Ce compte rendu constitue la
première partie de la recension de Michel Offerlé sur l’ouvrage de Cagé et Piketty sur l’histoire du vote. Dans une
seconde partie, il proposera une lecture critique des indicateurs choisis, suivie d’une confrontation avec les travaux des socio-historiens et des historiens du vote.
Cet ouvrage, écrit par deux économistes, nous emmène du côté des élections françaises, sur plus de deux siècles.
Il s’agit d’un livre de forte consistance (853 pages, près de deux millions de signes, 11 reproductions de documents, 47 cartes, 273 graphiques et un tableau… plus les innombrables « annexes » et références mises à libre disposition sur le site unehistoireduconflitpolitique.fr). Il s’agit d’un travail inédit et gigantesque de numérisation des données électorales et socio-économiques sur plus de deux siècles (1793-2022). Ainsi ont été ainsi numérisés, et c’est une première, les procès-verbaux de toutes les élections législatives de 1848-49 puis de 1871 à 2022, de toutes des élections présidentielles (1848 puis 1965 à 2022) et des referendums de 1793 et 1795, puis ceux de 1946, 1992, 2005 (à l’exclusion donc des plébiscites impériaux et des autres referendums de la Ve République 1958, 1961, 1962 (2), 1969, 1972, 1988 et 2000). Il y avait longtemps qu’un tel investissement dans la sociologie électorale, notamment dans sa version longue durée et spatialisée, n’avait eu lieu en France.
Comme toute somme impressionnante dès l’abord, l’ouvrage de Julia Cagé et Thomas Piketty rencontrera plusieurs types de lectures et de réceptions.
Les premières, malheureusement, confineront aux lectures en diagonales, en pointillés, en effeuillages éphémères, lectures paratextuelles (comme dirait Genette) nourries d’extraits pré-digérés ou de commentaires radiophoniques. Car, qui peut et veut consacrer une semaine de travail pour lire intégralement de la p. 11 : « Qui vote pour qui et pourquoi ? Comment la structure sociale des électorats des différents courants politiques a-t-elle évolué en France de 1789 à 2022 ? », à la p. 853 : « Mais il va de soi que seule une perspective comparative appuyée sur l’accumulation de monographies nationales pourrait permettre d’aller plus loin ».
On résumera rapidement ces possibles réceptions hâtives qui sans doute s’orienteront vers le versant politique de l’ouvrage (car le livre se veut aussi une intervention orientée dans le débat public) qui pourront, à petits frais et à grands bruits, enrôler ou discréditer cet ouvrage.
Dans un second temps on suivra la ligne épistémologique de la démonstration en restant à l’intérieur de l’univers de pensée des auteur-es et en respectant leurs orientations et leurs modes d’intervention revendiquée, d’économistes se disant soucieux d’interdisciplinarité, et volontaires pour faire un bout de chemin partagé sur les « chasses gardées » des historiens et sociologues du vote. Avec qui entendent-ils dialoguer ? Qui prennent-ils pour alliés ? De qui entendent-ils se démarquer ? Comment pensent-ils renouveler notre connaissance de plus de deux siècles d’affrontements politiques au travers des compétitions électorales ?
Enfin, dans un troisième temps, on confrontera les méthodes et les acquis de l’ouvrage avec des traditions qu’ils effleurent, voire qu’ils ignorent. Bref on confrontera leurs interrogations et leurs résultats à des problématiques très différentes, quant aux deux questions posées d’entrée de jeu et rappelées ci-dessus : qu’est-ce que voter veut dire ? qu’est-ce qu’un électorat ?
Donc trois lectures. Une lecture politique qui tire des conséquences directement politiques des principales conclusions historiques. Une lecture « éco-historique » qui prend au sérieux les indicateurs proposés ici et réfléchit sur leurs modes de construction et de validation. Et une lecture externe, socio-historique qui confronte le livre aux travaux des socio-historiens et des historiens du vote depuis plusieurs décennies.
Lire cet ouvrage comme un livre politique ?
Tout d’abord, abordons ce qu’une lecture traversière pourrait en dire.
Elle fera référence et révérence au gigantesque travail de recueil de données sur plusieurs siècles et à l’impressionnant appareil démonstratif qui éclaire, par des cartes et des graphiques élégants, le chaînage des démonstrations. Il suffira alors de piocher dans telle ou telle page pour illustrer les principales variables finement collectées pour argumenter la thèse, et l’articulation générale bien résumée en 4° de couverture et dans l’introduction.
Après avoir ainsi souligné que tous les conflits sont multi-dimensionnels et que les conflits du passé sont beaucoup moins éteints que d’aucuns voudraient le laisser à penser, les deux auteur-es déplient leur fil conducteur :
il existe des périodes historiques où un axe principal prend le pas sur les autres. Il peut s’agir en particulier d’un conflit socio-économique opposant les classes populaires aux classes possédantes dans leur ensemble, auquel cas l’affrontement électoral prend la forme d’un conflit bipolaire gauche/droite se confondant dans une certaine mesure avec un conflit pauvres/riches. Nous verrons que cette bipolarisation de type « classiste » se structure généralement autour des inégalités de propriété (davantage encore que des inégalités de revenus) et laisse toujours un rôle autonome au conflit rural/urbain et au conflit religieux et éducatif, et bien évidemment à la complexité des expériences et des subjectivités individuelles. Cette configuration « classiste complexifiée » occupe une place essentielle en France à partir de 1900‐1910 (avec la montée en puissance du Parti socialiste puis du Parti communiste) et jusqu’en 1990‐2000. Elle joue un rôle maximal entre 1958 et 1992, période au cours de laquelle quasiment aucun courant politique ne peut exister en dehors de la bipolarité gauche/droite, en particulier lors des scrutins emblématiques de 1974, 1978 et 1981, où la structure des votes gauche/droite en fonction de la richesse est effectivement très marquée. Si l’on examine les choses dans la longue durée, force est de constater que cette bipolarisation, particulièrement forte entre 1910 et 1992, a eu un impact déterminant et largement positif pour le développement démocratique, social et économique du pays au cours du XXe siècle. Elle a nourri une compétition féconde pour la mise en place de multiples politiques publiques essentielles tout en permettant des alternances démocratiques apaisées à la tête de l’État. L’un des objectifs centraux de ce livre est de mieux comprendre les contextes socio‐économiques et politico‐idéologiques et les choix stratégiques des acteurs susceptibles d’expliquer pourquoi et comment ce type de conflit bipolaire se construit ou se déconstruit. (p. 16-17)
L’idée forte de l’ouvrage est de présenter « l’éco-histoire » (l’ouvrage est publié dans la nouvelle collection Éco-Histoires du Seuil) du conflit politique en France autour d’une stylisation des résultats électoraux (mis en relation avec les inégalités sociales en France) à partir de l’idée de bipartition ou de tripartition du système de partis.
Si l’ouvrage entend rayonner sur la période 1789-2022, comme le sous-titre l’indique, la thèse de la bi/tripartition concerne la période 1871-2022. La période 1848-52 est aussi rangée sous la bannière de la tripartition entre Démoc-Socs, Républicains Bleus et Parti de l’Ordre). Ensuite, la tripartition s’impose de 1871 (le conflit politico-électoral pouvant se résumer entre un bloc socialistes/Radicaux/Républicains avancés, un bloc Républicains modérés/opportunistes et un bloc Conservateur et Monarchistes. Dans les années 1910 se met en place une bipartition claire (et considérée par les auteur-es comme souhaitable et efficace, elle « permet le progrès économique et social) droite/gauche fondée sur le conflit socio-économique. Cette configuration perdure jusqu’en 1992 et laisse place à une nouvelle tripartition, elle-même donnée comme « instable » (Gauche-écologistes/Centres/Droite, des gaullistes aux frontistes, ce qui n’est pas sans poser de questions, nous le verrons) opposant 3 blocs. Il est à remarquer que la notion de bloc n’est pas véritablement définie. S’agit-il d’un retour à Gramsci [1] ou à Poulantzas, ou est-ce un écho aux débats politiques récents, autour d’un bloc bourgeois ? (la formule paraît furtivement p. 39). Les blocs sont ici plus des entités politiques que les auteur-es font agir, que des instruments construits par et pour l’analyse.
L’une des pistes centrales du livre est de comprendre les conditions de possibilité de l’émergence d’une bipartition ou d’une tripartition pour mieux en finir avec l’actuelle tripartition et, politiquement, venir à bout du « bloc national-patriote » pour favoriser le retour à une réunification, autour d’un « bloc social-écologiste » des classes populaires actuellement préemptées, pour celles des villages et des bourgs, par le « bloc national-patriote » et pour celles des banlieues et métropoles par le « bloc social-écologiste ».
Une lecture cursive se focalisera sur le côté « interventionniste » du livre. Ouvrage savant, ouvrage d’investigations longues et minutieuses certes, mais aussi ouvrage d’interpellation qui en appelle au « lecteur-citoyen » (p. 845) et présente un ensemble de propositions politiques qui peuvent être extraites du fil rouge de la démonstration et servir de plate-forme de réflexion pour le « bloc social-écologique » que les auteurs appellent de leurs vœux. Tout le début du livre, qui pointe et repointe les inégalités françaises, est marqué du sceau d’une solide maîtrise statistique et d’une belle et bonne volonté démocratique, qui donne la tonalité du livre. Il ne s’agit pas ici seulement de faire science, mais de donner des clés pour intervenir sur le monde social et pour trouver des pistes et des propositions favorisant des dynamiques de mobilisations et permettant de rétablir « le salutaire » clivage droite-gauche ». Comme dans leurs précédents livres, les deux auteur-es prennent parti.
Si l’on fait une lecture cursive politique de l’ouvrage [2], alors on constatera que les auteur-es relèvent que leurs matériaux permettent de souligner clairement la primauté du conflit de classe (il s’agit de classes géo-sociales) sur tous les autres, et en tirent des conséquences politiques. Ils prolongent ainsi leurs travaux sur les inégalités socio-économiques, en cherchant à les référer aux structures historiques des comportements électoraux.
« Pour résumer, la bipartition et le conflit classiste permettent à la démocratie de fonctionner et de poursuivre la marche vers l’égalité et le progrès social et économique » (p. 38). De ce point de vue, les p. 742 et suivantes sont éloquentes du point de vue programmatique, ainsi que tout le passage (p. 833-842) concernant les options possibles quant à l’avenir de l’Union européenne, entre un point de vue « social-fédéral » qui a l’approbation des auteur-es, et les deux autres possibilités qui sont rejetées : celles du « bloc libéral-progressiste » ou celle préconisant une vision « nationale-patriote » ou « sociale-patriote ».
On retrouve par ailleurs des propositions plus ponctuelles sur la réforme des institutions (parité sociale, primaire participative, bons pour l’égalité démocratique, voire prêts à taux zéro), sur la manière de contourner le Sénat (peu évoqué tout au long du livre), ainsi que l’autre versant de la démocratie sur la longue période, « le local », et notamment les élections municipales) et sur la manière de conforter l’État social.
Tout cela est tout à fait intéressant et peut nourrir avec acuité le débat démocratique, voire fournir les fondements et les linéaments d’un programme politique pour 2027. On peut se demander aussi quelle réception peut être attendue de la part des dirigeants du RN, car, même si leur programme est démonté, ils ressortent de ce livre avec une triple palme : ils ne sont pas stigmatisés comme extrémistes (voir plus loin), ils constituent à l’heure actuelle le socle du bloc de droite qui représente donc la descendance de cette « famille politique » dans l’histoire politique de la France, ils représentent une fraction très significative des classes populaires et particulièrement des ouvriers. Cependant, contrairement aux idées reçues, « la gauche » n’a pas perdu les classes populaires, les salariés les plus précarisés continuant à voter à gauche. Et LFI est plus présent dans les foyers les plus pauvres (p. 816-817).
On pourrait s’arrêter là, et il est bien possible que beaucoup de lecteurs ou d’auditeurs vagabonds s’arrêteront là. Il faut pourtant aller plus loin pour comprendre et maîtriser cet ouvrage. Aller plus loin, cela signifie faire l’effort d’entrer dans le lacis du livre.
Julia Cagé & Thomas Piketty, Une histoire du conflit politique. Élections et inégalités en France, 1789-2022, Paris, Seuil, 2023, 853 p., 27 €.