Recensé : Pierre Merle, La ségrégation scolaire, Paris, La Découverte, 2012. 128 p., 10 €.
Ampleur et enjeux de la ségrégation scolaire
Pierre Merle est l’auteur de plusieurs ouvrages, notamment sur les pratiques d’évaluation, la démocratisation de l’enseignement et sur les relations entre enseignants et élèves. En s’attaquant à la question de la ségrégation scolaire, il touche à ce qui peut être considéré comme un point noir particulièrement fort de notre système éducatif : la séparation des élèves à l’école en fonction de leurs caractéristiques, qu’il s’agisse de leur sexe, de leur niveau scolaire ou de leurs origines sociales et ethniques. L’ampleur de cette ségrégation scolaire en France est très proche de celle que l’on observe dans les pays d’Europe qui ont gardé une organisation de leur enseignement secondaire obligatoire en filières étanches et hiérarchisées comme l’Allemagne, la Hongrie ou l’Autriche. Ce qui apparaît paradoxal pour un pays qui affiche avec autant de conviction les principes d’égalité. Car cette séparation ne fait pas que contrevenir aux principes officiels de « l’école républicaine » et du « collège unique », elle est aussi à l’origine d’inégalités scolaires particulièrement marquées. Si l’on en croit les enquêtes PISA, la France est l’un des pays les plus inégalitaires au plan scolaire : les acquis des élèves de 15 ans y dépendent plus qu’ailleurs de leur milieu socioéconomique.
Offre et demande de scolarisation
Comment alors expliquer la force et l’ampleur de cette ségrégation scolaire ? L’auteur mobilise, pour en rendre compte, plusieurs phénomènes explicatifs liés aux évolutions de la société française. Au plan socioéconomique, la transformation progressive du lien entre diplôme et emploi en France depuis le milieu des années 1970 explique le renforcement de la compétition scolaire et le développement d’une « course au diplôme » dont la valeur dépend en grande partie de la rareté. Comme l’ont montré Christian Baudelot et Roger Establet [1], cette course au diplôme se nourrit d’une précarisation croissante de l’emploi et d’un déclassement des diplômés à l’embauche, phénomènes qui produisent à leur tour une demande accrue de diplômes. L’auteur en conclut que « les difficultés d’insertion des nouveaux diplômés, combinées aux profits grandissants associés aux positions professionnelles les plus valorisées, ont stimulé les stratégies parentales de recherche de la meilleure école et favorisé l’émergence de l’idéologie du « collège pour chacun » (p. 31). Ainsi, la compétition accrue pour les meilleures places dans le mode du travail s’est répercutée au plan scolaire dans la recherche des formations et des diplômes les plus rares et distinctifs.
Pourtant, cette recherche n’est pas seulement la simple résultante d’une demande des familles dont Agnès van Zanten à montré toute la complexité dans son ouvrage Choisir son école [2]. C’est aussi le fruit – au sein même de l’enseignement public – d’un effet d’offre, tant il est vrai que le « collège unique » se caractérise par une différenciation croissante des établissements par le biais d’options rares, de « classes européennes » et « bi-langues » d’un côté, et de filières de mise à l’écart comme les établissements de réinsertion scolaire de l’autre. Cette évolution équivaut à recréer, au sein du collège dit unique, des équivalents fonctionnels des filières. Et de fait, les meilleurs élèves bénéficient des meilleures conditions d’apprentissage (les enseignants les plus expérimentés, des attentes scolaires élevées, des pairs motivés, etc.) et les moins bons sont conduits à étudier dans des conditions dégradées produisant encore plus d’échec. Cet « effet Matthieu » que décrit fort bien Marcel Crahay [3] et qui consiste à donner plus à ceux qui ont le plus, est un facteur particulièrement puissant de production des inégalités scolaires.
Les politiques éducatives et leur rôle dans la ségrégation scolaire
Les politiques d’éducation prioritaire n’ont-elles pas été conçues pour lutter contre ces conséquences délétères de la ségrégation scolaire en donnant « plus à ceux qui ont le moins » ? Pierre Merle examine avec une grande précision les effets des réformes les plus récentes concernant cette politique dans la perspective d‘en évaluer les résultats. Les dispositifs Réseaux Ambitions Réussite (RAR), qui consistent à recentrer les efforts sur un nombre restreint d’établissements scolarisant des populations particulièrement défavorisées sont examinés au plan de leurs effets sur le degré de ségrégation des collèges et sur la nature des moyens supplémentaires mis en œuvre. Le bilan qu’il produit n’est pas très flatteur pour cette politique. Il compare les collèges avant et après leur classement RAR, et observe des évolutions particulièrement inquiétantes : le turn-over des enseignants s’accentue fortement (dans l’Académie de Paris par exemple, il passe de moins de 10% en 2006 à plus de 45 % en 2009, tableau 2 page 62), les demandes de dérogation de la part des familles passent de 10% à 25 %, et les effectifs tendent à diminuer fortement. Cette évolution s’explique par l’effet stigmatisant du classement RAR associant les établissements à l’échec scolaire et aux problèmes de violence et de discipline. En fin de compte, « au lieu de favoriser les progrès des élèves et leur intégration, la politique de l’éducation prioritaire a débouché sur d’avantage de ségrégation académique et sociale » (p 67).
On ne comprendrait pas l’ampleur de la ségrégation scolaire en France sans aborder la question de l’enseignement privé et de son rôle dans les processus ségrégatifs. Par la simple juxtaposition de deux secteurs d’enseignement, l’un gratuit et l’autre payant, il s’opère une spécialisation sociale du privé qui scolarise très peu d’élèves défavorisés et une part croissante d’élèves de milieu aisé. En comparant l’évolution de la ségrégation scolaire dans les dix plus grandes villes françaises, Pierre Merle montre une accentuation de cette spécialisation de l’enseignement privé : « De 2006 à 2010, les élèves d’origine défavorisée sont de moins en moins présents dans les établissements privés où ils étaient déjà minoritaires notamment à Strasbourg (- 3 points), Lyon (- 3,9 points) et Nantes (- 4,7 points). Le désengagement du secteur privé dans la scolarisation des élèves d’origine populaire est particulièrement marqué » (p 76). Mais l’auteur va plus loin dans son analyse en montrant que cette spécialisation du secteur privé relève d’un processus de « ghettoïsation par le haut » renforçant la ségrégation scolaire – subie – des plus défavorisés.
Il ressort donc de ces analyses que la libéralisation de la carte scolaire à partir de 2007 n’a en aucune façon rééquilibré le rôle respectif de chaque secteur d’enseignement. Plus encore, cette libéralisation, censée ouvrir le choix du collège aux familles plus défavorisée n’a fait que renforcer la ségrégation scolaire. En comparant là encore les indices de dissimilarité des collèges des dix plus grandes villes françaises, l’auteur montre un accroissement de la ségrégation scolaire dans ces villes depuis 2007. La politique de libéralisation n’a donc pas permis une plus grande mixité sociale dans les collèges, tout au contraire car les parents de milieux aisés et moyens « résidents des arrondissements populaires ont désertés les collèges de leurs quartiers et inscrits leurs enfants dans les collèges des arrondissements centraux » (p. 101).
Quelles solutions ?
En définitive cet ouvrage est une excellente contribution au débat sur l’école et les politiques scolaires. Il apporte des éléments convaincants sur les évolutions récentes de la ségrégation scolaire, ses causes profondes et les processus à l’œuvre en relation avec les politiques éducatives.
Toutefois, si l’on peut être d’accord sur l’analyse, il nous semble que les pistes définies pour limiter les phénomènes ségrégatifs et améliorer in fine l’efficacité et l’équité de l’école, pourraient être plus approfondies. Dans sa conclusion, l’auteur propose en effet de rompre le processus de spécialisation sociale des établissements privés en donnant les mêmes contraintes aux deux secteurs d’enseignement « afin que les collèges privés ne détiennent pas un avantage concurrentiel structurel » (p. 112). Mais il ne précise pas s’il s’agirait de généraliser le fonctionnement actuel du secteur privé au secteur public, ou à l’inverse si cela reviendrait à régir les affectations scolaires des deux secteurs par une carte scolaire renforcée. Dans le premier cas, nous serions sur un modèle proche des quasi marchés scolaires comme en Angleterre ou en Belgique. Cela aurait pour avantage de répondre aux aspirations de beaucoup de familles qui souhaitent choisir l’établissement de leur enfant. Mais cela produirait-il moins de ségrégation et plus d’équité ? Si l’on en croit la recherche sur ces questions, ce n’est pas certain. La seconde solution relèverait d’une gestion par une carte scolaire dont on a du mal à croire qu’elle pourrait rétablir la mixité sociale dans les écoles, alors que sa mise en œuvre n’a pas été étrangère à la ségrégation scolaire dans les collèges depuis le milieu des années 1970. Donc là encore, le lecteur reste sur sa faim.
En définitive, si l’on suit Pierre Merle dans sa proposition d’égaliser les conditions de scolarisation pour limiter les inégalités scolaires, il reste que les voies pour y parvenir restent encore à explorer. Et il est probable qu’un large débat soit nécessaire pour trouver des réponses innovantes et efficaces contre cette tendance ségrégative de l’école – et de la société – française.
Pour citer cet article :
Georges Felouzis, « La part maudite de l’École »,
La Vie des idées
, 11 octobre 2012.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/La-part-maudite-de-l-Ecole
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