Recensé : Jean-Claude Caron, Frères de sang. La guerre civile en France au XIXe siècle, Seyssel, Champ Vallon, 2009.
Le 21 juin 1880, Léon Gambetta monte à la tribune de la Chambre pour demander à ses collègues de voter l’amnistie des communards. Dans une formule restée célèbre, il leur explique « que le 14 Juillet étant fête nationale, un rendez-vous où, pour la première fois l’armée, orgueil légitime de la nation, se trouvera face à face avec le pouvoir, […] il faut [fermer] le livre de ces dix années, [mettre] la pierre tumulaire de l’oubli sur les crimes et les vestiges de la Commune et [dire] à tous ceux dont on déplore l’absence et à ceux dont on regrette quelquefois les contradictions qu’il n’y a qu’une France et qu’une République » [1].
Si Gambetta dénonce les frères égarés, il souligne avec insistance le fait que la République magnanime ne peut continuer à les tenir à l’écart, qu’il est temps pour elle de les réintégrer dans la « nation », une et indivisible. Ces retrouvailles, il entend qu’elles aient lieu symboliquement à l’occasion de cette première fête du 14 Juillet qui inscrira la République dans la continuité de 1789 et plus sûrement de 1790 (la Fédération). Pour lui, la République se fonde par l’amnistie au sens où celle-ci est envisagée non seulement comme le point final à la Commune mais aussi à toutes les luttes du siècle. La démocratie politique, établie par le suffrage universel, assise sur les « libertés fondamentales » et l’instruction, rend la violence illégitime. Le conflit social, politique, religieux n’a plus qu’un lieu d’expression possible, le Parlement, enceinte de la lutte verbale et de la négociation politique.
La formule de Gambetta résume une partie des conclusions de la vivifiante étude que Jean-Claude Caron consacre à la guerre civile en France au XIXe siècle. Il nous rappelle que tout ce siècle, qui vit dans l’ombre de la « grande » Révolution, est hanté par la division. Il n’est pas un régime qui n’ait dénoncé les « fauteurs de trouble » et qui ne soit parti à la recherche de l’unité perdue, pas une théorie sociale ou politique qui n’ait pensé, à droite comme à gauche, les moyens de dépasser l’antagonisme civil jugé délétère. Jean-Claude Caron nourrit son analyse d’une longue réflexion personnelle sur la conflictualité et s’appuie sur une littérature scientifique partiellement renouvelée ces dernières années, en particulier par les travaux de Jean-Clément Martin sur la Révolution française et de Gabriele Ranzato sur la guerre d’Espagne qu’il cite en référence [2]. Le thème du conflit, de la violence et de l’affrontement socio-politique ne cesse de préoccuper la communauté intellectuelle dans un contexte qui est celui d’une « peur de la dislocation du consensus national » [3]. Le travail de Jean-Claude Caron constitue à ce titre une synthèse utile. Il travaille en historien sur le « premier » XIXe siècle en nourrissant sa réflexion de nombreuses références philosophiques et juridiques qui lui permettent de replacer son objet dans la profondeur des expériences humaines. Il apparaît dès lors logique que les travaux de Nicole Loraux, que l’on retrouve en arrière-plan dans tous les études récentes consacrées à l’affrontement civil, occupent une place importante dans cette réflexion. La puissance de ses analyses sur la stasis, la discorde dans la cité grecque, et les échos qu’elle en a trouvés dans notre temps, ne peuvent que faciliter ici la compréhension des luttes civiles d’un XIXe siècle lui-même fasciné par le modèle antique [4].
Une guerre sans droit
Jean-Claude Caron part du constat qu’il est en face d’un objet fuyant. Qu’est-ce que la guerre civile ? Il lui apparaît difficile de poser rapidement une définition incontestable. Il consacre plusieurs chapitres à cerner son objet en interrogeant l’historiographie, la philosophie et le droit. Il remarque que les spécialistes de l’époque contemporaine ont longtemps été réticents à poser ce qualificatif sur de nombreux événements qui sont aujourd’hui réévalués en ce sens comme la Révolution française, la période de Vichy ou de la guerre d’Algérie, même si la récurrence de la violence politique, celle des « guerres franco-françaises » dans un contexte de « fièvre hexagonale », a depuis longtemps été signalée [5]. Caractériser la guerre civile avec précision implique, par exemple, de fixer des critères qui, sur le plan juridique, la distingueraient de la rébellion, de la sédition ou de l’insurrection. Si l’on s’en tenait à la définition « juridique » étroite donnée par Antoine Rougier dans sa thèse, qui explique que la guerre civile « suppose un affrontement entre deux armées, l’existence d’un commandement et un but politique clair » [6], bien peu d’affrontements « franco-français » relèveraient de la guerre civile au XIXe siècle. À y regarder de près, il n’y aurait que la Commune de Paris.
Il est donc nécessaire, pour définir la guerre civile, de prendre en compte d’autres critères, moraux et politiques, qui en élargissent la figure tout en la distinguant des stricts conflits sociaux ou religieux. Où passe la frontière ? Est-ce une question de durée, d’ampleur, de complexité des enjeux ? Sur ce plan, le débat est plus qu’ouvert. Compte tenu de la place qu’occupent la question religieuse et la question sociale dans la société française du XIXe siècle, il apparaît clair qu’elles nourrissent le débat politique central qui se noue autour de la révolution libérale. En ce sens, Jean-Claude Caron nous invite à suivre l’analyse connue de Maurice Agulhon qui explique que, si le XIXe siècle est celui d’une grande « guerre de religion » autour de la Révolution, la donne est compliquée au cours du siècle par l’apparition de nouveaux enjeux, en particulier du fait de l’intensification de l’affrontement social dans le cadre de l’industrialisation. Cet affrontement social a toujours existé, mais il se formalise à partir du milieu du siècle dans le cadre de ce qu’on nomme alors la lutte des classes. Pour Maurice Agulhon, la guerre civile peut se nourrir de la lutte des classes, la dimension sociale n’en étant jamais absente ; les choses deviennent d’ailleurs de plus en plus sensibles au fur et à mesure que l’on avance dans le siècle.
On pourrait ajouter, puisqu’il est question de l’affrontement idéologique constitué par la Révolution française comme d’une nouvelle « guerre de religion », que la dimension religieuse au sens propre n’est jamais totalement absente du conflit civil du XIXe siècle qui met face à face des modèles de société opposés. Ce qui fait donc qu’un affrontement violent est un épisode de guerre civile, quelle que soit son ampleur ou sa durée, c’est sa dimension « totale » au sens où elle implique l’affrontement de deux visions du monde incompatibles. Dans ces conditions, « la guerre civile est intolérance absolue envers un Autre construit comme une menace pour l’unité de la Communauté » [7]. La violence est absolue et l’ambition des combattants est l’élimination totale, réelle ou symbolique, de l’autre, son « anéantissement ». C’est d’ailleurs ce qui distingue la guerre étrangère de la guerre civile en ce XIXe siècle marqué par la violence croissante des formes de la guerre et l’apparition d’un droit de la guerre. La guerre civile est une guerre sans droit, c’est-à-dire sans limites, ce qui explique toutes les horreurs et permet de justifier tous les abus de la répression, ce qui nourrit surtout un imaginaire de la guerre civile habité par la barbarie.
Guerres intestines
Mais la définition de l’historien est une chose. La manière dont les contemporains ont vécu et pensé la guerre civile en est une autre et Jean-Claude Caron se préoccupe avant tout de l’usage qui en est fait. Utiliser l’argument de la guerre civile pour dénoncer l’action de ses adversaires, ou qualifier de cette manière toutes sortes de conflits qui ne relèvent pas toujours objectivement de la guerre civile, revient à désigner « l’ennemi de l’intérieur », à mieux fixer les cadres politiques et idéologiques de son propre projet et à agréger autour de l’ordre que l’on promeut des populations « flottantes » et inquiètes d’un éventuel déferlement de violence. Dans la pensée dominante au XIXe siècle, la guerre civile est toujours connotée de manière très négative. Les « fauteurs de trouble », les insurgés, ceux qui mettent en cause l’ordre établi, sont accusés de briser l’unité et, eux-mêmes, n’acceptent guère cette étiquette, se présentant généralement comme les défenseurs d’un ordre meilleur. Ils revendiquent dans ce cas le terme de révolution.
Jean-Claude Caron explique que, sur le plan philosophique, le XIXe siècle, « de Kant à Nietzsche, en passant par Hegel et Fichte, […] en France, [par] de Maistre, Cousin, Renan » [8], oppose toujours les bonnes guerres, étrangères, qui soudent les peuples et entretiennent leurs vertus, et les mauvaises guerres, intestines, qui les détruisent et les rendent vulnérables. Il est possible de parler d’une véritable obsession de la dissolution de la cité et, s’il apparaît très clairement que cette obsession est plus forte dans la pensée conservatrice, les théoriciens libéraux, anarchistes ou socialistes peuvent porter un jugement du même ordre. Jean-Claude Caron consacre un long développement à la pensée de Proudhon qui exalte « le triomphe de la vertu par la guerre entre les nations » et lui oppose l’abandon moral constitué par la guerre « entre individus » ou la guerre « de citoyen à citoyen » [9]. Une partie des socialistes du début du siècle, Saint-Simon, Fourier, Cabet, Buchez, Louis Blanc, condamnent la guerre en général et à ce titre la guerre civile. S’ils sont les promoteurs d’une rupture parfois radicale avec le monde dans lequel ils vivent, ils sont pour la plupart hostiles à des formes d’action violente, ce qui constitue un dramatique « tiraillement » entre la doctrine et la méthode : « Le degré de radicalité de la première n’entraîne pas nécessairement celui de la seconde ».
Du côté républicain, au début du siècle, socialiste ensuite, il y a néanmoins de sérieuses distinctions à faire entre ceux qui se refusent à l’usage de la violence et ceux qui pensent que seule la révolution permettra l’avènement d’un nouveau système politique, économique et social. Ces derniers revendiquent donc la violence et ne s’opposent pas par principe à la logique de la guerre civile, au moins dans la phase initiale, celle de la « création ». Mais au-delà, nous rappelle Jean-Claude Caron, toutes les grandes doctrines sociales et politiques du siècle, marxisme en tête, pensent la société sans conflit. « Toutes, in fine, se donnent pour objectif d’éradiquer la discorde, de l’ôter de l’avenir de l’homme en l’historicisant pour mieux la rattacher à un passé révolu » [10]. Mais la plupart d’entre elles ne peuvent évacuer la violence, et par là-même la guerre civile fratricide, comme moment fondateur. Et c’est ici que le bât blesse. Pour les libéraux et les républicains, le moment fondateur est celui de la Révolution française ; Marx, de son côté, sonde successivement 1848 et 1871 à la recherche des violences fondatrices du mouvement social.
Le commencement est donc fratricide, comme toujours. Jean-Claude Caron fait référence à Hannah Arendt qui explique que « toute fraternité dont les humains sont capables est issue du fratricide, toute organisation politique que les hommes aient réussie tire son origine d’un crime » [11]. La formule serait sans doute à citer plus largement pour mieux mettre en relief le processus à l’œuvre au XIXe siècle : « La relation de ce problème du commencement au phénomène de la révolution est évidente. Qu’un tel commencement doive être intimement lié à la violence, les commencements légendaires des antiquités tant biblique que classique semblent le prouver : Caïn supprime Abel, et Romulus tue Rémus ; la violence est le commencement, aucun commencement ne pourrait se passer de violence ni de violation. […] La légende parle sans équivoque : toute fraternité dont les humains sont capables est issue du fratricide, toute organisation politique que les hommes aient réussie tire son origine d’un crime [12] ». « Aucun commencement ne pourrait se passer de violence ni de violation ». Le XIXe siècle se pose souvent, au moins du côté républicain et socialiste, comme le siècle de l’avènement de temps nouveaux dans la logique d’un processus de civilisation et, s’il est hanté par l’idée de guerre civile et souhaite en finir avec elle en sacralisant l’unité sur une base assez classique, il le fait en l’enrobant d’une pensée nouvelle du progrès.
Violence et réconciliation
Le crime originel doit être dépassé, ce qui a pour conséquence principale que chacun, en fonction du point de départ qu’il se fixe et de l’ordre qu’il détermine, est conduit à délégitimer les révolutions ultérieures qualifiées de guerre civile. Il est donc important d’insister sur le fait que cette différence de point de départ est l’un des moteurs essentiels de la plupart des violences du XIXe siècle qui, si elles sont d’une ampleur variable et s’il est possible de discuter leur caractère de guerre civile, n’en produisent pas moins une agitation sociale et politique récurrente.
Dans ce siècle peut-être plus obsédé que d’autres par la violence civile, la réconciliation apparaît en définitive comme un passage obligé. Jean-Claude Caron consacre un chapitre à « la réconciliation, entre oubli et mémoire » dans lequel il constate d’abord que la conciliation est rarement possible en amont du conflit ou au moment de son enracinement. Ensuite, les procédures de réconciliation qui suivent le conflit, en particulier l’amnistie, cachent toujours une dimension politique derrière leur masque de générosité. Jean-Claude Caron nous rappelle que l’amnistie se fait toujours à l’initiative et au profit du vainqueur qui en dicte les termes, en fixe le moment en cherchant à imposer sa propre lecture de l’événement. C’est une des raisons pour lesquelles elle ne tient pas son pari, faisant la promotion de l’oubli au service du vainqueur quand il faudrait, pour tenir la paix civile dans la durée, intégrer une part de la mémoire de l’événement dans la construction du deuil. Mais le principe même de la guerre civile rend improbable cette intégration.
C’est la raison pour laquelle Gambetta, quand il met en avant l’idée d’une amnistie définitive parce que la République, régime démocratique, serait le régime par excellence de la négociation, donc du désamorçage des tensions avant l’affrontement total, nourrit une forme d’illusion. L’affrontement civil, même sous des formes atténuées parce que le sang ne coule pas toujours, ne cesse d’agiter la France après l’installation de la République.