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Comment s’arrêtent les décisions collectives ?
Entretien avec Philippe Urfalino


par Stéphanie Novak , le 29 janvier 2010


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Philippe Urfalino définit une règle de décision originale qu’il nomme le « consensus apparent », distincte à la fois de l’unanimité et du vote. Il explique en quoi la mise en évidence de cette règle permet de mieux comprendre et décrire les mécanismes d’arrêt des décisions collectives.

Philippe Urfalino, sociologue et politologue, est directeur de recherche au CNRS et directeur d’études à l’EHESS. Ses recherches ont porté sur les politiques culturelles (L’invention de la politique culturelle, 1996), les marchés pharmaceutiques (Le grand méchant loup pharmaceutique. Angoisse ou vigilance, 2005), et plus récemment sur la délibération et les décisions collectives.

Une bibliographie de ses articles à ce sujet est disponible sur son site.

Sommaire des questions :


Qu’est-ce que le consensus apparent ?

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Philippe Urfalino  : C’est une règle de décision. Habituellement, on ne connaît qu’un seul type de règle de décision : le vote associé à des règles numériques, la majorité simple et la majorité qualifiée. Il se trouve qu’en lisant un certain nombre d’articles venant de disciplines différentes et en faisant moi-même des observations et des analyses de décisions collectives, il m’est apparu qu’il y avait une autre règle de décision radicalement différente que j’ai appelée par commodité « consensus apparent ». On peut la reconnaître d’abord par une séquence – une séquence d’activités. Vous avez une assemblée, un comité, une commission, qui a une décision à prendre et il y a une discussion. Suite à cette discussion à un moment donné, un membre du comité – le plus souvent, quelqu’un qui a une certaine autorité, qui peut être formelle, un Président de séance, par exemple – prend la parole d’une manière un peu plus solennelle et propose ce qui lui semble être le résultat de la discussion. L’idée est que du débat pourrait sortir une proposition qui a vocation à rassembler les avis des uns et des autres. Une fois qu’elle est émise, il y a deux solutions : quelques-uns approuvent, la plupart se taisent. À ce moment-là, la décision est prise. La proposition qui a été émise devient décision. Pourquoi ? Parce qu’elle n’a pas fait l’objet d’une contestation, quelle que soit la forme de cette contestation. À l’inverse, la deuxième solution intervient lorsque quelqu’un (ou quelques personnes) émet une objection, manifeste son désaccord, même si cela peut être d’une manière extrêmement discrète, euphémisée. Mais cela suffit pour faire que la proposition qui a été émise soit rejetée. Cela suffit pour qu’il faille reprendre la discussion pour aboutir éventuellement à une décision si quelqu’un d’autre ou une autre personne fait une proposition qui finalement ne fera l’objet d’aucune contestation. Si toutes les propositions successives sont contestées, il n’y aura pas de décision. Il faudra se réunir à nouveau. Voilà une séquence qui permet de repérer ce que j’ai appelé la règle du consensus apparent.

On peut peut-être la caractériser de manière plus analytique. Au fond, que doit faire une règle de décision, une règle que tous les participants d’une décision collective respectent et qui permet d’aboutir à une décision ? Cette règle doit permettre un arrêt et le processus de l’arrêt est central. On peut dire ici que, dans la règle du consensus apparent, l’arrêt est produit par le constat collectif d’une absence. Il n’y a pas de protestation. Il n’y a pas de rejet. Ensuite, toute règle de décision ménage un certain rapport entre les options susceptibles d’être transformées en décisions et le mécanisme de l’arrêt. Dans le vote, en général, vous avez des options en concurrence. Cela peut être des candidats, cela peut être des motions. Le vote suppose le plus souvent la mise en compétition d’options. À l’inverse, dans la règle du consensus apparent, on a plutôt une itération de propositions et, tant que les propositions sont rejetées, il faut en trouver une autre. Donc l’itération et le couple proposition-rejet remplacent la compétition des options observables dans le vote. Enfin, troisièmement, une règle de décision suppose des formes d’expression, des opinions, des avis, des préférences. La particularité du consensus apparent est de mettre l’accent sur le consentement alors que le vote met beaucoup plus l’accent sur l’approbation. Par le vote, on s’exprime clairement et nettement pour ou contre une proposition qui est en compétition avec d’autres. Dans le consensus apparent, quelques-uns approuvent. C’est à peine nécessaire ; il suffit que personne ne s’oppose. La forme principale d’expression est donc le consentement.

Pour éclairer cet aspect, il peut être utile de considérer l’adage : « Qui ne dit mot consent ». Cet adage renvoie à diverses situations. Pensez aux décisions médicales, à l’arrêt de machines qui empêchent les gens de mourir, par exemple un respirateur artificiel. On demande aux médecins de recueillir un consentement, pas une approbation ; c’est-à-dire, une non opposition. Le consentement est quelque chose d’assez subtil qui va de l’approbation que l’on ne veut pas formuler jusqu’à l’opposition qu’on ne peut pas formuler. Après l’approbation qu’on ne veut pas formuler, il y a l’approbation avec des réserves qu’on manifeste par le silence, il y a l’indétermination (je ne sais pas trop ce qu’il faut faire, donc je ne dis rien). Il peut y avoir également la délégation, je laisse d’autres décider pour moi. Enfin il peut y avoir une forme d’opposition que l’on ne sait pas manifester. Ainsi un participant peut ne pas être vraiment d’accord avec une option proposée et ne pas avoir d’arguments jugés valides pour s’opposer à elle. Donc la notion de consentement est beaucoup plus large et elle introduit beaucoup plus de nuances, de diversités dans les expressions. Elle est au cœur, je crois, de la règle du consensus apparent. Voilà un certain nombre de traits qui permettent de caractériser cette règle. J’en ai mentionné trois. Je crois qu’il faut en mentionner un quatrième : la décision peut être prise sans que la distribution des préférences des participants soit connue. On peut le savoir dans un petit groupe mais ce n’est pas nécessaire, et ceux qui pensent le savoir ne font que des conjectures car, à l’inverse du vote, cette règle n’exige pas une expression systématique des préférences des participants. Voilà comment on peut caractériser la règle du consensus apparent par une séquence et par quatre traits particuliers.

Vous m’avez demandé comment j’avais trouvé et discriminé cette règle. Eh bien, au fond, je ne l’ai pas inventée ou découverte. D’autres auteurs avaient en effet très bien décrit cette règle de décision sans toujours expliciter le fait que c’était une règle de décision. J’en ai trouvé la première description dans un article de deux politologues, Steiner et Dorff, proposant une analyse des décisions au sein d’un parti politique d’un canton suisse [1]. Ils avaient fait une étude très détaillée en suivant pendant un an ce parti politique et en assistant à pratiquement toutes ses réunions, toutes ses assemblées, tous ses comités – des grands aux petits. Ayant un protocole d’observations extrêmement précis, ils avaient prévu d’observer un certain nombre de modes de décision. Sur à peu près deux cents occurrences, ils avaient un tiers de leurs observations qui ne pouvaient pas être rangées dans les modes de décision qu’ils avaient anticipés et ils ne savaient pas comment les penser. Ce qu’ils observaient à un moment donné était inclassable et occupait une catégorie « divers ». Ils se sont rendus compte que cela correspondait à un mode de décision spécifique qu’ils ont appelé « la décision par interprétation », qui correspond à peu près à ce que je vous ai expliqué. Cet article en citait un autre qui m’a été encore plus utile parce que plus descriptif, celui d’un anthropologue, Sherif El-Hakim, qui avait observé les décisions collectives au sein d’un village du Soudan [2]. La lecture de ses papiers m’a beaucoup aidé, d’autant qu’en les lisant je faisais des enquêtes par exemple sur les décisions dans les fonds régionaux d’art contemporain où il y avait des assemblées délibérantes. J’ai été frappé d’observer qu’on pratiquait aussi de temps en temps ce mode de décision. Puis il m’est arrivé ce qui arrive à tous ceux qui prennent connaissance de cette règle de décision : dès lors que l’on a ce modèle en tête, on commence à le voir un peu partout. C’est ainsi que, progressivement, par itération entre ces quelques articles proposant des descriptions de ce mode de décision et mes propres enquêtes, puis par des lectures sur toute une série de modes de décision dans des univers très différents allant des petites sociétés autarciques étudiées par les anthropologues jusqu’aux cours constitutionnelles, aux comités techniques ou aux assemblées politiques, je me suis rendu compte que cette règle de décision, avec des variations, se rencontrait régulièrement. Ce que j’appelle la règle du consensus apparent, c’est ce qui correspond à la palabre, ce qu’on trouve en Afrique mais aussi ce qu’on observait encore au début du 20e dans les villages vietnamiens. Loin d’être réservée à des sociétés que l’on pourrait dire non modernes, cette règle de décision est observable dans nos sociétés, dans nos institutions. J’ai constaté son usage par exemple au sein de la commission française d’autorisation de mise sur le marché des médicaments jusqu’au début des années 2000.


Quelles sont les conséquences de la mise en évidence du consensus apparent pour la théorie des décisions collectives ?

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Philippe Urfalino  : Le repérage de ce mode de décision et la réflexion sur sa spécificité et sa diffusion ont profondément modifié ma conception de la décision collective. Cela m’a fait prendre conscience de l’impact de la prégnance du modèle électoral sur notre vision des décisions collectives. L’emprise du modèle électoral est justifiée par l’importance bien réelle des pratiques de vote dans les décisions collectives. Les travaux précurseurs de Borda, de Condorcet ou de Dodgson avaient pour origine le souci de comprendre les propriétés des procédures de vote des assemblées politiques, des comités académiques et des jurys, et le besoin de les améliorer. Plus tard, le succès remarquable de la théorie du choix social, initiée par Kenneth Arrow, a contribué fortement à assimiler décision collective et procédures de vote. Tous ces travaux utilisent un modèle de base à trois ingrédients : des options en compétition (candidats ou motions), la distribution des préférences (projection des voeux des participants à la décision sur les options), des règles d’agrégation permettant de déterminer l’option choisie à partir de la distribution des préférences. Or la règle du consensus apparent ne repose ni sur un vote ni sur une agrégation des préférences exprimées. Elle nous oblige à penser la décision collective hors du cadre des procédures électorales. Ce que je me suis efforcé de faire, et cela a eu des conséquences sur ma conception de la décision et des règles de décision. En premier lieu, il m’est apparu que ce mode décision devait être appréhendé comme une règle. Steiner et Dorff soulignaient, trop à mon avis, la dimension informelle de ce qu’ils appelaient la décision par interprétation et les anthropologues observant ces pratiques de décision tendaient à les considérer comme des usages informels de l’unanimité. Mais il n’existe rien de tel qu’un phénomène informel : ces qualifications sont des dénis de description. Ensuite, si on considère ce mode de décision comme l’usage d’une règle de décision spécifique, il faut s’interroger sur ce que peut être une règle de décision en général – c’est-à-dire déconnectée des pratiques du vote et du dénombrement des voix. Il apparaît alors que les règles numériques (généralement associées au vote) et la règle du consensus apparent sont toutes des règles d’arrêt. Enfin, cela m’a amené à concevoir la décision comme un arrêt qui oblige [3]. Il me semble que l’on gagne à percevoir les décisions collectives comme des phénomènes sociaux épais, pour lesquels les procédures d’agrégation des préférences sont des règles parmi d’autres, même si ce sont les plus familières.


Est-ce que le consensus apparent et le vote épuisent les formes possibles d’arrêt des décisions collectives ?

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Philippe Urfalino  : Si l’on accepte que la condition minimale pour qu’une décision soit collective est le fait que chaque participant a la possibilité de peser sur la sélection finale d’une option, il me semble qu’il n’y a que deux types de règles d’arrêt collectif : les règles numériques que l’on associe presque toujours au vote et la règle du consensus apparent. En tout cas, ce sont les deux seules que j’ai repérées.Toutefois je ne pense pas que, dès lors qu’il n’y a pas vote et qu’il semble y avoir décision collective, on est nécessairement dans le cas d’un consensus apparent. C’est un avantage secondaire d’avoir repéré cette règle du consensus apparent que d’avoir en retour une réflexion sur ce qu’est vraiment une décision collective car, après tout, dans des sociétés très différentes et dans des segments de ces sociétés, des actions collectives peuvent être entreprises sans décision collective préalable, c’est-à-dire, sans un arrêt collectif.

En voici un exemple remarquable, décrit par un étudiant de l’Ecole des Hautes Études en Sciences Sociales, Mathieu Brier, dans son étude des discussions au sein du Nouveau Parti [4]. A la création de ce parti faisant suite à la LCR, l’accent est porté sur le caractère démocratique et participatif des procédures internes de décision et de délibération. Une culture du débat s’impose au sein de chaque groupe et les anciens cadres de la LCR sont soucieux de montrer que la hiérarchie du mouvement n’impose pas de modes d’action. On débat donc mais, en fait, à la fin du débat, il n’y a pas d’arrêt, il n’y a pas de vote. Il n’y a pas non plus une proposition qui vaudrait décision si elle n’était pas contestée. Le débat a lieu en un temps limité et on fait respecter cette limite de temps, pour chaque thème de discussion. À l’issue d’un débat, il y a plusieurs prises de position, mais il n’y a pas d’arrêt. Ensuite, ceux qui avaient défendu une proposition et qui pensent qu’elle a recueilli malgré les contestations un certain intérêt de la part des autres essaient de la mettre en œuvre et cette mise en œuvre sera éventuellement contestée à l’intérieur ou pas. Au fond, s’ils ne sont pas empêchés, ils vont mettre en place cette action, par exemple une manifestation, un sitting, etc. Qu’est ce que cela veut dire ? D’une certaine manière, le débat a servi à apprendre, à formuler des propositions d’actions. Il a permis aussi de voir qui était pour, qui était contre, et enfin il a servi à résoudre des problèmes de coopérations (sur qui je vais pouvoir m’appuyer). En revanche, le débat n’aboutit pas à un arrêt. Ce seul exemple oblige à penser la spécificité de la décision collective : elle autorise une action imputée au groupe social concerné par le biais d’un arrêt collectif, elle autorise l’action et oblige les membres à considérer que cette action sera imputée au groupe. Il apparaît ainsi que la décision collective correspond à un agencement spécifique de la puissance normative au sein d’une entité collective. On voit ainsi qu’elle n’est pas simplement la résolution d’un problème de coordination collective. Les sociétés, notamment certaines des sociétés observées par les anthropologues, qui ne connaissent pas le concept et la pratique de l’obligation politique, se passent de décision collective. Leurs membres sont capables d’actions collectives, mais celles-ci ne sont pas initiées par l’arrêt collectif d’une intention d’agir.


Le consensus peut-il remplacer officiellement le vote ?

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Philippe Urfalino  : Pour répondre de manière plus générale à votre question, je dirais que les acteurs n’ont pas toujours une compréhension analytique ou conceptuelle de la nature de la règle de décision qu’ils utilisent ; et sur ce point il y a une dissymétrie entre le vote et la règle du consensus apparent. Le vote et les règles numériques nous apparaissent d’emblée comme des instruments et des dispositifs que nous avons adoptés pour régir nos pratiques de décision collective. A l’inverse, il arrive que la règle du consensus apparent soit pratiquée sans être clairement conçue par les acteurs. Ils en ont la pratique mais non la formulation analytique. Ainsi, au début de son histoire, en 1978 et jusqu’en 2000, les membres de la commission française d’autorisation de mise sur le marché du médicament percevaient leur méthode de décision d’une part par opposition avec le vote – la discussion doit l’emporter – et d’autre part comme une règle d’unanimité.Je pense que c’est lié à une différence remarquable entre le vote et le consensus apparent. Le vote et les règles numériques, telles que la majorité, nous apparaissent comme des techniques et des règles extérieures s’imposant à nos volontés. Alors que dans la situation de décision par consensus apparent, les participants peuvent avoir légitimement le sentiment que la décision est le fait de la seule volonté des uns et des autres. La décision a été prise parce que je n’ai pas contesté une proposition ou parce que j’ai fait une proposition qui n’a pas été contestée. Le consensus apparent ménage de forts contrastes dans les degrés d’engagement des participants. Soit il exige un engagement fort, en contestant ou en proposant, soit il permet un certain retrait, mon abstention permet la décision. À l’inverse, le vote égalise les engagements tout en faisant surgir le résultat d’un dénombrement au sein duquel la contribution de chacun est faible face à celle de tous les autres : Chaque participant a une opinion, mais finalement le résultat du processus semble venir de quelque chose d’un peu extérieur à chacun. Ce n’est pas le cas dans le consensus apparent. Au-delà des différences entre ces deux règles de décision, il faut souligner notre faible connaissance des règles réelles de décision de nombreux corps délibérants. Là encore, notre familiarité avec le vote et les règles numériques nous empêche de saisir la réalité des pratiques qui peuvent articuler des règles officielles – inscrites dans les règlements et connues de tous les observateurs extérieurs – avec des règles plus ou moins officieuses et pourtant devenues habituelles et même instituées. Votre étude sur les Conseils des ministres de l’Union Européenne le montre bien [5]. On avait deux catégories pour penser ces décisions : d’une part la règle de majorité qualifiée inscrite dans les textes et que l’on associait spontanément à la pratique du vote ; et d’autre part la notion de consensus, qui s’est imposée pour tenir compte de l’absence constatée de vote. Il fallait une enquête qualitative poussée pour se rendre compte que les décisions étaient prises en respectant la règle de majorité qualifiée mais sans vote.Les observateurs comme les spécialistes sous-estiment l’épaisseur et la complexité de la décision collective. On la croit simple parce qu’elle respecte les trois règles du théâtre classique : unité de lieu, unité de temps, unité d’action. Pourtant les participants à une décision collective ont souvent du mal à comprendre le processus auquel ils ont participé, les observateurs plus encore, et finalement tout le monde accepte de réduire l’intelligence de la chose à quelques traits transformés en facteurs explicatifs : la force de certains arguments, les manœuvres de certains, le suivi scrupuleux des règles. La complexité des phénomènes à l’œuvre explique en partie le fait que les participants n’ont pas exactement le langage qui permet de décrire ce qui s’est effectivement passé. L’autre raison pour laquelle ils n’ont pas toujours le découpage conceptuel qui nous paraît, de l’extérieur, pertinent tient à ce que l’intelligence pratique de règles instituées n’exige pas la conscience de ce découpage conceptuel.


Quels sont les avantages et les inconvénients du consensus apparent si on le compare au vote ?

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Philippe Urfalino  : Observons d’abord que l’usage des règles numériques, le plus souvent associées au vote, va souvent de pair avec l’acceptation de l’expression du désaccord. À l’inverse, le consensus apparent est une règle de décision qui est congruente avec une valorisation de l’accord et même avec une certaine difficulté à manifester le désaccord. Cela fait une grande différence. La palabre est une règle de décision qui, comme le disent les acteurs de ce genre de pratiques, est parfaite pour éviter la manifestation des divisions. On cache les divisions, on les arrange, on ne met pas en scène la compétition, on ne met pas en scène le désaccord. Il est fait en sorte qu’à l’issue de la décision, il n’y ait ni gagnants, ni perdants.

Ensuite, les deux règles de décision diffèrent quant au respect du souci égalitaire. Le vote associé à la règle de majorité a, parmi ses propriétés, le respect de l’égalité. Plus exactement, chaque votant pèse de la même manière sur le résultat. En revanche, le consensus apparent n’est pas égalitaire. Il est souvent utilisé dans des contextes où l’on estime qu’il n’est pas nécessaire que tout le monde ait le même poids. Par exemple, dans la commission d’autorisation de mise sur le marché que j’ai étudiée, certains experts disent : « Mais c’est très bien que pour ce médicament j’ai, moi, moins de poids sur la décision qu’un autre qui est plus compétent que moi parce que sa spécialité fait qu’il connaît très bien ce médicament et la maladie concernée par ce médicament ». Même chose dans la palabre qu’ont très bien décrite les anthropologues. Les membres des sociétés qui pratiquent la palabre estiment que le vote a l’inconvénient de donner le même poids à un jeune blanc-bec et à un vieux sage. Donc il y a une congruence entre la règle du consensus apparent et la tolérance, voire la légitimité estimée, de l’inégalité.

Le consensus apparent a un autre aspect, que l’on peut estimer avantageux ou néfaste selon les situations. Il permet une très forte délégation du jugement de certains participants vers les autres. Quand je ne conteste pas, c’est peut-être parce que je suis d’accord mais c’est peut-être aussi parce que je ne sais pas trop ce qu’il est bon de faire. Le consensus apparent peut aboutir à une déperdition de la participation effective à la décision.

Note technique :

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Entretien transcrit par Stéphanie Mimouni.

par Stéphanie Novak, le 29 janvier 2010

Pour citer cet article :

Stéphanie Novak, « Comment s’arrêtent les décisions collectives ?. Entretien avec Philippe Urfalino », La Vie des idées , 29 janvier 2010. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Comment-s-arretent-les-decisions-collectives

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Jürg Steiner and Robert Dorff, ’Decision by Interpretation : A New Concept for an Often Overlooked Decision Mode’, British Journal of Political Science, vol 10  ; 1980, pp. 1-13

[2Sherif El-Hakim, «  The Structure and Dynamics of Consensus Decision-Making  », Man, vol. XIII, 1978.

[3Sur une telle définition et ses conséquences, voir Ph. Urfalino, “Deciding as bringing deliberation to a close”, Social Science Information, Ed. Sage, Vol. 49, n° 1, 2010, p. 111-140.

[4Mathieu Brier, «  La délibération dans le processus de création du Nouveau Parti Anticapitaliste  », communication au Colloque international «  Le tournant délibératif  », Juin 2011.

[5Stéphanie Novak, La prise de décision au Conseil de L’union européenne. Pratiques du vote et du consensus, Dalloz, 2011

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