-à-dire l’écart de composition sociale entre secteurs.

Et la ségrégation entre collèges comme le résultat combiné de la ségrégation résidentielle entre secteurs et des choix scolaires, compris ici comme le contournement de la carte scolaire (recours à l’enseignement privé ou à la dérogation).

Une ségrégation résidentielle des collégiens plus forte entre les quartiers qu’à l’échelle des secteurs scolaires

Dans les trois métropoles, la ségrégation résidentielle des collégiens (11-14 ans) est plus forte à l’échelle des quartiers (IRIS) qu’à celle des secteurs scolaires (Graphique 1). Ce résultat n’est pas surprenant dans la mesure où l’échelle des secteurs est plus étendue que celle des IRIS. Cela montre cependant que, dans un contexte où les disparités sociales entre quartiers sont marquées, la sectorisation peut regrouper des espaces différents du point de vue de leur composition sociale, susceptibles de favoriser la mixité sociale au collège.

Graphique 1 : Ségrégation résidentielle et scolaire (Indice de Theil, enfants de 11-14 ans) dans les trois métropoles

Sources : RGP, INSEE, 2007-2019 ; DEPP, 2007-2019

Au sein de chaque ville, si tous les secteurs scolaires étaient composés uniquement de quartiers socialement homogènes, et si les secteurs différaient nettement les uns des autres, alors la ségrégation résidentielle entre quartiers serait équivalente à celle entre secteurs. Or, cette configuration théorique ne se vérifie pas. Si une grande partie de la ségrégation entre quartiers est imputable à des différences de composition sociale entre les secteurs scolaires – jusqu’à 57% dans le cas de la métropole parisienne, un nombre non négligeable de secteurs regroupent des quartiers dont la composition sociale diffère. C’est notamment le cas à Marseille et à Lyon où plus de la moitié de la ségrégation entre quartiers s’explique par des disparités internes aux secteurs scolaires. En définitive, ces résultats montrent que certains secteurs regroupent effectivement des quartiers proches socialement, tandis que d’autres relient des quartiers très contrastés.

Différents types de secteurs scolaires mixtes

Pour mieux caractériser la relation entre ségrégation résidentielle à l’échelle des quartiers et des secteurs scolaires, nous avons élaboré une typologie à partir de la composition sociale de chaque secteur [5]. Pour plus de clarté, nous nous centrerons dans cette partie sur le cas de la métropole parisienne. Dans cet espace, nous distinguons trois grands groupes parmi les 437 secteurs : 125 secteurs défavorisés caractérisés par une surreprésentation des catégories populaires ; 173 secteurs favorisés, où les cadres et professions intellectuelles supérieures sont surreprésentés ; mais aussi 139 secteurs mixtes caractérisés par la présence de tous les groupes sociaux avec une part importante de professions intermédiaires.

Nous complétons cette typologie avec l’indice de Theil, qui permet de mesurer l’hétérogénéité sociale des secteurs. Un indice faible indique que les quartiers (IRIS) d’un secteur ont une composition sociale proche. Une partie des secteurs mixtes relèvent ainsi d’une mixité « uniforme », parce qu’ils regroupent des quartiers eux-mêmes mixtes, dont la composition sociale est proche de celle du secteur. Ces secteurs se situent principalement dans des zones pavillonnaires du Val-de-Marne (en particulier celles proches de la deuxième couronne), ou de la Seine-Saint-Denis.

Un peu plus de la moitié des secteurs « mixtes » prennent la forme d’une mosaïque mêlant quartiers très favorisés et quartiers plus populaires (soit 73 secteurs parmi les 139 mixtes de la métropole parisienne). Dans la métropole parisienne, cette mixité composite caractérise certaines communes populaires ayant connu une progression des catégories moyennes et supérieures au cours de la dernière décennie — dans l’Est parisien, les communes limitrophes de la Seine-Saint-Denis, ou encore plusieurs villes des Hauts-de-Seine.

Ces deux formes de mixité — uniforme et composite — renvoient à des formes de cohabitation résidentielle et scolaire différentes. Elles peuvent influer sur la manière dont la mixité sociale est perçue et vécue par les familles, en particulier au moment du passage du primaire au collège.

La carte 1 illustre ces deux formes de mixité dans quatre secteurs qualifiés de « mixtes ».

Carte 1 : Exemples des deux formes de mixité selon la part d’enfants de catégories moyennes-supérieures dans les IRIS

Ainsi, dans certains cas, la sectorisation atténue les disparités existantes entre quartiers. Il existe néanmoins des situations où certains secteurs, qu’ils soient défavorisés ou favorisés, restent socialement homogènes. Pour évaluer dans quelle mesure la sectorisation – ou un éventuel redécoupage des secteurs – pourrait favoriser la mixité sociale, il convient alors de caractériser leur environnement plus large et d’examiner dans quelle mesure ces secteurs se distinguent de ceux qui les entourent.

La nécessaire prise en compte des profils des secteurs adjacents

À partir de la typologie des profils des secteurs — défavorisés, mixtes, favorisés — nous qualifions également leurs environnements en mesurant la composition sociale moyenne des secteurs adjacents, qui révèle des situations contrastées (carte 2).

Carte 2 : Profil des secteurs scolaires et de leur environnement (Paris et première couronne, 2019)

Cette carte, permet de mieux repérer les espaces pour lesquels un changement de sectorisation pourrait produire plus de mixité.

Des travaux ont mis en évidence des contrastes marqués entre des collèges publics défavorisés et des établissements favorisés, le plus souvent privés, situés à proximité (Botton et Souidi, 2022). Pour autant, ces contrastes observés à l’échelle des établissements ne correspondent pas nécessairement à des écarts similaires entre secteurs scolaires. D’autres recherches se sont penchées plus directement sur le découpage des secteurs et ont identifié des « frontières discriminantes », c’est-à-dire des lignes de séparation entre secteurs aux profils sociaux fortement contrastés. Dans ces cas de figure, un redécoupage pourrait, en théorie, favoriser une plus grande mixité scolaire (Botton, 2023).

Nos propres résultats confirment l’existence de secteurs contigus aux profils sociaux différenciés. Toutefois, dans la majorité des cas, il s’agit de secteurs défavorisés jouxtant des secteurs mixtes, plutôt que favorisés. Dans ces situations, un redécoupage pourrait fragiliser une mixité sociale déjà en place ou introduire un décalage avec l’environnement immédiat. Les cas de voisinage direct entre secteurs défavorisés et secteurs favorisés restent rares (les secteurs orange voisins des secteurs bleu clair sur la carte 2, comme ceux de Nanterre ou de Bonneuil-sur-Marne par exemple). Pour ces cas, une re-sectorisation serait alors en mesure de créer plus de mixité sociale. Ainsi, nos résultats précisent ceux de recherches antérieures en montrant qu’il est essentiel de considérer simultanément l’écart des profils sociaux entre secteurs contigus et le profil social absolu des secteurs concernés (défavorisé, mixte, favorisé), afin de cibler plus efficacement un éventuel redécoupage des frontières scolaires.

Mais l’élargissement ou le redécoupage des secteurs scolaires ne saurait être une solution efficace pour diminuer la ségrégation scolaire sur l’ensemble du territoire.

La Seine-Saint-Denis se caractérise surtout par un grand nombre de secteurs populaires homogènes, voire très homogènes, et contigus (secteurs rouges, carte 2) qui rendraient peu efficaces du point de vue de la mixité l’élargissement des secteurs ou leur redécoupage. Ce sont aussi paradoxalement des contextes dans lesquels un strict respect de la sectorisation scolaire ne se traduit pas nécessairement par davantage de mixité. Une large part des secteurs de Paris intra-muros et de l’ouest des Hauts-de-Seine sont favorisés, et situés à proximité d’autres qui le sont également (secteurs bleus, carte 2). Ainsi, les deux types de secteurs de loin les plus nombreux sont d’une part ceux défavorisés dans un environnement également défavorisé (100), et d’autre part ceux favorisés ou très favorisés dans un environnement favorisé (111+36).

Au sein des métropoles, coexistent donc des configurations socio-spatiales contrastées, avec à la fois des secteurs mixtes hétérogènes ou homogènes parce qu’ils regroupent des quartiers eux-mêmes mixtes, et des pôles nettement plus différenciés, entre d’un côté des secteurs populaires homogènes, et de l’autre des secteurs favorisés également homogènes. Cette polarisation est particulièrement visible dans la manière dont les différentes catégories sociales contribuent à la ségrégation résidentielle.

La forte contribution des classes supérieures et des ouvriers à la ségrégation résidentielle et scolaire

Dans les trois métropoles, la même hiérarchie sociale caractérise la contribution des différentes catégories sociales à la ségrégation résidentielle, qu’elle soit mesurée à l’échelle des IRIS ou à celle des secteurs scolaires (graphique 2). Les classes supérieures sont celles qui contribuent le plus à cette ségrégation, suivies des ouvriers. Ensemble, ces deux catégories contribuent à plus de 60% de la ségrégation totale entre quartiers, et à près de 80% à celle entre secteurs scolaires. Alors que leur contribution augmente significativement lorsque l’on passe des IRIS aux secteurs scolaires, celle des autres catégories diminue. Cela montre à quel point la ségrégation entre secteurs scolaires est polarisée et structurée par les deux groupes sociaux situés aux deux extrémités de la stratification sociale.

Graphique 2 : Contribution des catégories socio-professionnelles à la ségrégation résidentielle

Sources : RGP, INSEE, 2007-2019

Ce sont également les classes supérieures et les ouvriers qui contribuent le plus à la ségrégation scolaire (entre collèges), mais la hiérarchie change entre les villes (graphique 3). À Paris, les classes supérieures restent celles qui y contribuent le plus, alors que ce sont les ouvriers à Lyon et Marseille. Comme pour la ségrégation résidentielle, l’écart est très marqué avec les autres catégories sociales. Mais cette contribution plus forte ne permet pas à ce stade de dire que ce sont celles qui contournent le plus le collège public de secteur.

Graphique 3 : Contribution des catégories socio-professionnelles à la ségrégation scolaire

Sources : DEPP, 2007-2019

Les effets de la non-scolarisation dans le collège de secteur

Quelle est la part que l’on peut attribuer à l’évitement du collège de secteur à la ségrégation entre collèges ? Comme nous l’avons mentionné précédemment, si le profil social du collège reflétait parfaitement celui de son secteur, l’indice de Theil entre les collèges serait égal à celui entre secteurs scolaires. Or, pour les trois villes, on constate un écart important entre les courbes en vert (ségrégation entre secteurs) et celles en rouge (ségrégation entre collèges) qui résulte de l’effet de la non-scolarisation dans le collège de secteur d’une partie des élèves qui y résident (Graphique 1). On peut dès lors établir à la contribution de cet effet à la ségrégation scolaire totale (graphique 4).

Graphique 4

Sources : RGP, INSEE, 2007- 2019 ; DEPP, 2007-2019

« L’évitement scolaire », au sens de la non-scolarisation dans le collège de secteur, explique près de 50% de la ségrégation scolaire totale à Marseille et reste plutôt stable au cours du temps ; alors qu’il est légèrement inférieur à Paris et Lyon et augmente entre 2007 et 2019. Autrement dit, si la sectorisation était parfaitement respectée, cela réduirait de près de moitié la ségrégation scolaire dans les trois villes. Constat purement théorique puisque si l’évitement était totalement impossible, les familles prendraient peut-être davantage en compte les frontières des secteurs scolaires dans leurs choix résidentiels (Ramond, Q. et Oberti, M., 2022). En corollaire, le recours au privé permet à des familles de résider dans des contextes résidentiels plus accessibles et mixtes, et contribue ainsi à diminuer la ségrégation résidentielle.

Des classes supérieures « protégées » par la sectorisation, mais sureprésentées dans l’enseignement privé

La principale modalité de non-scolarisation dans le collège public de secteur est le recours à l’enseignement privé (entre 85 et 90% de l’évitement total), alors que le contournement vers un autre collège public ne contribue que faiblement à l’augmentation de la ségrégation (Givord & al., 2016 ; Cadoret, 2017 ; Grenet et Souidi, 2018 ; Boutchénik & al., 2021). C’est moins le « type de choix » en lui-même que le profil social des élèves fréquentant un collège privé qui alimente le plus la ségrégation scolaire. En d’autres termes, c’est parce que le recours au privé est une pratique socialement différenciée qu’elle contribue à la ségrégation scolaire.

Le taux de scolarisation dans l’enseignement privé varie fortement selon les catégories sociales. Dans Paris et la petite couronne, il atteint son maximum chez les travailleurs indépendants et les chefs d’entreprise (55%), suivis des cadres et professions d’entreprise (51%), des cadres et professions intellectuelles supérieures (29%), puis des professions intermédiaires (19%). Ce taux est nettement plus faible pour les classes populaires (10% chez les employés et 15% chez les ouvriers). Ce sont donc les catégories du pôle privé des classes supérieures qui sont les plus représentées dans l’enseignement privé, alors que celles du pôle public/culturel des classes supérieures y sont moins présentes.

Comme le montre la carte 3, cela se traduit par une géographie de la scolarisation dans le privé qui correspond à celle des espaces les plus favorisés où se concentrent les classes supérieures du pôle privé.

Carte 3

Le recours au privé est donc le plus élevé dans les espaces où se trouvent pourtant les collèges publics les plus favorisés. Ces catégories sociales inscrivent donc leurs choix scolaires dans des espaces plus larges qui renvoient à des hiérarchies scolaires face auxquelles la régulation de la sectorisation scolaire apparaît très faible. Dans ces contextes, c’est sans doute plus l’accès à un établissement bien précis plus qu’un évitement de celui du secteur qui détermine ce choix, avec un impact relatif sur l’établissement de secteur qui demeure généralement favorisé. Ces choix contribuent toutefois à l’accroissement de la ségrégation scolaire, en renforçant la sélectivité sociale des établissements privés de destination. Il est donc erroné de réduire l’évitement scolaire à une pratique de classes moyennes vivant dans des espaces mixtes ou populaires. La ségrégation scolaire dans les métropoles repose sur un état donné de la ségrégation résidentielle, qui se trouve amplifiée par les choix sélectifs des classes supérieures vers l’enseignement privé.

Conclusion : entre sectorisation et choix scolaires, quels mécanismes produisent la ségrégation scolaire ?

À Paris, Lyon et Marseille, des configurations contrastées coexistent : environ un tiers des secteurs scolaires sont mixtes, et regroupent des quartiers hétérogènes, ce qui atténue la ségrégation observée à l’échelle des quartiers et participe de la mixité sociale à l’école. Toutefois une grande partie des secteurs restent homogènes et contigus. La sectorisation ne produit donc pas un effet uniforme et linéaire sur la ségrégation scolaire. Si son rôle apparaît limité dans certains espaces homogènes, elle réduirait cependant de moitié la ségrégation scolaire si les familles la respectaient. Mais nous avons vu que ses effets sont surtout limités par les possibilités d’éviter l’établissement de secteur, principalement via l’enseignement privé.

L’usage du terme « évitement » n’est pas sans poser un certain nombre de problèmes. Si dans certains cas, le choix d’un autre établissement que celui du secteur peut correspondre à une stratégie délibérée de contournement ; dans d’autres cas, le choix de l’enseignement privé est déterminant pour des parents qui mettent au premier plan la question des valeurs et des principes éducatifs qu’ils associent à l’enseignement confessionnel majoritairement catholique en France (Grisez, 2023). Dans les secteurs favorisés où le recours au privé est le plus important, il est difficile de conclure que cela traduit une stratégie de mise à distance vis-à-vis des autres groupes sociaux. Il est cependant souvent difficile de démêler les deux ressorts de « l’évitement » du collège de secteur (van Zanten, 2009, 2012 ; Oberti, 2007). Seules des enquêtes qualitatives approfondies permettraient de mieux saisir ce qui relève d’une stratégie délibérée d’évitement du collège public local pour des raisons liées au profil scolaire, social, voire ethnique, de l’établissement ; de ce qui relève d’une adhésion aux valeurs et aux principes éthiques, moraux et pédagogiques associés à l’enseignement privé.

Une étude comparative et qualitative menée sur les choix résidentiels et scolaires des ménages dans deux métropoles met en évidence l’importance des contextes locaux, avec un « marché scolaire ouvert » à Lille, et un « marché scolaire contraint » à Toulouse (Chamboredon, 2024). À Lille, la faible pression démographique, la forte présence diffuse de l’enseignement privé et une moindre rigidité administrative dans la gestion des affectations se traduit par une moindre crispation concernant le choix du collège. La question de « l’évitement » n’y est pas centrale, même si le taux de scolarisation dans le privé y est élevé. À Toulouse, la croissance démographique, la moindre présence de l’enseignement privé très concentré dans le centre de la ville, et une régulation plus stricte des affectations se traduisent par une crispation plus forte.

D’autres travaux invitent à nuancer encore la notion d’« évitement », non seulement en dissociant les effets observés des motivations parentales, mais aussi en soulignant que des effets contrastés selon les configurations locales. À Paris, les collèges privés sont non seulement très nombreux, mais majoritairement situés dans les arrondissements et communes les plus favorisés, où la part d’élèves issus des classes supérieures est particulièrement élevée — et en augmentation. Des configurations similaires s’observent à Lyon (dans les quartiers centraux aisés) et à Marseille (dans les quartiers du centre et du sud). Mais si l’enseignement privé connaît, dans l’ensemble, une tendance à la sélectivité sociale croissante, son poids et sa contribution à la ségrégation scolaire varient fortement selon les contextes locaux (Oberti, 2023) — y compris entre bassins scolaires d’une même unité urbaine. Une étude sur les choix résidentiels et scolaires dans les espaces mixtes et populaires de la petite couronne parisienne (Lecuyer, 2024) montre que des familles de milieux populaires choisissent des établissements privés au recrutement plus mixte. À l’échelle locale, le départ de ces familles atténue partiellement les effets du contournement exercé par les classes moyennes et supérieures sur la composition sociale des établissements publics. Autrement dit, un « évitement » important du collège public de secteur n’affecte pas nécessairement sa composition sociale, car les départs ne sont pas uniquement le fait des familles favorisées. En revanche, ce constat local ne doit pas masquer les effets de ces choix à une échelle plus large. Parce que les familles ne s’orientent pas vers les mêmes établissements selon leur profil social, ces choix différenciés alimentent, à l’échelle du bassin scolaire et de la métropole, des dynamiques de ségrégation entre établissements y compris au sein du privé. Ce sont donc moins les types de choix en eux-mêmes que les groupes sociaux qui les exercent et les contextes dans lesquels ils se réalisent qui déterminent les effets observés.

Les conséquences de ces choix varient donc selon les contextes locaux, y compris au sein même des métropoles, et ne se limitent pas aux impacts sur la composition sociale des établissements publics dans les espaces mixtes. Si la ségrégation scolaire est plus élevée que la ségrégation entre secteurs, c’est moins en raison des effets de l’évitement des collèges dont les secteurs sont mixtes, que des choix sélectifs des catégories supérieures en faveur du privé dans les contextes favorisés, même lorsque les établissements « contournés » gardent un profil favorisé. Ainsi, la ségrégation résidentielle dans les grandes villes limite considérablement la possibilité de faire de la sectorisation scolaire un instrument efficace de réduction de la ségrégation scolaire.

Non seulement cela n’a jamais été sa vocation principale, mais elle se heurte également à une grande diversité des configurations locales. Cela appelle en revanche une réflexion approfondie sur la sélectivité sociale croissante de l’enseignement privé, et donc sur ses modalités de recrutement et de financement.

par & & , le 2 septembre

Aller plus loin

Références :
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Agnès van Zanten, L’école de la périphérie. Scolarité et ségrégation en banlieue, Paris, Puf, 2012, 456 p.

Pour citer cet article :

Lise Lécuyer & Marco Oberti & Quentin Ramond, « Carte scolaire et ségrégation. Quelle place pour la mixité sociale au collège ? », La Vie des idées , 2 septembre 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Carte-scolaire-et-segregation

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Notes

[1L’IRIS (Ilots Regroupés pour l’Information Statistique) constitue la brique de base en matière de diffusion de données infra-communales (INSEE).

[2Ce choix présente plusieurs avantages : il repose sur des données en libre accès, et permet de comparer les ménages avec et sans enfants, par rapport à aux bases scolaires relatives à la population scolarisée. Cette approche ouvre également des perspectives d’analyse en permettant d’explorer d’autres facteurs déterminants des phénomènes de ségrégation résidentielle, telles que les caractéristiques du logement, le statut d’occupation, ou encore la taille du ménage.

[3Bien que cette méthode ne tienne pas compte d’une éventuelle répartition inégale de la population à l’intérieur des IRIS, elle est cohérente et reproductible pour tous les territoires. Nous l’appliquons sur plusieurs années et pour trois métropoles, en prenant en compte l’évolution des découpages IRIS.

[4Cette base fournit des informations détaillées sur l’ensemble de élèves du second degré (commune de résidence, la catégorie sociale détaillée des responsables, l’établissement fréquenté et ses caractéristiques, la formation et les options suivies par chaque élève).

[5Cette typologie résulte d’une analyse en composantes principales suivie d’une classification ascendante-hiérarchique.

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