Michel Offerlé propose une lecture critique des indicateurs choisis par l’ouvrage de T. Piketty et J. Cagé, suivie d’une confrontation avec les travaux des socio-historiens et des historiens du vote.
Michel Offerlé propose une lecture critique des indicateurs choisis par l’ouvrage de T. Piketty et J. Cagé, suivie d’une confrontation avec les travaux des socio-historiens et des historiens du vote.
Les chercheur-es enrôlé-es dans cette aventure (plusieurs dizaines, outre les auteur-es) défendent une thèse ambitieuse : refonder la connaissance du conflit politique au travers des élections sur longue période en croisant de manière systématique des hypothèses avec des données considérables, puisées dans des sources archivistiques et statistiques.
On restera ici dans la problématique des auteurs en essayant de comprendre ce qu’ils font, en soulignant leurs résultats et en soulevant, si nécessaire, des objections internes à leur manière de penser.
Pour ne prendre qu’un exemple, simple, parmi mille autres, p. 483, par le graphique 10.5 les auteur-es entendent établir que le vote pour le bloc de gauche en 1981 « diminue avec le niveau de revenu moyen de la commune », après et avant des contrôles » (socio-démographiques). Supérieur à la moyenne nationale pour le premier décile, il se situe entre 40 et 50% pour le top 1% des communes les plus « riches ».
Les indicateurs socio-démographiques sollicités (inégalités socio-spatiales, inégalités éducatives, diversité démographique) sont détaillés dans les chapitres 2 (« Le retour des inégalités territoriales », p. 85-137), 3 (« Les métamorphoses des inégalités éducatives », p. 139-178), 4 (« La nouvelle diversité des origines », p. 179-226 où il est traité des origines des populations et des affiliations religieuses) qui forment le socle de la première partie, « Classes et territoires : les inégalités spatiales en France depuis la Révolution ». C’est donc en croisant ces indicateurs avec les résultats électoraux que le raisonnement va progresser.
Avec qui débattent les auteur-es ?
On peut se demander quels sont les alliés et les points d’appui des auteur-s, avec qui et contre qui ils débattent car, l’introduction méthodologique qui cadre leur positionnement, ne définit pas véritablement d’autres approches possibles.
La référence générale qui est citée est le cadre siegfriedien [1] du Tableau politique de la France de l’Ouest (revisité par Paul Bois), prolongé par les travaux de Gaston Génique et de François Goguel qui, « malheureusement », selon les auteurs, portent sur des unités trop vastes (cantons ou départements) et utilisent assez peu des indicateurs socio-démographiques pour comprendre la matrice des votes. Julia Cagé et Thomas Piketty vont donc utiliser des données impressionnantes collectées au niveau communal, croisant votes et indicateurs socio-démographiques. Leur projet est de travailler dans la longue durée aux fins de comparaisons historiques et de compréhension des corrélations entre votes et principaux indicateurs géo-sociaux permettant de les établir. On soulignera l’importance du croisement entre variables territoriales (taille des communes et typologie des communes) et les indicateurs sociaux. Parmi ces derniers c’est la composition sociale (PCS Professions et Catégories Socioprofessionnelles de l’INSEE, et origine démographique) des communes, le revenu des communes, leur niveau d’éducation, le capital immobilier, qui orienteront la discussion plus que d’autres variables classiques que l’on trouve dans les travaux de sociologie électorale reposant sur des enquêtes individuelles. Si l’âge est parfois mobilisé notamment en ce qui concerne l’inscription et la participation, la variable sexe a presque totalement disparu (sauf p. 551 et suivantes). L’autre variable classique de la sociologie électorale, la religion est en revanche beaucoup plus présente (p. 189 et suivantes, et p. 330 et suivantes, notamment autour de l’indicateur de scolarisations dans les écoles privées, et, pour les périodes plus anciennes par l’utilisation de la proportion de prêtres réfractaires.
Les auteur-es ne polémiquent nullement avec les autres courants des sociologies électorales. Il-elle les citent avec respect, sans véritablement chercher frontalement à valider ou invalider leurs résultats. Ainsi la sociologie électorale dominante est-elle présentée ainsi :
Les enquêtes dites « post-électorales » (généralement menées dans les jours ou semaines suivant l’élection étudiée) ont donné́ lieu à des recherches passionnantes et novatrices, en particulier au sein de la science politique française depuis les années 1950, sous la plume notamment de Jacques Capdevielle, Nonna Mayer, Guy Michelat et de nombreux autres auteurs » (p. 21) [2]
Mais
Le prix à payer pour cette innovation méthodologique est qu’elle a peut‐être contribué à diminuer l’intérêt pour la méthode fondée sur les données électorales et socio-économiques spatialisées, et par là même à focaliser l’attention sur la période post‐1950 (quand ce n’est pas sur des périodes plus récentes) et à réduire le poids des recherches consacrées aux transformations des électorats sur une plus longue période (p. 29).
De la même manière, les quelques enquêtes ethnographiques citées sont ainsi référencées comme d’une « richesse irremplaçable » : « Exemples passionnants d’enquêtes ethnographiques » (p. 22) au sujet de Voter par temps de crise, sous la direction d’Éric Agrikoliansky et alii (Puf Irisso, 2021) et Les sens du vote Collectif SPEL (PUR 2016), et la méthode de Kevin Geay est « irremplaçable » (p. 444).
Quant aux ouvrages de Le Bras et Todd, ils sont « stimulants » (p. 28). Toutefois les travaux de Patrick Lehingue [3], qui réfléchit depuis plusieurs décennies sur les conditions de possibilité des approches quantitativistes de l’acte de vote, nous y reviendrons, ne sont pas mobilisés.
Le dialogue avec Jean Rivière l’un des plus fins analystes de géo-sociologie électorale, qui travaille, lui aussi, sur l’inscription spatiale des inégalités, en relation avec les comportements politiques, L’illusion du vote bobo. Configurations électorales et structures sociales dans les grandes villes françaises, PUR, 2022, malgré quelques citations dans le livre, tourne court. C’est que Jean Rivière travaille à un niveau plus fin que la commune, et qu’il n’a pas la profondeur de champ historique que souhaitent avoir J. Cagé et T. Piketty (voir note 1 p. 23).
Cet œcuménisme est louable, mais il empêche aussi de confronter les résultats des auteur-es à d’autres résultats antérieurs et ne permet pas de souligner l’originalité du propos, par exemple sur « l’effet patrimoine », qui avait été bien documenté dès 1978.
Il-elle sont par ailleurs beaucoup plus critiques, à juste titre, à l’égard des travaux de Christophe Guilluy (La France périphérique et le péri-urbain, Flammarion 2014) qui a pris une place très importante dans le débat politico-médiatique en dépit de ses nombreuses faiblesses méthodologiques. En revanche, Jérôme Fourquet, lui aussi devenu vulgate médiatique, est rapidement balayé.
Par ailleurs, si nombre d’historiens et de socio-historiens, pas tous, sont cités, leurs descriptions charnues de ce qu’est une élection ne sont pas sollicitées. Le célèbre passage des Souvenirs de Tocqueville sur le déroulement de l’élection du 23 avril 1848 dans sa circonscription est cité p. 65, et Le spectateur de Dijon est la seule source de presse enrôlée pour donner un peu de grain empirique à la démonstration (p. 426-427).
Comment lire « Une histoire du conflit politique » ?
Pour entrer dans le livre, il faut accepter cinq clés qui sont à la base de leur méthodologie et de leur démonstration et accepter la définition implicite du conflit qui est ici implicitement donnée. Le titre de l’ouvrage pose problème, puisqu’il traite du « conflit politique » au travers des seules élections, et encore, puisque le cœur du livre concerne les résultats électoraux, et non les mobilisations électorales.
« Pour espérer comprendre les tendances récentes, il nous semble essentiel de commencer par adopter une perspective de longue durée. » « Sur cette question comme sur les autres, l’enjeu central est de parvenir à constituer un matériel empirique adéquat permettant de faire des comparaisons historiques significatives entre les époques » (Note 2 p. 413). Donc toute étude qui ne serait pas inscrite dans la « longue durée » (le terme revient de nombreuses fois dans l’ouvrage) peut être intéressante, pertinente voire stimulante, mais ne peut être utilisée qu’en contrepoint d’un travail qui entend, par là même, renouveler la géo-sociologie électorale.
« La notion pertinente de classe sociale correspond en réalité à une classe géo‐sociale (ou socio‐spatiale), dont les contours sont en permanence redéfinis par les processus économiques et surtout par les expériences politiques en cours et les leçons que chacun tire des événements. » (p. 34). Cela implique donc, on l’a vu, des données spécifiques, qui ne sont pas compatibles avec les approches qui ne reposent pas sur une spatialisation du social.
Le biais écologique (ecological fallacy dans l’article de Robinson de 1950 [4]) est surmontable eu égard à l’unité restreinte prise en compte, la commune (p. 298 note 2).
Pour comprendre comment « agissent » ces variables il convient de déterminer des catégories de classement des résultats électoraux à partir de la notion de « systèmes de partis » (p. 347-349), plus fréquente, sous cette acception, dans la science politique états-unienne que dans la science politique française. Les catégorisations « Gauches », « Centres », « Droites » en principe (p.25) « telles qu’elles ont été perçues par les électeurs » permettent d’ordonner la multiplicité des tendances et de définir 5 systèmes partisans (tableau 8.1, p. 353) de 1789 à 2022 (en dehors des parenthèses impériales et censitaires déjà mentionnées).
Il faut enfin accepter le choix des élections sélectionnées (voir plus haut) ainsi que le plan du livre qui différencie dans une 3° partie les élections législatives et dans une 4° les scrutins présidentiels et référendaires (« entre démocratie représentative et démocratie directe »).
Revenir sur les indicateurs
On ne reviendra pas sur la première partie qui est une mine documentaire sur longue période et qui met à disposition des chercheur-ses, un foisonnement de données sur les inégalités socio-économiques, les inégalités éducatives et leurs métamorphoses (retour des inégalités territoriales reparties à la hausse dans les années 1980-1990, expansion sans précédent de l’accès à l’éducation et persistance de cursus scolaires très contrastés), et de la « nouvelle diversité des origines » de la population française qui est abordée conjointement avec « une nouvelle forme de diversité religieuse ».
Cette partie définit le socle de la démonstration puisque ces 150 pages déplient les indicateurs qui seront mis en relation ensuite avec les indicateurs du conflit politique objectivés au travers des résultats électoraux.
Ce matériel repose sur des sources statistiques connues, et collectées massivement, quelques sondages, ainsi que sur des enquêtes célèbres et classiques (par exemple celle du chanoine Boulard sur la pratique religieuse). Il est important de souligner que ces pages reprennent des indicateurs très habituels, mais focalisent l’attention sur la dimension spatiale des données recueillies.
La trajectoire sociale, au sens large, de la France est ainsi présentée systématiquement (p. 95) à partir de la quadripartition entre villages (moins de 2000 habitants) bourgs (2000 à 100 000), banlieues (communes secondaires des agglomérations de plus de 100 000 habitants, métropoles agglomérations de plus de 100 000 habitants). La notion de périurbain est ainsi récusée (p. 93 note 2). Ce découpage se complexifie à certains moments en utilisant une seconde distinction entre communes riches et communes pauvres ce qui permet d’avoir 8 indicateurs (graphique 2.15, p. 121).
Si l’on adhère à ce découpage qui permet de styliser les inégalités spatiales (et socio-spatiales), on peut continuer à poursuivre la lecture. Nous verrons plus loin quelles objections on peut soulever à cet égard.
Si l’on accepte bien ces classifications, qui peuvent poser problème, si l’on s’interroge sur la validité des séries longues en histoire (nous y reviendrons), on peut toutefois soulever deux questions. L’une tient à l’usage du PIB, indicateur utilisé de manière ponctuelle notamment dans le chapitre 2, et pourtant décrié, qui ne rend pas compte de la complexité des pauvretés relatives des campagnes françaises, où les agriculteurs peuvent bénéficier d’apports non marchands dans leur vie quotidienne (auto-consommation, cueillette, entraides…). Quant à l’assertion selon laquelle, dans les années 1790, la population serait villageoise selon cette définition à seulement 54% et qu’en 1848 les villages rassemblent 48% de la population du pays » (chapitre 2, graphique 2.6. p. 385, repris p. 428), elle contredirait la définition de la population rurale (moins de 2 000 habitants) donnée depuis longtemps par la SGF et par l’INSEE : ce n’est que dans les années 1930 que la population française a dépassé les 50% d’habitants vivant dans des unités urbaines (plus de 2000 habitants) [5] (p. 330).
Cet écart serait dû à des définitions différentes. [6] Et, eu égard aux modalités de traitement des variables (décile et centile de taille d’agglomération »), « cela n’a qu’une importance limitée pour notre enquête » (ibidem).
Avant d’en venir au croisement des variables socio-spatialo-démographiques et des variables politiques, disons un mot du chapitre 8 et des notations nombreuses concernant tout simplement l’histoire politique française.
Le chapitre 8 établit le cadre général de comparabilité dans le temps des courants politiques. Le tableau 8.1 « Courants politiques et systèmes partisans en France, 1789-2022 » est le socle de la démonstration. Pour parvenir à des équivalences qui permettent de parler de tripartition ou de bipartition, il faut accepter de trancher dans les méandres des nuances fines et localisées (les « partis français » sont de ce point de vue très spécifiques) des « familles politiques ». Cela ne va pas sans compromis, acceptables ou non.
1/ Dans la période de première tripartition (si l’on exclut les « systèmes partisans » des deux premières Républiques), donc 1871-1910, on a sans doute beaucoup plus de fluidité que sur le tableau 8.1. Les « gauches » n’appliquent pas spontanément ce que l’on appellera la « discipline républicaine ». Agréger « radicaux » et « socialistes » dans un même ensemble pose problème, tant est subtil le nuancier qui va du premier « Centre gauche » aux radicaux sans qualificatif. Quant aux droites, elles ne sont pas unifiées immédiatement et les reclassements post-boulangistes ne sont pas solubles dans une seule étiquette de droite.
2/ La période de bipartition, donnée comme exemplaire et souhaitable, va de 1910 à 1992. Là encore les regroupements arasent les conjonctures. « La gauche » est segmentée durant de nombreuses années (1920-1934, 1947-1962) et le clivage droite/gauche ne fait pas sens pour les socialistes (« sociaux-traîtres ») et les communistes (« à l’Est »), comme rappelé p. 515-517. Quant au « gaullisme », il est rangé tout uniment à droite (p. 523).
3/ Quant à la période de tripartition 1992-2022 elle gomme bizarrement le prolongement des alternances droite/gauche classiques, jusqu’en 2017, et coagule dans une catégorie « Droites » tout à la fois le FN/RN (le terme de populisme est récusé comme « utilisé à toutes les sauces » p. 846), mais aussi tous les partis de la droite (RPR/UDF/UMP/LR, p. 718, voire le graphique 11.24 sur 2022, p. 599) ; même si plusieurs hésitations reviennent dans le cours de l’ouvrage (p. 580). Ce qui mérite interrogation, même si les auteur-es se préservent en parlant de « contradictions » au sein des blocs.
On relèvera aussi que le terme « extrême » ne fait pas partie du lexique des auteur-es : « Pour cette raison, nous éviterons d’utiliser les termes d’extrême gauche ou d’extrême droite, car il n’existe quasiment aucun acteur politique choisissant de se désigner comme extrême. » (p. 18)
On sortira de ce tourbillon de chiffres et de cartographies chromatiques avec beaucoup de matériaux, des confirmations, des infirmations, des grandes et des petites découvertes et… quelques interrogations.
Démonstrations et résultats
Acceptons ces conventions et pénétrons dans le cœur du jeu des variables. Cela débute, pendant plus de 100 pages, sur le versant variables politiques du livre, à partir des chapitres 5 et 6, sur la participation électorale. Il s’agit là d’un rappel très documenté sur la question de l’inscription et de la participation électorale des Français à partir des travaux des historiens et des politistes (incluant une dizaine de pages qu’il conviendrait de commenter plus avant, sur la participation durant la Révolution à partir des travaux des historiens).
Il s’agit aussi de tester sur la participation, la méthode qui sera reprise dans la suite du livre, en établissant les facteurs différentiels qui permettent de comprendre inscription et participation, leur évolution historique, leurs écarts dans le temps et les espaces.
Ainsi dans le chapitre 6 sont testés, de 1848 à 2022, les « écarts de participation », notamment, entre communes riches et pauvres, entre les territoires (villages, bourgs, banlieues, métropoles), selon la proportion de diplômés du supérieur, selon la composition sociale de la commune, selon la proportion d’habitants de nationalité étrangère. La même opération est réalisée à moindres frais pour les votes blancs et nuls. Ainsi sont produites des cartes permettant de visualiser la participation entre monde urbain et monde rural.
Les trois conclusions sont d’abord l’importance de la « classe sociale » pour prédire la participation, ou plutôt de la classe « géo-sociale ». Le vote s’est effondré parmi les catégories sociales les plus défavorisées et au sein des communes les plus pauvres. Et les écarts dus à la « richesse » n’ont jamais été aussi importants (p. 283) [7], « le pouvoir explicatif croissant de la classe géo-sociale » (p. 293).
Seconde conclusion, participation et inscription [8] sont sur des trajectoires assez semblables, mais la participation a été plus forte dans les banlieues (et non dans les villages) entre 1930 et 1960, du fait de la mobilisation communiste.
Troisième conclusion, classique, la chute de la participation observée dans les années 1990-2022 est explicable par le « sentiment d’abandon des classes populaires » et par « l’affaiblissement de la bipolarisation gauche/droite » (p. 304).
On peut dès lors, entrer dans le cœur du livre, montrer comment les auteurs asseyent et étayent, par un meccano de variables, leur thèse que nous avons esquissée ci-dessus :
Nous défendrons l’idée que ces variations déterminent pour une large part la tendance du système électoral à s’orienter vers la bipartition ou la tripartition. En un mot, quand le clivage lié à la richesse l’emporte sur le clivage rural/urbain, alors les territoires les plus populaires du monde rural et du monde urbain se rapprochent politiquement et tendent à voter ensemble en faveur du bloc de gauche, si bien que le système s’oriente vers la bipolarisation gauche/droite. Cela correspond grosso modo à la période 1910-1992. À l’inverse, quand le clivage rural/urbain est plus fort que celui lié à la richesse, alors le système se dirige vers la tripartition, avec un bloc central jouant un rôle autonome essentiel et souvent dominant entre les deux blocs irréconciliables de gauche et de droite. (p. 346)
Je passerai rapidement sur les notations d’histoire politique classique qui n’apportent pas de nouveautés. Cependant quelques rappels peuvent attirer l’attention et la réflexion, par exemple le mépris de classe marxien et marxiste de Karl Marx, et des marxistes français, au sujet de la paysannerie, qui est, à la suite de nombreux historiens, « réhabilitée » ici quant à sa « conscience sociale » (p. 432 et suivantes) ; et ce mépris permet de documenter la difficulté à laquelle se heurtent les républicains les plus « avancés » et les socialistes dans la mobilisation de l’électorat rural. À l’inverse on relèvera (p. 427 et suivantes), le résumé du débat fiscal initié par Proudhon en juillet 1848 devant l’Assemblée Constituante. Proudhon est favorable aux locataires urbains et ruraux. Il écope d’un blâme et sa proposition – « atteinte odieuse aux principes de la moralité publique » qui « viole la propriété » et « encourage la délation » – n’est pas mise aux voix.
La séparation nette entre élections législatives (chapitres 8, 9, 10, 11), et scrutins présidentiels et référendaires (chapitres 12, 13, 14) n’est que cursivement justifiée (« infléchir et compléter les interprétations et hypothèses développées » au sujet des élections législatives (p. 617).
Ce qui est central, c’est le principe de classement de longue durée qui structure les résultats des élections législatives (bi ou tripartition) et qui permet ainsi de fournir de 1848 à 2022, des graphiques et des cartes, sur le vote à droite ou gauche aux élections législatives et sur les variations de ces votes sur les territoires et selon des variables socio-démographiques.
Les résultats électoraux (il s’agit, rappelons-le, généralement des écarts entre la moyenne nationale d’une coalition et ses résultats [9] par exemple dans les villages : ainsi p. 381 la droite y obtient 120% de son score national en 1848 ainsi qu’en 2022) [10] sont croisés avec les variables sélectionnées (selon les territoires, avec des contrôles par variable proximité au catholicisme et variables socio-démographiques, selon le pourcentage d’ouvriers dans les communes, selon la concentration foncière, communes riches, communes pauvres, déterminants religieux).
La conclusion est nette (p. 419) : les déterminants géo-sociaux et socio-économiques du vote sont structurants sur longue période, beaucoup plus prédictifs que les facteurs liés à la religion ou « aux origines » (ce facteur est mesuré à partir du nombre d’étrangers, d’immigrés et de naturalisés sur un territoire donné, p. 410). La classe est de plus en plus déterminante et son poids est croissant, contrairement à l’idée d’une ethnicisation du conflit politique français.
Les chapitres suivants sont ordonnés autour des trois phases tripartition, bipartition, nouvelle tripartition. Il s’agit de chapitres mêlant l’histoire politique bien synthétisée et de facture très classique et interprétation de la structure des votes. La taille des communes et leur richesse font l’élection, de manière beaucoup plus prédictive que le poids propre du catholicisme (tripartition 1848-1910, chapitre 9).
Entre 1910 et 1992 (chapitre 10, bipartition), les graphiques et les variables utilisés sont moins nombreux, et couvrent inégalement les différentes séquences de la période, 1924-36, puis 1946-1956, puis 1958-1988 ou 1958-1995, qui est la période la plus intéressante pour les auteur-es « sorte de bipartition pure » dans laquelle le clivage territorial perd de son acuité : entre 1958 et 1988, les différences de vote entre les divers types de communes du « bloc de gauche » ou du « bloc de droite » s’affaiblissent (p. 525). La seconde grande question est celle de savoir quand et comment « les socialistes ont-ils perdu les ouvriers ? » (p. 532 et suivantes).
Le chapitre 11 est consacré à la nouvelle « tripartition » (adornée d’un point d’interrogation) qui va de 1992 à 2022. Cette tripartition prendrait la place d’une bipartition, « fragile et incomplète », en 2017/2022, mais aurait été rendue possible par un mouvement profond remontant aux premiers succès du FN dans les années 1980.
Il s’agit d’une analyse de géo-sociologie électorale très contemporaine permettant d’interroger les divers électorats à partir des indicateurs déjà utilisés auparavant. Pour se demander si le vote pour les macronistes est le plus « bourgeois » [11] , si le vote Le Pen (qui a complètement changé d’électorat) a toujours à voir avec les immigrés, et comment les formes de richesse spatialisée prédisposent à des votes RN ou à gauche.
Terminons par les derniers chapitres, identiques dans leur méthodologie et qui s’intéressent beaucoup plus au contemporain, puisqu’il n’y a qu’une élection présidentielle avant 1965. Celle de 1848 est traitée cursivement autour de la notion de « vote stratégique » (voter Louis-Napoléon Bonaparte, c’est voter contre Cavaignac, p. 621), mais le graphique 12.2 sur les différences spatiales concernant le vote Ledru-Rollin (dans les « métropoles », il obtient 3 fois de suffrages que sa moyenne nationale) est très suggestif.
Quant aux referendums, ceux de 1793 et de 1946, ils n’ont droit qu’à quelques pages.
Si la ligne directrice est bien de documenter le clivage territorial (moins prégnant) et le vote de classe (l’indicateur de richesse des communes est très prédictif), et d’insister sur la bi-polarité absolue de tous les scrutins présidentiels (1965-1995 sauf 1969) les auteur-es utilisent leur riche matériel pour investiguer dans les différents « électorats » et s’autorise des croisements sur le vote Tixier-Vignancour en 1965, sur les premiers votes écologistes, sur les trotskistes des champs, puisque l’on apprend que les candidats de Lutte Ouvrière obtiennent, en pourcentages, leurs meilleurs résultats dans les communes les plus pauvres et dans les villages (p. 674-675), et sur le vote Chevènement de 2002. Les scrutins suivants sont traités plus cursivement (à peine 20 pages de 2002, 2007et 2012), alors que les scrutins de 2017 et 2022 permettent de documenter la thèse de la tripartition, d’illustrer la polarisation sociale (quel est le vote le plus « bourgeois » de l’histoire, le facteur déterminant du vote est la classe géo-sociale), de récuser à nouveau l’explication par le racisme et l’identité. On peut se demander à ce sujet si l’indicateur « nombre d’étrangers, d’immigrés et de naturalisés par commune » est le bon (en l’absence de toute statistique d’origine ethnique » et si les explications soulevées en note 1 p. 736-737 à la suite des travaux des chercheur-es ayant publié La France des petits-moyens, n’auraient pas nécessité de plus longs développements. Le travail d’Olivier Schwartz sur la conscience sociale triangulaire et sur la perception par une partie des classes populaires de ceux d’en bas, comme répulsifs, car assistés et « favorisés par rapport à elles » (souvent comme étant des étrangers) aurait pu être mobilisé pour mieux comprendre ce débat [12].
La fin du chapitre 13, nous l’avons dit est prospectif et quasiment programmatique (au sens tout politique du terme).
L’ouvrage se termine par une focalisation sur les « clivages référendaires », montrant tout à la fois l’importance des clivages de classes et des clivages territoriaux (cartes 14.2 pour 1992 et 14.2 pour 2005) qui permettent, à partir des scrutins de 1992 et 2005, mais aussi avec un retour sur les présidentielles de 2022 (pourquoi ?), d’affiner les résultats précédents et de souligner la division des classes populaires, entre le bloc « social-écologique » et le bloc « national-patriote » (notamment graphique 14.27) et d’affirmer que le vote de gauche n’est pas « moins populaire et plus bourgeois que le vote RN » (p. 814). Les indicateurs sont les mêmes, mais les auteur-es poursuivent leur gamme, en introduisant d’autres variables (proportion d’ouvriers, proportion d’employés, nombre d’infractions par habitant, proportion d’allocataires du RSA).
Les vingt dernières pages sont consacrées à une réflexion sur l’avenir du « conflit européen », dans laquelle un argumentaire pour une Europe autre est administré.
On voit que les auteur-es brassent très large, et que leurs raisonnements peuvent être ponctuellement acceptés (tel ou tel graphique), totalement validés (l’ensemble de la démonstration, graphiques plus thèse de la bi/tripartition), voire récusés eu égard à la critique que l’on peut faire des indicateurs (politiques ou socio-démographiques) retenus.
On terminera en sortant du périmètre de vérité tracé par les auteur-es et en soulevant plusieurs objections (bibliographique, méthodologiques) qui interrogent tous les résultats administrés dans le cadre de la problématique socio-spatiale des auteur-es, à partir d’autres traditions d’analyse. [13]
Une objection bibliographique
On regrettera tout d’abord l’absence de bibliographie et d’index (au pluriel). Je me répète, mais les éditions du Seuil, qui ont une longue tradition de qualité éditoriale, sont coutumières du fait, alors même que ces deux instruments sont indispensables pour une lecture approfondie et pour des relectures prolongées.
On se gardera de jouer au pion donneur de leçons, et pourvoyeur de la bibliographie de base, à l’égard de collègues qui ont produit un travail tout à fait considérable et qui ont fait leurs preuves en économie et dans les espaces interdisciplinaires de grande qualité dans les travaux qu’ils publient depuis de nombreuses années déjà. On peut cependant s’étonner de voir une kyrielle de noms indispensables pour comprendre ce que voter veut dire, manquer à l’appel. Mais, ne faire fonctionner ni Pierre Rosanvallon, ni Patrick Lehingue, ni Daniel Gaxie (ou si peu pour ce dernier) sur le vote, me pose vraiment problème. Comment concevoir aussi que Eugen Weber soit absent et que l’œuvre (reconnue et débattue) de Maurice Agulhon soit quasi ignorée ? Quant à La démocratie de l’abstention, Aux origines de la démobilisation électorale en milieu populaire, (Gallimard, Folio, 2007), de Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen, elle n’a pas droit à une seule citation. Pour ne rien dire de toutes les écoles de la sociologie historique états-unienne qui sont ignorées (Charles Tilly mis à part). La sociologie électorale prenant en compte les variables contextuelles (bien restituée par Céline Braconnier [14]) n’est, de la même manière, pas discutée. Je n’irai pas plus loin et je ne réanimerai pas la guerre des disciplines et la défense des prés carrés que des historiens ont déjà pu jouer.
La question des séries longues
Il y a trente ans, un beau dossier de la revue Genèses (1992/9) a été consacré à « Histoire et Statistique. Questions sur l’anachronisme des séries longues », à propos du livre d’Olivier Marchand et de Claude Thélot, Deux siècles de travail en France, Études INSEE, 1991 (reconstituant sur la base des définitions actuelles, des séries longues sur le travail, type taux d’activité…). Le dossier était articulé autour de courts et forts articles en mode controverse. Les travaux d’Alain Desrosières et de Christian Topalov, notamment, ont illustré cette question des conventions d’équivalence. On aurait aimé que, même si les auteur-es estimaient l’anachronisme productif, comme nous y incitent aussi les historien-nes (voir l’article classique de Nicole Loraux [15]) le débat soit soulevé. On peut ainsi se demander ce que signifie la « banlieue parisienne » en 1789 et ce que veut dire « cadres et professions intellectuelles supérieures » en 1848, voire ouvriers ou avocats [16] (p. 282-283, graphiques 6.10 et 6.11). On peut se demander si on peut accepter une convention d’équivalence entre une agglomération de 15 000 habitants en 1840 et en 2022. On peut aussi se poser la question des équivalences quant aux variables politiques mobilisées.
Certes le René Rémond des Droites en France a disparu ici, et, dans le même temps, la lignée des légitimistes, bonapartistes, orléanistes qui a fait les beaux jours de multiples commentaires. Le nuancier de Gilles Richard, historien politique très classique, permet aux auteur-es de remiser cette trilogie historique (p. 25 et 350). Mais il-elle se peuvent se situer dans la lignée de René Rémond. Ce dernier, à la fin des années 1980, voulait prouver, à côté ou contre les Annales, la scientificité de l’histoire politique qui connaissait un renouveau après plusieurs décennies de silence, en prenant appui sur la longue durée :
La série continue des résultats électoraux depuis un siècle et demi constitue la plus fabuleuse banque de données que l’historien puisse rêver. La longue durée est un autre signe auquel se reconnaît le nouvel historien : or les consultations électorales peuvent se réclamer de près d’un siècle et demi de pratique ininterrompue et, s’il est vrai qu’il faille remonter au-delà de la césure de 1789 pour avoir quelque chance de saisir les origines des comportements régionaux d’aujourd’hui, pour quel autre type de réalité l’histoire pourrait-elle invoquer pareille durée ? (René Rémond in Explication du vote, Daniel Gaxie (dir.) Presses de Sciences Po, poche 1989).
Dans l’introduction, « Une histoire présente » de Pour une histoire politique, (René Rémond, dir.), Seuil 1988, il ferraillait avec l’École des Annales sur la question de la longue durée, en soulignant que l’histoire politique elle aussi pouvait avoir l’ambition des grands espaces temporels (notamment p. 28 et suivantes). Et dans le chapitre 1, il insistait :
La plupart des élections de la période révolutionnaire et des plébiscites impériaux pourraient sans doute faire à leur tour l’objet d’une résurrection analogue. Imagine-t-on l’intérêt d’une histoire restituée qui doterait notre chronologie des élections d’un demi-siècle supplémentaire ?
Qu’est-ce qu’un vote ?
Cette réflexion méthodologique aurait permis de poser quelques questions simples, par exemple, pour reprendre le titre d’un article de Frédéric Bon [17] : « Qu’est-ce qu’un vote ? », « Comment vote-t-on ? en 1793, en 1848, avant et après 1913, est-ce le même geste ? Est-ce la même chose ? Et de trancher, pourquoi pas positivement, pour les séries longues, et/ou d’établir des protocoles de comparabilité.
Cela aurait permis d’interroger nombre de termes du glossaire électoral, labouré depuis plusieurs décennies par les historiens et socio-historiens notamment français, « isoloir », « bureau de vote », « liste électorale », « urne », « bulletin de vote », « patronage », « clientélisme », « vote communautaire », « politisation », termes qui sont soit ignorés, soit à peine cités. La question des invalidations [18] (pour fraudes, pressions…) donc des formes très contrastées de compétitions électorales est quasiment absente (sauf p. 65) ; le terme « désistement », essentiel pour comprendre la logique des coalitions, et donc de la bipartition ou de la tripartition n’apparaît que très marginalement et la question des circonscriptions à candidat unique ou à candidat ultra-hégémonique, comme les Ferronnays en Loire Inférieure, ou les Schneider au Creusot, n’est pas abordée.
De plus, les développements concernant les partis politiques (et leurs caractéristiques françaises) ainsi que la manière dont leurs dirigeants ont travaillé la question, centrale dans l’ouvrage, des clivages politiques [19], sont très marginaux. Partiellement immunisé-es de la littérature proliférante sur la question de la décongélation des clivages, et ce n’est pas plus mal, les auteure-s se privent néanmoins d’une réflexion sur la manière dont se construit le conflit politique et dont les clivages « s’expriment » (p. 800), et comment les professionnels de la politique (vocable bizarrement absent) ont contribué à « l’invention de l’électeur » (cf. p. 251), et d’un électeur « individualisé ». Cette individualisation étant toujours à interroger, de 1789 à 2022. On pourra renvoyer sur ce point aux travaux des socio-historiens mentionnés ci-dessus, depuis quatre décennies.
La vision de Melvin Edelstein, enrôlé p. 245-46, stylisant deux théories du vote est une vision bien restreinte : un modèle de mobilisation urbaine et un modèle s’appuyant sur l’enracinement local. Les auteur-es se privent d’une réflexion sur les significations plurielles des votes sous la Révolution française, et au-delà. Il est aussi curieux que l’ouvrage par ailleurs critiquable [20] d’Olivier Christin [21] sur le vote « avant le vote » ne soit pas sollicité.
En congédiant un peu vite le travail de Patrice Gueniffey sous prétexte que son avant-propos de 2020 [22] est « étonnant » (réactionnaire ?, note 2 p. 54) on se prive d’une réflexion initiale sur le fonctionnement des « collèges électoraux » (terme pérenne, mais à la signification très changeante dans le temps), durant la Révolution :
au degré élémentaire de la comparution, celui des assemblées primaires chargées de désigner les grands électeurs, il n’y avait pas d’électeurs, au sens moderne du mot. Jouaient à ce niveau les ressorts propres aux groupements communautaires, les liens de solidarité - familiale, professionnelle, de voisinage, d’appartenance à une même communauté- et les liens de dépendance, sous toutes ses formes, qui tissent la trame de la vie politique dans la commune ou le canton. Au second degré, dans les étroits collèges départementaux (1 % des électeurs du premier degré), on rencontrait en revanche des électeurs -les élites, les notables du nouveau régime -, mais rien qui ressemble à une élection. (« La difficile invention du vote », Le Débat, N° 116, 2001/4, p. 17-31).
Ce sont justement ces transformations de l’acte de voter (dès 1793 ?, sous le Directoire ?, sous le Second Empire ? après 1913 ?) qui permettraient de valider ou non la consistance et la vertu heuristique de l’anachronie des séries longues. On a l’impression que, pour les auteur-es, deux postulats de base entourent l’acte de voter.
Premièrement un vote est un vote, quelles que soient les modalités de son expression ; et donc les votes peuvent être mis en équivalence, quelle que soit la période dans laquelle et quelle que soit la forme dans laquelle ils sont produits. En deuxième lieu, le vote est une opinion [23], et dès lors les élections sont une forme de « recensement » (comme l’on écrivait à la fin du XIXe siècle) des opinions.
Ces opinions sont politiques et agrégées à d’autres opinions politiques semblables nationalement. Or le débat animé sur la « nationalisation » par historiens et politistes de la vie politique depuis le XIXe siècle est ici esquivé. De manière cursive on peut dire que si les professionnels de la vie politique – politiciens, publicistes, commentateurs – et les militants contribuent plus rapidement à unifier la signification des votes au plan national dans des « électorats », cette opération est beaucoup plus complexe chez nombre d’électeurs, qui certes peuvent user de retraductions (prêtre contre instituteur, bleus contre blancs…) pour donner un sens plus général à leur vote localisé.
Il n’est pourtant pas illégitime pour les auteur-es, de les agréger et de produire des séries longues, très longues. Participer aux élections signifie ainsi une « demande de démocratie » (qui n’est pas l’apanage des villes). Dans les campagnes, sous la Révolution, la participation était plus élevée
ce qui montre une forme d’enracinement et d’appropriation démocratique particulièrement élevée (p. 49).
Les électorats, terme très souvent sollicité, mais jamais interrogé ni défini, sont donc des agrégations d’électeurs qui « s’y retrouvent », car ils se reconnaissent dans un programme (terme là aussi peu travaillé) :
Ces désaccords programmatiques divisent les électorats et fragilisent considérablement le mouvement vers la bipartition. (p. 502)
La manière dont les « électorats » sont construits importe donc moins que leur mise en relation avec les variables géo-socio-démographiques qui peuvent expliquer leurs variations.
Comment on écrit l’histoire ?
J’ai pensé, par ailleurs, tout au long de cette lecture, à l’ogre de Marc Bloch, puisque le livre et la collection se revendiquent de « l’histoire » : « Le bon historien, lui, ressemble à l’ogre de la légende. Là où il flaire la chair humaine, il sait que là est son gibier [24] ». Tout au long de cette lecture j’ai attendu des échappées belles empiriques où l’on entendrait, où l’on sentirait les hommes, pour parler en historien, ou les agents sociaux, pour parler en sociologue. Les historiens ont la réputation fâcheuse « de bien écrire », de raconter des histoires, parfois de manière littéraire, descriptive et stylée. La démonstration est souvent étirée (des coupes auraient été nécessaires), répétitive. Guy Michelat et Michel Simon, la référence en matière de sociologie électorale fondée sur des données individuelles, avaient su inclure dans leur avalanche de chiffres, et dans la répétition parfois pesante de leurs analyses, des extraits d’enquêtes qualitatives qui incarnaient les « variables », et aéraient leur propos.
Plus encore, cette « éco-histoire » est désincarnée, les acteurs de tout ce livre sont des variables ou des entités collectives. Ainsi entre autres parmi de nombreuses assertions :
« Les inégalités territoriales, face aux revenus et face à la propriété (…) nourrissent des imaginaires, des visions du monde et des comportements politiques qui ne sont pas exactement les mêmes » (p. 123).
« les communes dont le revenu moyen est de 60 000‐70 000 euros par an et par habitant votent en moyenne de 40 % à 50 % plus massivement (pour un même nombre d’inscrits sur les listes électorales) que celles où il est de seulement 7 000‐8 000 euros » (p. 271).
« Autrement dit, les communes les plus riches se sont mises graduellement à voter de plus en plus massivement par comparaison à la moyenne nationale, alors que les communes les plus pauvres suivaient la trajectoire rigoureusement inverse (voir graphique 6.2) » (p. 272).
« les communes âgées ont tendance à voter massivement au cours de la période récente, indépendamment de la taille d’agglomération » (p. 277).
Ce sont les inégalités, les communes qui votent, et non plus les individus. Ce qui importe, c’est la « fonction croissante » (ou « décroissante ») de tel indicateur, la « richesse », « la proportion d’ouvriers », « la proportion d’élèves socialement privilégiés dans l’établissement ». Entre l’établissement statistique d’une corrélation et les comportements des électeurs, il y a un fossé qui n’est jamais interrogé. De plus, à force de raisonner en ratios/pourcentages, on perd complètement la notion des chiffres bruts, les suffrages exprimés, et plus encore des résultats électoraux en fonction des électeurs inscrits.
C’est là qu’il faut creuser pour approfondir la double ambition - scientifique et citoyenne – de l’ouvrage. Cela permettrait sans doute de combler le fossé entre la belle mécanique des variables et le comportement empirique des électeurs et des abstentionnistes qui agissent ici, soit par adhésion à des programmes, soit par « déception », « découragement » ou « sentiment d’abandon » « d’inutilité du vote », qui peuvent être soumis à « l’emprise » des notables et/ou subir des effets d’entraînement et « d’influence des habitants les plus aisés sur ceux qui le sont moins », voire être encadrés par les militants communistes.
En effet,
Chaque groupe social, par exemple les électeurs populaires du monde rural sous la Révolution ou dans les années 2020, développe une représentation des conflits en cours et une vision des intérêts contradictoires en jeu qui sont en règle générale beaucoup plus sophistiquées que celles que leur prêtent les autres groupes (en particulier leurs contempteurs du monde urbain) (p. 850).
J’aurais par ailleurs souhaité que la phrase suivante qui conclut une démonstration « stimulante » sur les abstentionnismes fût documentée frontalement :
la participation électorale est le fruit d’une construction sociale et historique complexe impliquant de nombreux acteurs et dont les contours sont susceptibles de changer radicalement dans un sens ou dans l’autre de façon relativement rapide (à l’échelle de quelques décennies). (p. 304)
Il y a enfin comme un petit remords final, mais informulé, à l’avant-dernière page du livre concernant l’histoire longue, j’allais dire tout simplement, la socio-histoire des élections. Oui, la « démocratie municipale et départementale a également joué un rôle central ». Mais la loi de 1831 [25] et la possibilité d’accéder à la citoyenneté municipale pour des millions d’hommes n’est évoquée que cursivement p. 250-251. Oui, les élections censitaires (1815-1848) ont eu leur importance. Tout comme les élections impériales (1851-1870, notamment les législatives de 1869), d’autant que c’est sous un régime autoritaire que les hommes français ont appris en partie, sur la durée, on l’oublie souvent, à devenir des électeurs. Oui, ce sont aussi par les élections très locales que les Français (et les Françaises dont on parle si peu ici) ont appris le mystère de ce « petit carré de papier blanc » (Gambetta) et ont su s’en approprier, de manière plurielle, l’usage, avant de s’en désintéresser, partiellement.
En définitive, il s’agit là d’une ambitieuse et belle tentative de renouveler, par d’autres moyens, la sociologie électorale, en accumulant les données (et en les mettant généreusement à la portée des chercheurs, en introduisant d’autres points de vue et d’autres variables, et au-delà, en faisant œuvre citoyenne orientée. On se félicitera de cet appel à l’interdisciplinarité qui devrait inciter tous les autres économistes à s’intéresser plus aux sciences sociales, et à réintégrer leurs savoirs et leurs interrogations en leur sein. L’effort de synthèse qui court dans cet ouvrage est tout à fait impressionnant. Et le pari de la découverte en terres connues pour eux, politiquement (les deux auteur-es sont toujours intervenu.es dans le débat public), mais lointaines scientifiquement, est à saluer. On reconnaîtra aussi que la mise à disposition des chercheur-ses de leur matériel est aussi courageux, car elle expose ainsi les auteur-es, ce qui est rare, à la critique, et à la falsifiabilité de leurs démonstrations et résultats.
Mais il reste sans doute encore du chemin, et des chemins à parcourir, ensemble, pour réconcilier « l’histoire économique et sociale » (p. 850), les traditions d’étude des élections, et la socio-histoire et la sociologie.
par , le 26 septembre 2023
Michel Offerlé, « Deux siècles d’alternance, 2 », La Vie des idées , 26 septembre 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Cage-Piketty-Une-histoire-du-conflit-politique-2
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[1] André Siegfried (1875-1959) a écrit son Tableau en 1913. Il a enseigné à l’École Libre des Sciences Politiques, puis à l’Institut d’Études Politiques de Paris. Il est considéré comme l’un des fondateurs de la sociologie électorale.
[2] Le Cevipof est cité quelques fois, mais nombre de ses chercheurs manquent à l’appel.
[3] Outre Le Vote, La Découverte, 2011 « Le vote Macron : un vote de classe qui s’ignore comme tel ? » in B. Dolez et alii (dir.), L’entreprise Macron, PUG, 2019, p. 139 à 155.
[4] « Ecological Correlations and the Behavior of Individuals », American Sociological Review, Vol. 15, No. 3 (Jun., 1950), p. 351-357.
[5] Site de l’INSEE, Sources : SGF, ICPSR, Insee, MVTPOP 1855-1857, RP 1861-1921 et Insee, RP 1936-1968 • Réalisation : ANCT pôle ADT - Cartographie 11/2021, « La population française est devenue majoritairement urbaine dans l’entre-deux-guerres ».
[6] Merci à Julia Cagé de m’avoir éclairé sur ce point : « C’est pourquoi nous faisons le choix de regrouper dans les mêmes unités urbaines tout au long de la période 1780-2022 les communes qui font partie des mêmes unités urbaines au sens de l’INSEE en 2020, y compris si la continuité du bâti entre certaines de ces communes n’existait pas en 1850 ou en 1780. » Courriel, 7 septembre 2023.
[7] En dépit de méthodologies dissemblables, on aurait pu attendre une discussion, données contre données, certes sur un temps moins long, avec les enquêtes de l’INSEE. Notamment, François Héran, « Les intermittences du vote : un bilan de la participation de 1995 à 1997 », INSEE Première, 546, septembre 1997, Élisabeth Algava et Kilian Bloch, INSEE Première N°1929, Octobre 2022, « Vingt ans de participation électorale : les écarts selon l’âge et le diplôme continuent de se creuser »
[8] On aurait pu attendre là aussi une discussion à méthodologies contrastées avec les travaux de Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen sur inscription, non-inscription, mal-inscription.
[9] Il peut s’agir aussi d’un graphique avec un ratio par rapport au résultat national opposant 50% des communes aux autres 50%. Ou encore 20% des communes les plus riches et les plus pauvres. Il n’y a pas de justification apparente sur le choix d’une variable plutôt que l’autre.
[10] Si j’ai bien compris, droite en 1848 c’est le « Parti de l’Ordre », et en 2022, LR, RN, Reconquête et DLF.
[11] Les « catégories supérieures » ne sont pas vraiment spécifiées dans l’ouvrage. Il est question de « riches » de « classes dominantes », de bourgeois. Le terme de patron n’apparaît quasiment jamais : cela exclut, heureusement, toute explication en termes très généraux de néo-libéralisme et de manipulation du grand capital, mais cela réduit la compréhension sur des formes directes et indirectes de la domination (terme également absent) économique dans les comportements électoraux.
[12] Nous avons retrouvé ces griefs, Julien Fretel et moi, dans les courriers adressés au Président de la République où sont dénoncés par des « Français » « méritants » et qui « travaillent », les bénéficiaires, souvent stigmatisés comme étrangers, des aides sociales. Écrire au Président. Enquête sur le guichet de l’Élysée, La Découverte, 2021.
[13] Notamment, Daniel Gaxie Le cens caché, Seuil 1978, Michel Offerlé « Le vote comme évidence et comme énigme » Genèses, 1993/12, p. 131-151, « Éclats de voix. L’élection comme objet de science politique », Regards sociologiques 7/1994, p. 63-74, en ligne, « Socio-histoire du vote », in Pascal Perrineau et Dominique Reynié, Dictionnaire du vote, (dir.) Puf, 2001, Patrick Lehingue « Sociologie critique du vote » (ibidem) Patrick Lehingue, Le vote : Approches sociologiques de l’institution et des comportements électoraux, La Découverte, 2011. On pourrait aussi citer de nombreux auteurs qui ont été très peu ou pas sollicités : Raymond Huard, Alain Garrigou, Gilles Pécout, Loïc Blondiaux, Laurent Le Gall, Sébastien Vignon, Christine Guionnet, Étienne Ollion, Karim Fertikh, Jean-Luc Parodi, Pierre Martin, Frédéric Bon, Olivier Ihl, Yves Déloye, Nathalie Dompnier, Éric Phélippeau, Christophe Voilliot, Bernard Lacroix, Marc Abélès, Anne Verjus. Et bien d’autres encore si l’on prend une définition plus large du « conflit politique ». Le « conflit politique » toujours « multi-dimensionnel » pour les auteur-es n’est pas frontalement défini dans l’ouvrage.
[14] Une autre sociologie du vote : les électeurs dans leurs contextes bilan critique et perspectives, Lextenso, 2010.
[15] Nicole Loraux, « Éloge de l’anachronisme en histoire », Le Genre humain, 27, 1993/1, p. 23-39.
[16] Laurent Willemez, « Des avocats en politique (1840-1880) : contribution à une socio-histoire de la
profession politique en France », Thèse de sociologie, EHESS, 2000.
[17] Reproduit dans Les discours de la politique, textes réunis et présentés par Yves Schemeil, Économica, 1991.
[18] Voir le travail singulier et pionnier d’Alexandre Pilenco, Les mœurs du suffrage universel en France (1848-1928), Éditions de Revue Mondiale, 1930, disponible sur Gallica, qui présente un autre versant opposé à la vulgate républicaine, de la démocratisation de la France.
[19] Il-elle disent « s’inspirer » des travaux de Lipset et Rokkan (1967) cités p. 36, mais on comprend vite que cette référence-révérence sera de pure convention, alors qu’on aurait pu penser à une « quantification » de la théorie des clivages (par ailleurs rarement adaptée au cas français).
[20] Patrick Lehingue, « Quand le « Vote » n’était pas encore le « Vote »… et n’augurait de rien » Genèses 2015/2 (n° 99) », Michel Offerlé, Sociologie du Travail, juillet-septembre 2016.
[21] Vox populi. Une histoire du vote avant le suffrage universel, Le Seuil, Paris (2014).
[22] Le nombre et la raison, La Révolution française et les élections, Éditions de l’EHESS, 1991, réédition Cerf, 2020.
[23] Sur la naissance de la mesure de « l’opinion », voir Pierre Karila-Cohen, L’État des esprits. L’invention de l’enquête politique en France (1814-1848), PUR, 2008.
[24] Métier d’historien, p. 5.
[25] Voir sur les mobilisations électorales avant et après 1848, dans Laurent Le Gall, L’électeur en campagnes dans le Finistère. Une Seconde République de Bas-Bretons, La Boutique de l’histoire/Les Indes savantes, 2009.