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« Le Cercle des poètes disparus », Peter Weir (1990)

Essai Société

Enseignement privé et ségrégation scolaire
L’enjeu de la diversité socio-territoriale


par Marco Oberti , le 25 avril 2023


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Les établissements d’enseignement privé contribuent fortement à la ségrégation scolaire, qui varie considérablement d’une localité à une autre. Lutter en faveur de la mixité implique de s’adapter aux particularités locales.

L’enseignement privé et la ségrégation scolaire

L’enseignement privé est régulièrement mis en cause dans le débat sur la ségrégation scolaire. Financé à hauteur de 73% sur fonds publics pour les établissements sous contrat, il échappe à la sectorisation scolaire et plus largement à des objectifs de mixité. Ce secteur de l’éducation est donc en mesure de « choisir » ses élèves sur des critères qui mêlent des dimensions sociales, scolaires, morales et religieuses, et selon des procédures très diverses et parfois opaques.

Si de façon générale sa composition sociale diffère significativement de celle du secteur public, avec une nette sur-représentation des classes supérieures, sa position relative dans l’espace scolaire local varie selon les contextes. Le profil très favorisé et homogène d’un grand nombre d’établissements privés dans les plus grandes villes (c’est-à-dire avec une grande majorité d’élèves issus des classes supérieures et moyennes-supérieures), et tout particulièrement dans la région parisienne, se distingue de celui nettement plus mixte et relativement similaire aux autres établissements publics locaux dans certaines régions et dans des plus petites villes (c’est-à-dire avec un mélange de toutes les catégories sociales sans véritable sur-représentation de l’une d’entre elles).

Contre une vision homogène et nationale du profil des collèges publics et privés et de leur contribution respective à la ségrégation scolaire, nous proposons ici une lecture à différentes échelles territoriales, entre les unités urbaines, entre les espaces les plus ruraux et les plus urbanisés, entre les académies, entre départements au sein d’une même académie, et à une échelle encore plus locale au sein d’un même espace urbain. Cette analyse fait ressortir l’hétérogénéité des contextes. La publication des indices moyens de position sociale des collèges, enrichie récemment des écarts-types qui permettent de caractériser l’homogénéité ou l’hétérogénéité interne des établissements, nous aide à dresser un tableau plus précis de la situation aux différentes échelles indiquées précédemment. Par ailleurs, d’autres données [1] sur le profil social des collèges permettent de compléter l’analyse par le calcul de l’indice d’entropie [2]. Par ses propriétés de décomposition, cet indice permet de calculer sur la totalité de la ségrégation scolaire (100%), la part (le pourcentage) qui s’explique par la différence de composition sociale entre collèges publics (la ségrégation au sein du public), celle qui s’explique par la différence de composition sociale entre collèges privés (la ségrégation au sein du privé), et enfin la part qui s’explique par la différence de composition sociale entre le public et le privé.

Cette hétérogénéité constitue un obstacle à la mise en place d’une mesure nationale, par exemple celle définissant un taux de boursiers minimum, visant à impliquer davantage l’enseignement privé dans la lutte contre la ségrégation scolaire. Elle devrait conduire plutôt à une vision décentralisée des actions à mener, parfois à une échelle très locale, comme celle des bassins scolaires qui peuvent regrouper plusieurs communes dans les espaces urbains denses. Si l’urgence de celles-ci s’impose dans beaucoup de grandes agglomérations, elles n’ont pas lieu de se mettre en place ou n’apparaissent pas prioritaires dans des espaces ruraux ou des petites villes, au risque de créer des tensions et des mobilisations contre-productives à l’objectif de déségrégation [3].

L’enjeu d’une politique de déségrégation scolaire ambitieuse est donc simultanément de s’appuyer sur des grands principes en faveur de la mixité, et d’être capable de les décliner et de les rendre opérationnels au plus près des spécificités locales. En effet, non seulement les dimensions les plus structurantes de la ségrégation scolaire et ses évolutions ne sont pas identiques dans toutes les principales unités urbaines, mais le changement de focale, du niveau le plus global au plus local, fait également ressortir de forts contrastes [4].

Un constat ancien

La contribution de l’enseignement privé à l’explication globale de la ségrégation scolaire a déjà été mise en évidence dans de nombreux travaux (Merle, 2011 ; Boutchenik et al., 2021 ; Givord et al., 2016 ; Grenet et Souidi, 2018 ; Cadoret, 2017 ; Courtiaux et Maury, 2018). Beaucoup plus que les demandes de dérogations pour un autre établissement public, le recours au privé constitue la voie principale d’évitement du collège de secteur, surtout dans les grandes villes. Il accentue la ségrégation par des processus inégaux de réallocation des élèves dans les différents établissements en fonction de leur origine sociale.

Si des études localisées permettent de définir le poids respectif de l’évitement scolaire soit pour un autre collège public hors-secteur, soit par le recours au privé, nous ne disposons pas d’études systématiques pour l’ensemble des territoires, en particulier à l’échelle des villes. Or, les contextes sont très hétérogènes du point de vue du profil et du poids de l’enseignement privé. Parmi les quinze principales unités urbaines françaises [5], à Lyon, Nantes et plus nettement encore à Lille [6], la part d’élèves scolarisés dans le privé au collège est multipliée par 2 ou 3 comparativement à Lens, Nice, Toulouse ou Grenoble (Graphique 1).

Graphique 1 : Part d’élèves scolarisés dans les collèges privés dans les principales unités urbaines (2020)

Sources : Base scolarité, MEN-DEPP, 2020

Cette inégale présence de l’enseignement privé entre les villes s’accompagne d’une inégale répartition des collèges privés au sein de ces unités urbaines, le plus souvent en faveur des quartiers, arrondissements ou communes de banlieue les plus favorisés, comme le montrent les exemples de Paris, Lyon, Marseille et dans une moindre mesure Lille (carte 1).

La forte concentration des collèges privés dans Paris, et plus particulièrement dans les arrondissements les plus favorisés, s’accompagne de leur forte présence dans les communes également les plus favorisés de la banlieue proche. C’est aussi le cas à Lyon où les collèges privés sont concentrés dans les quartiers centraux les plus favorisés ; tout comme à Marseille dans les quartiers du centre et du sud. À l’échelle de l’unité urbaine de Lille, cette inégale répartition au sein même de la ville de Lille est atténuée par leur présence plus diffuse dans des espaces moins favorisés comme ceux de la ville de Roubaix ou de Tourcoing.

Cette forte corrélation entre le profil favorisé d’un territoire et la localisation des établissements privés s’observe de façon plus ou moins marquée dans la plupart des grandes villes. Ajoutée à l’effet propre de la sectorisation dans ces mêmes espaces, cela leur procure le double avantage de concentrer l’offre scolaire à la fois publique et privée la plus attractive, avec un effet significatif sur les prix de l’immobilier [7] (Ramond et Oberti, à paraître ; Fack et Grenet, 2009).

Carte 1 : Localisation des collèges privés selon le taux de classes supérieures (IRIS, 2017)

Sources : RGP, INSEE, 2017

On observe cependant des tendances communes dans la plupart des villes, avec certes des niveaux et des intensités différents :

Contrairement à une idée répandue dans la presse, en lien avec l’idée fourre-tout de « privatisation croissante de l’éducation », on n’a pas assisté à une très forte croissance de la part des collégiens scolarisés dans le privé, qui reste plutôt stable au cours des douze dernières années (graphique 2). Plus que son poids, c’est son profil qui a connu les changements les plus significatifs.

Graphique 2 : Part d’élèves scolarisés dans le privé (unités urbaines, 2007-2019)

Sources : Base scolarité, MEN-DEPP.

On constate en effet que la part d’élèves issus des classes supérieures est nettement plus importante dans le privé, et surtout qu’elle augmente dans toutes les villes entre 2007 et 2019 ; alors qu’elle reste stable dans le public (graphique 3). Si Paris se situe dans la moyenne pour le secteur public, elle se distingue nettement de toutes les autres villes quant au poids très important des classes supérieures dans le secteur privé (60% et seulement 36 % à Lille).

Graphique 3 : Part d’élèves issus des classes supérieures dans les collèges selon le secteur (unités urbaines, 2007-2019)

Sources : Base scolarité, MEN-DEPP.

Alors que le poids des classes supérieures dans la population active a augmenté dans toutes les unités urbaines, ce changement de la structure sociale n’a pas eu le même impact sur le profil social des collèges selon le secteur. Le taux de croissance des élèves issus des classes supérieures dans les collèges privés est toujours nettement supérieur à celui des collèges publics, mais aussi à celui des ménages dans la population active (Graphique 4). Ce taux de croissance dans les collèges publics est même négatif dans certaines villes (Strasbourg [8], Lyon, Grenoble) qui sont pourtant caractérisées par une forte croissance de cette catégorie dans la population active.

Graphique 4 : Taux de croissance des classes supérieures (2007-2019)

Sources : Base scolarité, MEN-DEPP.

Cette tendance s’accompagne d’une présence plus importante et stable des élèves d’origine populaire dans le secteur public comparativement au secteur privé (2 ou 3 fois moins importante) où elle tend à baisser légèrement entre 2007 et 2019, plus significativement à Lille (Graphique 5). C’est donc la tendance inverse à celle des classes supérieures : alors que le poids des catégories populaires baisse dans la population active, il augmente dans les collèges publics.

Graphique 5 : Part d’élèves issus des classes populaires dans les collèges selon le secteur (unités urbaines, 2007-2019)

Sources : Base scolarité, MEN-DEPP.

La part de la ségrégation scolaire totale au collège qui s’explique par la ségrégation entre les établissements publics reste importante dans toutes les villes (dans une moindre mesure à Lille), et plus importante que la part explicative due à une différence de composition sociale entre les collèges privés, mais elle tend à diminuer de façon très significative (graphique 6). Dans la plupart des villes, en 2019, cette ségrégation au sein du public explique cependant encore entre 45 et 65 % de la ségrégation scolaire globale. Lille est la seule ville dans laquelle la contribution du privé à l’explication totale de la ségrégation scolaire dépasse celle du public. C’est aussi la ville qui a le taux d’élèves d’origine populaire scolarisés dans ce secteur le plus important.

Graphique 6 : Part explicative de la ségrégation scolaire due à la différence de composition sociale entre établissements au sein du public et au sein du privé (unités urbaines, 2007-2019)

Sources : Base scolarité, MEN-DEPP.
Lecture :
Graphique à gauche : En 2019, la ségrégation au sein des collèges publics à Lille explique 29% de la ségrégation scolaire totale (c’est-à-dire de l’inégale répartition des élèves entre les collèges selon leur catégorie sociale par rapport au profil de l’ensemble des collégiens).
Graphique à droite : En 2019, la ségrégation au sein des collèges privés à Lille explique 44% de la ségrégation scolaire totale.

L’un des résultats principaux, directement corrélé aux données précédentes, est l’augmentation de la part explicative de la ségrégation scolaire totale due à la différence de composition sociale entre les deux secteurs [9] (graphique 7). L’augmentation du poids des élèves favorisés dans les collèges privés d’une part, et la baisse de la part d’élèves d’origine populaire d’autre part, se traduisent par une différenciation sociale plus marquée entre les collèges publics et privés qui explique en moyenne 30% de la ségrégation scolaire globale. Dans certaines villes, comme Toulouse et Lyon, cette part augmente de façon très significative au cours de la dernière décennie (respectivement de 6% à 28% à Toulouse, et de 17% à 36% à Lille).

Graphique 7 : Part explicative de la ségrégation scolaire due à la différence de composition sociale entre le public et le privé (unités urbaines, 2007-2019)

Sources : Base scolarité, MEN-DEPP.

Ce sont bien quatre configurations différentes qui ressortent de cette décomposition de la ségrégation scolaire (graphique 8).

Un premier groupe d’unités urbaines (Grenoble, Nice, Montpellier et Toulouse) se caractérise par la contribution nettement plus importante (entre 60 et 70%) de la ségrégation au sein du seul secteur public dans l’explication globale de la ségrégation scolaire.

Un deuxième ensemble regroupe des unités urbaines où la contribution du privé est soit très forte (44% à Lille), soit forte (Marseille et Nantes, autour de 25%).

Un troisième ensemble d’unités urbaines (Avignon, Bordeaux, Lyon, Paris, Rouen) se caractérise par une contribution du privé à la ségrégation totale entre 10 et 18%, autour de 50% pour le public, et 1/3 pour la différence entre le public et le privé.

Et enfin un dernier groupe d’unités urbaines (Lens, Strasbourg et Toulon) se caractérisent surtout par une contribution plus importante de la différence de composition sociale entre le public et le privé à l’explication globale de la ségrégation scolaire.

Ces quatre configurations appellent logiquement des mesures de réduction de la ségrégation scolaire de nature différente, puisqu’elles mettent en jeu de façon diverse les trois composantes de la production de la ségrégation scolaire. Nous donnerons par la suite des éléments qui permettent de saisir les caractéristiques de certains groupes.

Graphique 8 : Parts explicatives de la ségrégation scolaire dans les collèges (unités urbaines, 2019)

Sources : Base scolarité, MEN-DEPP.

Une forte différenciation sociale à différentes échelles

Des territoires ruraux peu différenciés au clivage des métropoles

Plusieurs facteurs contribuent à la plus forte différenciation sociale entre les établissements scolaires dans les plus grandes métropoles : une plus forte concentration des catégories supérieures, une sélectivité et donc une ségrégation résidentielle plus forte liées aux prix des logements et à l’attractivité de l’offre scolaire, des inégalités de revenus et de patrimoine très importantes, et enfin une offre scolaire publique et privée très contrastée et sélective.

L’Indice de Position Sociale

L’Indice de Position Sociale (IPS) est un indicateur calculé par la DEPP [10]. Il résume les conditions socio-économiques et culturelles des familles des élèves. Il permet de rendre compte des disparités sociales entre les établissements, mais aussi au sein des établissements à partir de l’écart-type. Il prend en compte à la fois la catégorie socio-professionnelle du ou des parents, mais aussi d’autres dimensions du milieu familial ayant un impact sur la réussite scolaire : le diplôme des parents (mère et père) ; les conditions matérielles (revenus, nombre de pièces du logement, partage de chambre, ordinateur au domicile, accès à Internet) ; le capital culturel (nombre de livres à la maison, présence d’une télévision dans la chambre, le temps passé devant la télévision) ; l’ambition et l’implication des parents (aspirations, conversations sur la scolarité, l’avenir scolaire) ; les pratiques culturelles (sport, concert, théâtre, cinéma, musée, activités extra-scolaires). Plus l’indice est élevé, plus le contexte familial de l’élève est favorable à sa réussite scolaire.

Le DEPP propose une typologie des territoires [11] que nous réduisons à 6 types pour notre analyse : rural éloigné (très peu dense et peu dense) ; rural périphérique (très peu et peu dense) ; bourg et petite ville ensemble ; urbain périphérique peu dense, urbain périphérique dense ; urbain périphérique très dense. Cette diversité de territoires renvoie à des configurations différentes des profils respectifs de l’enseignement public et privé (graphique 8).

Dans les territoires ruraux éloignés, la plupart des collèges privés n’apparaissent pas plus favorisés que les collèges publics et sont pour la plupart d’entre eux homogènes sur le plan social. Ils accueillent une population modeste avec peu de diversité sociale interne. Dans le rural périphérique, les différences entre les collèges publics et privés sont encore moins marquées, avec des profils très similaires.

Dans les bourgs et petites villes, la configuration change. Les collèges privés se caractérisent par un profil social plus favorisé et plus homogène que les collèges publics (points rouges à droite et en bas du graphique).

Cette situation n’est pas celle des territoires urbains périphériques peu denses, qui correspondent au péri-urbain relativement éloigné, typiquement peuplé de catégories populaires avec peu de classes supérieures, et où on retrouve une configuration proche de celles des territoires ruraux périphériques, avec peu de différences entre collèges publics et privés, qui sont cependant plus homogènes sur le plan social.

Ce sont surtout dans les territoires urbains denses, et plus nettement encore très denses (les métropoles et la banlieue très proche), que le clivage entre les collèges publics et privés apparaît le plus clairement. Cette forme en U inversé, avec quasi-uniquement des collèges publics à gauche et en bas du graphique d’une part, et une majorité de collèges privés à droite et en bas du graphique d’autre part, met en évidence la très forte différenciation et homogénéité sociale des collèges publics les plus défavorisés d’une part, et des collèges privés d’autre part. Cela montre la dimension exclusive, très élitiste et homogène de la majorité des collèges privés dans les métropoles ; mais aussi la situation de forte ségrégation dans les collèges publics les plus défavorisés.

Graphique 9 : Indice de position sociale et écart-type des collèges selon le type de territoires des communes et le secteur d’enseignement (France, 2021)

Sources : MEN-DEPP (fr-en-ips_colleges)
Lecture : Chaque point est un collège. L’axe des abscisses indique l’indice de position sociale (IPS) moyen de l’établissement. Plus l’indice est faible, plus un collège est défavorisé ; et inversement plus l’indice est élevé, plus un collège est favorisé. L’axe des ordonnées indique l’écart-type des IPS de chaque élève. Plus l’écart-type est faible, plus la dispersion est réduite, et donc plus un collège est homogène sur le plan social. Inversement, plus l’écart-type est élevé, plus la dispersion est forte, et donc plus un collège est diversifié sur le plan social.
Ainsi, un collège situé très à gauche et en bas du graphique correspond à un profil très défavorisé et très homogène socialement. Un collège situé au milieu du graphique et en haut correspond à un collège mixte. Enfin, un collège situé très à droite du graphique et en bas correspond à un profil très favorisé et très homogène sur le plan social.

Entre les académies

L’inégale présence de l’enseignement privé sur le territoire français, combinée au caractère plus ou moins urbain ou rural de ces espaces, renvoie à des configurations différentes selon les académies (Givord et al., 2016).

Comme le montre la comparaison entre l’académie de Versailles d’une part, qui comprend plusieurs départements de l’ouest et du sud de la banlieue parisienne, certains plus favorisés (Hauts-de-Seine et Yvelines), et d’autres plus mixtes et populaires (Essonne et Val-d’Oise), et l’académie de Rennes d’autre part, caractérisée par une forte implantation de l’enseignement privé, les configurations sont très différentes [12] (graphique 10).

Les collèges publics des deux académies ont plutôt des positions moyennes en termes d’IPS et de mixité, mais il y a des cas où la forte homogénéité sociale est plus fréquente dans les extrêmes, surtout dans l’académie de Versailles. En revanche, les collèges privés sont plus populaires et homogènes dans l’académie de Rennes, tandis qu’ils sont plus favorisés et surtout beaucoup plus homogènes dans l’académie de Versailles. Si nous n’avions retenu que les départements des Hauts-de-Seine et des Yvelines, ce contraste aurait été encore plus marqué. La situation est à la fois beaucoup plus polarisée dans les deux secteurs dans l’académie de Versailles ; mais la segmentation sociale au sein du privé est très marquée entre les deux académies, avec un profil nettement plus favorisé et homogène dans l’académie de Versailles.

Graphique 10 : Indice de position sociale et écart-type des collèges selon le secteur d’enseignement (Académie de Rennes et de Versailles, 2021)

Au sein d’une même unité urbaine

Les différences entre académies se retrouvent au sein d’une même unité urbaine lorsque les académies sont très contrastées sur le plan socio-urbain. C’est clairement le cas au sein de la métropole parisienne lorsque l’on compare l’académie de Versailles à celle de Créteil (graphique 11) qui regroupe deux départements au profil très populaire (Seine-Saint-Denis) ou « mixte-populaire » (Seine-et-Marne) et un département « mixte-favorisé » (Val de Marne). Une majorité de collèges publics de l’académie de Créteil ont un IPS moyen inférieur à 110 ; alors que la majorité d’entre eux se situent au-dessus de ce seuil dans l’académie de Versailles. Mais c’est surtout le profil nettement plus favorisé et très homogène des collèges privés de cette dernière qui ressort de cette comparaison. Les lycées privés de l’académie de Créteil ont des profils sociaux très proches d’un grand nombre de collèges publics de l’académie de Versailles ; alors qu’un grand nombre des collèges privés de l’académie de Versailles ont un IPS moyen supérieur à 140 (très favorisé) et sont très homogènes. Si nous avions choisi de réduire la focale au niveau des départements et de comparer les Hauts-de-Seine à la Seine-Saint-Denis, les contrastes seraient encore plus saisissants.

Graphique 11 : Indice de position sociale et écart-type des collèges selon le secteur d’enseignement (Académie de Créteil et de Versailles, 2021)

Au sein d’un même bassin scolaire

Ces contrastes sociaux entre collèges publics et privés se retrouvent à des échelles encore plus fines comme celles des bassins ou districts scolaires [13].

La plus forte sélectivité et homogénéité sociale des collèges privés dans les métropoles est aussi liée à leur inégale répartition dans l’espace urbain et à leur concentration dans des arrondissements et des communes favorisées, voire très favorisées. La région parisienne est emblématique de cette situation, les espaces urbains les plus favorisés concentrent à la fois l’offre scolaire publique la plus attractive, mais aussi l’essentiel de l’offre scolaire privée (Oberti et Savina, 2019).

La comparaison de deux bassins (ou districts) scolaires met en évidence à la fois les contrastes internes, mais aussi les différences entre bassins (graphique 12).

Celui de Nanterre dans les Hauts-de-Seine (Académie de Versailles) regroupe quatre communes particulièrement contrastées et constitue un cas d’étude intéressant à la fois sur l’intensité des inégalités scolaires et les contraintes d’une politique de déségrégation scolaire. La totalité des collèges publics de Nanterre, à l’exception de l’école de danse de l’opéra de Paris dont le recrutement n’est pas sectorisé, se situe à gauche et en bas du graphique (donc très homogènes et très défavorisés) ; alors que ceux de Rueil-Malmaison se situent plutôt au centre (favorisés et mixtes), voire à droite du graphique pour deux d’entre eux (donc très favorisés). Mais c’est surtout la position extrême des collèges privés, tous situés en bas à droite du graphique qui retient l’attention. Avec un IPS autour de 150 et un écart-type très faible, on mesure l’ampleur du clivage de ces établissements privés avec les collèges publics du bassin, y compris les plus favorisés de la commune de Rueil-Malmaison, qui sont nettement plus mixtes.

Le contexte apparaît totalement différent dans un bassin situé dans une partie très homogène de la Seine-Saint-Denis (district 1). La quasi-totalité des collèges publics apparaissent très défavorisés et plus homogènes ; et la différence de profil social avec les collèges privés nettement moins marquée, étant donné leur profil moins favorisé et moins homogène que dans le bassin de Nanterre. Dans ce cas, contrairement au cas précédent, des changements de sectorisation scolaire et/ou d’implication plus forte du secteur privé ne contribueraient que marginalement à plus de mixité sociale dans l’ensemble des collèges.

Graphique 12 : Indice de position sociale et écart-type des collèges selon le secteur d’enseignement (Bassin scolaire de Nanterre et District 1 de la Seine-St-Denis, 2021)

Sources : MEN-DEPP (fr-en-ips_colleges)

Un zoom sur le bassin scolaire de Nanterre, particulièrement contrasté sur le plan socio-urbain et scolaire, met en évidence les limites d’un politique de déségrégation qui se limiterait à l’échelle municipale et au seul secteur public (carte 2). Cette situation de forts contrastes entre collèges très proches les uns des autres, y compris entre collèges publics, concerne d’ailleurs un nombre non négligeable de cas en France (Botton H. et Souidi Y., 2022).

Carte 2 : Indice de position sociale des collèges du bassin scolaire de Nanterre

Le redécoupage des secteurs scolaires à l’échelle municipale permettrait principalement d’agir sur le profil d’un seul collège à Rueil-Malmaison (Henri Dunant) et un collège à Suresnes (Henri Sellier), mais n’aurait qu’un effet marginal à Puteaux et surtout à Nanterre étant donné le faible écart d’IPS entre établissements (l’école de danse de l’opéra de Paris ayant un statut très particulier). En revanche, une sectorisation intercommunale aurait un effet très significatif surtout sur les collèges de Nanterre, nettement plus défavorisés que ceux des autres communes [14]. Mais cette seule mesure se heurte à la possibilité d’échapper à la sectorisation par le recours au privé, très présent et très attractif à Rueil-Malmaison. Si l’évitement scolaire est très faible dans cette commune pour les classes supérieures, il est multiplié par 5 dans les autres communes, y compris à Suresnes pourtant plus favorisée que Nanterre (tableau 1).

Tableau 1 : Scolarisation hors commune selon la catégorie sociale (11-14 ans, communes du bassin scolaire de Nanterre, 2018)

Cette mobilité (évitement) scolaire est très largement structurée par la localisation de l’offre privée. En effet, les flux de scolarisation hors commune (donc hors secteur) des collégiens de Suresnes et surtout de Nanterre se concentrent sur Rueil-Malmaison ; alors que l’évitement scolaire de Puteaux se reporte plutôt sur Neuilly-sur-Seine qui accueille également une offre scolaire privée importante (carte 3).

Carte 3 : Flux scolaires des communes du bassin scolaire de Nanterre (11-14 ans, 2018)

Source : Enquête mobilité scolaire, INSEE, 2018 (carte réalisée par Lise Lecuyer)

Des enjeux de politiques publiques

Cette analyse socio-territoriale des dynamiques ségrégatives au niveau du collège montre clairement que l’on ne pourra pas engager une véritable politique de déségrégation scolaire sans prendre en compte l’enseignement privé. Cependant, son poids, son profil social et scolaire, sa contribution relative à la ségrégation varient de façon très significative d’un contexte à l’autre, que ce soit entre le rural, les petites villes, le péri-urbain, et les métropoles et leurs poches banlieues, ou encore entre académies, voire entre bassins scolaires au sein d’une même unité urbaine. La réponse ne pourra donc pas passer par des mesures nationales qui s’appliqueraient partout selon la même logique.
C’est surtout dans les plus grandes villes, et dans certaines plus que dans d’autres, que l’enseignement privé se différencie le plus nettement d’une large partie de l’enseignement public, par son profil très favorisé et très homogène, conduisant à l’autre extrémité à une forte homogénéité sociale des collèges publics les plus défavorisés. Même si la contribution du public à la ségrégation totale reste plus importante que celle du privé, la tendance est bien à l’augmentation de la part d’élèves issue des classes supérieures dans le privé et surtout de la différenciation sociale entre les deux secteurs. Les données disponibles permettent d’identifier les territoires prioritaires dans lesquels l’enseignement privé contribue de façon très prononcée à la ségrégation scolaire, à commencer par la région parisienne.

Ainsi, si dans certains contextes, agir sur la sectorisation peut s’avérer très efficace pour réduire les différences de composition sociale entre établissements, surtout en créant des secteurs plus larges multi-collèges (Botton, 2023 ; Grenet et Souidi, 2018) ; dans d’autres, cela implique d’agir également sur les procédures de recrutement des collèges privés, voire leur localisation. La piste consistant à moduler le montant de leur subvention publique au prorata du taux d’élèves boursiers accueillis est un premier pas, mais qui pourrait avoir des effets pervers (aspirer les meilleurs élèves d’origine populaire), et qui ne résout pas le problème de l’inégale répartition territoriale de l’offre scolaire privée dans les plus grandes villes.

Cela nous renvoie au problème récurrent de la ségrégation socio-résidentielle et de son impact sur la ségrégation scolaire et plus largement les inégalités. Plutôt que de traiter le problème en aval, il serait plus efficace d’agir en amont et d’articuler plus systématiquement et plus finement les politiques urbaines et scolaires. Une piste semble intéressante à cet égard et concerne la loi SRU qui agit pour une répartition plus équitable du logement social. Bien évidemment, il reste crucial d’agir au niveau de la commune et d’atteindre le quota de 25% de logements sociaux, tant les écarts entre communes demeurent très importants. Mais sa répartition est parfois très inégale à l’échelle des quartiers au sein d’une même commune [15], et ne tient pas compte des secteurs scolaires. La loi pourrait parfaitement introduire cette contrainte supplémentaire et ainsi agir pour une meilleure répartition du logement social entre les secteurs scolaires, et donc potentiellement réduire les différences de composition sociale entre collèges.

par Marco Oberti, le 25 avril 2023

Aller plus loin

Références bibliographiques :
 Botton H., 2023, « L’école, la carte et les territoires », La Vie des idées , 7 février.
 Botton H. et Souidi Y., 2022, « Le collège d’à côté », La Vie des idées, 15 novembre.
 Boutchenik B, Givord P. et Monso O., 2021, « Ségrégation urbaine et choix du collège : quelles contributions à la ségrégation scolaire ? », Revue économique, 2021/5 (Vol. 72)
 Cadoret, A. (2017), La mixité sociale des collèges de Clermont-Ferrand, Géographie de l’école, MENESR-DEPP, 96-115.
 Courtiaux et Maury, 2018, “Private and public schools : A spatial analysis of social segregation in France, Urban Studies, Volume 57, Issue 4.
 Givord P., Guillerm M., Monso O. et Murat F., 2016, « Comment mesurer la ségrégation dans le système éducatif ? Une étude de la composition sociale des collèges français », Éducation & Formations, n°91, sept.
 Fack G. et Grenet J., 2009, « Sectorisation des collèges et prix des logements à Paris », Actes de la recherche en sciences sociales, 2009-5, n° 108, p. 44-62
 Grenet et Souidi, 2018, « Secteurs multi-collèges à Paris : un outil efficace pour lutter contre la ségrégation sociale ?, Note IPP, n°35, Septembre.
 Merle P., 2011, « Concurrence et spécialisation des établissements scolaires. Une modélisation de la transformation du recrutement social des secteurs d’enseignement public et prive », Revue Française de Sociologie, 52 : 133–169.
 Oberti M. et Savina Y., 2019, “Urban and school segregation in Paris : The complexity of contextual effects on school achievement : The case of middle schools in the Paris metropolitan area”, Urban Studies, vol. 56, n° 15, p. 3117-3142.
 Ramond et Oberti, 2023, à paraître, “Who Can Still Afford a Home Near Good Schools ? Access to Homeownership and Inequalities of Educational Opportunity », Working paper.

Pour citer cet article :

Marco Oberti, « Enseignement privé et ségrégation scolaire . L’enjeu de la diversité socio-territoriale », La Vie des idées , 25 avril 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Enseignement-prive-et-segregation-scolaire

Nota bene :

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Notes

[1Bases scolarité (MEN-DEPP) accessibles sur demande sur la plateforme Quételet .

[2Pour une présentation détaillée de l’indice d’entropie et son intérêt pour l’étude de la ségrégation scolaire, voir Givord et al., 2016

[3L’ampleur phénoménale des mobilisations de 1984 contre le projet Savary qui visait à créer un grand service d’enseignement intégrant les établissements privés ont montré à quel point cette question était d’une extrême sensibilité.

[4Un autre élément de complexification de l’enseignement privé renvoie à la diversité des statuts (sous contrat ou hors contrat), du caractère confessionnel ou pas (lien avec des congrégations religieuses ou d’autres réseaux) et de son poids dans l’organisation de l’établissement, des modèles pédagogiques, du montant des frais de scolarité, etc. Nous ne traiterons pas ces aspects dans cet article pour nous centrer sur les dimensions essentiellement territoriales.

[6Cela renvoie généralement à un ancrage historique ancien, soit lié à la présence d’une grande bourgeoisie industrielle attachée à la religion catholique comme à Lille, soit à une plus large diffusion de cette religion dans l’ensemble de la société locale comme à Nantes.

[7Fack et Grenet (2009) montrent par exemple que à Paris : «  l’augmentation d’un écart-type de l’attractivité du collège de secteur entraîne, selon les indicateurs utilisés, une hausse du prix du mètre carré comprise entre 1,4 % et 2,4 %, toutes choses égales par ailleurs  ».

[8Le cas de Strasbourg mériterait à lui seul une étude plus poussée pour comprendre les mécanismes qui conduisent à un tel taux de croissance négatif des classes supérieures dans les collèges publics, alors que le taux de croissance de cette catégorie dans la population active situe plutôt dans la moyenne.

[9C’est déjà ce que montraient Givord et al.( 2016) sur la période 2003-2015 pour la France entière, avec des variations selon les départements et les académies.

[11Duquet-Métayer C. et Monso O, «  Typologie des communes rurales et urbaines : méthodologie de construction  », DEPP, Document de travail, Série «  Méthodes  », N°2019-M03  ; https://www.education.gouv.fr/une-typologie-des-communes-pour-decrire-le-systeme-educatif-6524

[12Ces deux académies ont été choisies car elles correspondent à deux cas très contrastés de positionnement relatif des collèges publics et privés du point de vue de leur profil social.

[13Dans l’académie de Versailles, le bassin scolaire correspond à une échelle de régulation et de coordination de l’offre de formation et d’animation pédagogique. Il regroupe en général entre 3 et 6 communes dans la banlieue proche. Dans l’académie de Créteil, on parle de district scolaire, le bassin ayant une superficie plus grande regroupant par exemple 2 districts en Seine-Saint-Denis.

[14C’est en partie l’objectif de la nouvelle sectorisation intercommunale liée au projet de reconstruction du collège Évariste-Galois à Nanterre, et qui devrait mélanger des élèves issus du quartier Picasso de Nanterre très défavorisé, avec des élèves de milieu plus favorisé issus du nouvel éco-quartier de Puteaux.

[15Au sein de plusieurs communes de la première couronne parisienne, le taux de locataires dans le logement social peut varier de 8% à 70% d’un quartier à l’autre.

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